Intervention de Alain Bocquet

Réunion du 17 janvier 2017 à 17h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Bocquet, rapporteur :

Madame la Présidente, mes chers collègues, en matière d'évitement fiscal, les scandales se suivent et se ressemblent… Après les affaires Swissleaks, Luxleaks, les affaires UBS et HSBC et les Panama papers, ce sont les Football Leaks qui rythment désormais l'actualité. Ainsi, j'apprenais hier que le club phare de ma région était en passe d'être repris, selon les révélations, par un montage financier offshore mêlant holdings hongkongaises et sociétés-écrans basées dans les Îles Vierges britanniques.

C'est bien quotidiennement que l'on parle d'évasion fiscale : n'a-t-on pas parlé le week-end dernier de l'ubuesque procès des Wildenstein, qui doivent au bas mot 500 millions d'euros aux services fiscaux et qui viennent de bénéficier d'une relaxe, alors que des lanceurs d'alerte comme Antoine Deltour ou des « faucheurs de chaises » comme Jon Palais sont poursuivis ?

La lutte contre l'évasion et l'optimisation fiscales est donc au coeur des débats mais les réponses concrètes et efficaces tardent à venir. Ayant commis un rapport avec notre collègue Nicolas Dupont-Aignan, dans le cadre d'une mission d'information de la commission des Affaires étrangères en 2013, qui s'intitulait « Lutte contre les paradis fiscaux : si on passait des paroles aux actes » et, venant de publier un ouvrage « Sans Domicile Fisc » avec mon frère, rapporteur de multiples commissions d'enquête au Sénat sur l'évasion fiscale, j'ai proposé à mon groupe GDR de déposer une proposition de résolution européenne que nous examinons aujourd'hui, et dont la principale mesure vise à instaurer une COP de la finance et de la fiscalité mondiales.

Le consentement à l'impôt et son égale répartition entre les citoyens et entre les entreprises sont au coeur du processus démocratique. Selon l'ancien secrétaire d'État américain Henri Morgenthau, « l'impôt est le prix à payer pour une société civilisée ». Il permet en effet la levée et l'allocation des ressources, la redistribution permettant de combattre les injustices et la conduite des politiques publiques décidées par la Nation ou par ses représentants.

Cependant, sous l'effet conjugué de la mondialisation et de la concurrence fiscale entre États – laquelle s'intensifie, l'évitement fiscal, qui inclut aussi bien la fraude que l'optimisation et l'évasion fiscales, s'est largement propagé. Si ces mécanismes touchent une proportion réduite des particuliers, les grandes entreprises pratiquent l'évasion fiscale à un niveau industriel, privant bien souvent les États développés comme ceux en développement des ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté et investir dans la santé, l'éducation et l'emploi.

En effet, entre 1980 et 2013, si les bénéfices nets déclarés par les plus grandes entreprises du monde ont plus que triplé en termes réels, passant de 2 000 milliards de dollars à 7 200 milliards de dollars, cette augmentation ne s'est pas traduite par une hausse correspondante des contributions fiscales des entreprises. Au contraire, selon l'OCDE, les recettes que les pays collectent via l'impôt sur les sociétés ont chuté de 3,6 % à 2,8 % du PIB entre 2007 et 2014, sous l'effet de l'évasion mais aussi de la concurrence fiscale qui pousse les États à baisser le niveau de leur imposition.

Cette tendance ne s'essouffle pas, bien au contraire, comme l'illustrent les promesses de campagne du candidat Trump, qui visent à faire des États-Unis un paradis fiscal. Je vous rappelle qu'il a annoncé sa volonté de baisser les impôts sur les sociétés de 35 % à 15 % et qu'il allait offrir aux repentis fiscaux la possibilité de revenir, sans amende, et avec des impôts à 10 %. Les Irlandais en sont tout ébaudis ! Et hier, c'est le Royaume-Uni qui menaçait de faire de même si l'Union européenne n'entendait pas ses exigences dans le cadre du Brexit. « Chacun pour soi et Dieu pour tous ! ». Il faut rappeler que la Grande-Bretagne a une sacrée expérience en matière d'évasion fiscale et un important réseau de territoires non coopératifs de par le monde.

En matière d'évitement fiscal, l'ingénierie et l'opacité prospèrent et permettent des schémas d'optimisation ou de fraude au degré de sophistication extrême, exonérant les contribuables concernés de tout ou partie de leurs obligations fiscales.

En dépit des avancées, réelles, accomplies ces dernières années en matière de coopération fiscale entre les États, notamment sous l'impulsion de l'OCDE - je pense notamment au plan d'action BEPS -, nous restons au bord du précipice. Les États demeurent en effet assez largement impuissants pour lutter contre l'évitement fiscal, quand ils ne sont pas eux-mêmes, pour certains, complices des stratégies d'évitement…

La présence de paradis fiscaux, qui lessivent aussi l'argent sale de la mafia, de la drogue, du trafic d'armes, de la prostitution et même du terrorisme, et l'existence d'une concurrence fiscale exacerbée conduit à une situation dommageable pour tous les acteurs, à l'exception notable des groupes multinationaux et des individus les plus fortunés. En ce sens, l'évitement fiscal correspond pleinement à une situation de « passager clandestin » qui rompt l'égalité de traitement et fragilise la cohésion de nos sociétés. Peut-on continuer plus longtemps à accepter cette réalité que vient de révéler l'ONG OXFAM à la veille du sommet de Davos : huit privilégiés de la fortune possèdent l'équivalent de ce que détient la moitié la plus pauvre de la population du monde, c'est-à-dire 3,6 milliards de personnes. Ces privilégiés étaient, en 2010, 388 et en 2015 ils étaient 62.

L'évasion fiscale représente des sommes considérables : 1 000 milliards d'euros annuels au niveau de l'Union européenne ; 60 à 80 milliards d'euros pour la seule France. Le « coût » pour les pays en développement serait même 30 % plus élevé.

Il est donc indispensable de renforcer la coopération fiscale entre tous les États et d'améliorer le cadre de la gouvernance mondiale. C'est la raison pour laquelle nous pensons que la France doit initier la tenue d'une conférence des parties (COP) de la finance, sur le modèle de la COP en matière environnementale. Comme pour les changements climatiques, l'urgence est là en matière financière. Cette conférence des parties permettrait d'avancer de manière simultanée et internationale sur plusieurs chantiers, tels que la définition des paradis fiscaux, la régulation des conventions et des rescrits fiscaux, la protection des lanceurs d'alerte et le soutien à la reconversion des économies qui tirent l'essentiel de leurs ressources de leur statut de paradis fiscaux.

Cette grande conférence des parties devrait, en outre, se tenir sous l'égide de l'ONU, restée jusqu'à présent trop en retrait de cette question au profit d'organisations moins représentatives des pays en développement, telles que l'OCDE, le G7, G8 ou G20. Elle pourrait également conduire à la création d'une « organisation mondiale de la finance », qui reprendrait certains traits de l'Organisation mondiale du commerce, à commencer par l'organisation de cycles réguliers de négociations, l'évaluation régulière des progrès obtenus et la définition de sanctions en cas de comportement non-coopératif persistant de la part de certains acteurs. Très clairement aujourd'hui, ce que nous voulons, c'est réunir tout le monde autour de la table !

La France, par sa stature internationale et européenne, par la force et la compétence de sa diplomatie et de son administration fiscale, a de nombreux atouts pour initier ce mouvement. Il en va de notre capacité à lutter contre les nombreux dérèglements du monde qui portent atteinte à notre idéal démocratique, à la paix comme à notre sécurité. Avant d'aborder plus précisément d'autres points, rappelons que le Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient tout juste d'adopter très largement un avis allant dans la même direction. Une telle COP fiscale serait l'embryon possible d'un service public mondial de maîtrise et de connaissance de l'activité des multinationales, pour viser le bien commun partagé. Surtout quand on sait, mes chers collègues, qu'à peine 2 % des transactions financières reposent aujourd'hui dans le monde sur l'économie réelle quand 98 % sont purement spéculatives. C'est très périlleux et c'est à nous d'avancer aujourd'hui !

De manière plus précise, la proposition de résolution européenne que nous vous présentons aujourd'hui insiste également sur les éléments suivants. Premièrement, la nécessité de parvenir à une définition large, objective, effective et sans exception de la notion de paradis fiscal. Il est nécessaire que les listes qui sont en train d'être élaborées par le G20, d'une part, et par l'Union européenne, d'autre part, ne se limitent pas aux États tiers et qu'elles incluent, notamment s'agissant de l'Union européenne, les États membres susceptibles d'être qualifiés de paradis fiscal.

Deuxièmement, la nécessité de poursuivre les efforts en matière de transparence fiscale, de continuer à promouvoir des standards européens voire internationaux, assortis de sanctions s'ils ne sont pas respectés, afin de limiter le transfert de bénéfices auquel se livrent trop souvent certaines entreprises multinationales.

Troisièmement, la nécessité d'aller plus loin encore s'agissant des rescrits fiscaux. S'ils ne sont pas illégaux, les rescrits fiscaux, ces accords conclus entre les administrations fiscales et certaines catégories de contribuables, au premier rang desquels figurent les grandes entreprises, sont de plus en plus souvent utilisés dans une optique de concurrence fiscale agressive et leur progression au cours des dernières années est préoccupante. Les ONG l'ont rappelé tout récemment. Il convient de souligner que, depuis le 1er janvier 2017, les États de l'Union européenne peuvent échanger, dans le cadre de la coopération administrative en matière fiscale, les informations relatives à ces décisions fiscales. C'est incontestablement un premier pas mais il reste désormais à rendre publiques ces décisions.

Enfin, quatrièmement, la nécessité de définir un statut européen unique pour les lanceurs d'alerte afin que les alertes puissent être lancées dans des conditions identiques et protectrices sur l'ensemble du territoire européen, c'est-à-dire sans que les lanceurs d'alerte aient à craindre de subir des représailles. Si, dans ce domaine, il y a des avancées avec les travaux du Parlement européen et la loi dite « Sapin II », ici en France, on est loin du compte !

Voilà, mes chers collègues, les éléments d'éclairage de notre proposition de résolution. La France s'honorerait, je crois, à prendre la tête de cette bataille nécessaire pour ramener cette finance folle à la raison.

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