Intervention de étienne Balibar

Réunion du 11 janvier 2017 à 8h30
Commission des affaires européennes

étienne Balibar, professeur émérite à l'université de Paris-Ouest :

J'ai donc été courtoisement invité à m'extraire du jargon philosophique pour entrer dans la réalité, ce qui ne me déplaît pas. Différemment formulées, vos questions sont les mêmes : que faire, avec qui et comment ? Pour commencer, j'abandonnerai la notion de « médiateur évanouissant ». J'admets que cette référence allusive à un certain concept philosophique est peu compréhensible, sinon en contradiction avec ce que je souhaite : non pas que l'Union européenne s'évanouisse mais bien qu'elle s'affirme et se construise.

Vous invitez, monsieur Caresche, à ce que nous tirions les leçons de l'échec du traité constitutionnel en nous repliant sur une conception plus modeste de l'Europe. Mais jusqu'où entendez-vous vous replier ? Renoncer à ce qui est en effet la quadrature du cercle, c'est renoncer à l'idée que l'intérêt des peuples européens est d'inventer quelque chose qui n'a jamais existé dans l'histoire : une structure à la fois supranationale et démocratique, ce qui ne va pas de soi, les exemples impériaux le montrent, et qui combine la continuité des traditions nationales et la protection de certains intérêts de nos populations avec une entrée agissante et éventuellement offensive dans le champ irréversible de la mondialisation.

Si l'on renonce à l'idée que quelque chose peut être inventé et accepté, on ne peut décider seul où l'on s'arrêtera. La construction européenne s'est faite par étapes. Si rien ne sert de dire que le tournant du traité de Maastricht n'aurait pas dû être pris, il faut réfléchir de manière critique à ce qui a été fait. On constate alors que l'on a par ce texte abouti à une construction dans laquelle, paradoxalement, l'impératif de l'unité et de la supranationalité est affirmé – et, à l'occasion, imposé – mais qu'en réalité la logique à l'oeuvre au sein de l'Union européenne est celle de la mondialisation : une concurrence internationale sans limites. Les fractures évidentes qui divisent l'Europe d'Est en Ouest et du Nord au Sud sont la conséquence d'une gouvernance européenne qui impose aux États membres de l'Union les règles régissant les relations économiques et financières internationales. Si l'on ne reprend pas les choses en main – ce qui pose la question de savoir qui y est prêt –, si l'on ne modifie pas ces relations, les fractures s'aggraveront inévitablement. Si vous voulez en rabattre au sujet de l'intégration européenne, je ne sais où vous vous arrêterez.

Le Royaume-Uni a-t-il réellement appartenu à l'Europe, m'a demandé M. Schneider ? Oui, mais pas à la manière de la France ou à celle de l'Italie ; il est d'ailleurs devenu évident qu'aucun pays n'est membre de l'Union de la même façon. Si l'on a permis que le Royaume-Uni ait un pied dans l'Union et un pied en dehors, singulièrement pour préserver les intérêts de la City, c'est parce que les Européens le voulaient – et qu'une partie d'entre eux continue peut-être de le souhaiter.

Qui paye la dette grecque ? Cette question a fait l'objet de manipulations au cours de la négociation avec la Grèce. La réticence de l'opinion publique à payer a été invoquée pour influencer les peuples et implanter dans l'esprit des citoyens européens l'idée que la restructuration de la dette grecque leur coûterait des sommes pharamineuses, ce qui est contestable puisque tout dépend des termes convenus et de la conjoncture économique.

Avec l'assentiment de fait – même s'il dit le contraire – de M. Michel Sapin, M. Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe, derrière lequel se tient toujours M. Wolfgang Schäuble, ministre allemand des finances, vient à nouveau de faire tomber le couperet en disant que le Mécanisme européen de stabilité suspendait l'allégement de court terme de la dette de la Grèce, au motif que son Premier ministre a annoncé des mesures en faveur des retraités très modestes. Certes, l'Union européenne paye en ce moment, mais qui paye-t-elle ? Les banques, puisque les citoyens grecs ne voient rien ou très peu du dispositif d'allégement de la dette publique, qui se traduit par un transfert permettant de régler les intérêts dus aux établissements bancaires. Je ne dis pas que les banques doivent périr mais qu'il faut savoir comment les risques sont gérés.

On crée des liens, monsieur Daniel, en rendant les liens désirables, en rehaussant d'un cran le niveau d'échanges, de circulation des idées, d'activation du débat politique à l'échelle européenne. J'ai pensé, il y a vingt ans, que se créerait, pour parler comme Jürgen Habermas, une sphère politique européenne, mais je n'avais pas l'illusion que ce serait facile. Non seulement cela passe par des intellectuels et par des représentants du peuple qui ont des intérêts de caste mais cela se heurte à des obstacles considérables dont le premier est celui de la langue, obstacles d'autant plus difficiles à surmonter que les systèmes éducatifs de nos pays ne donnent pas aux classes populaires les meilleurs moyens de le faire. Il faut donc des passeurs, des traducteurs… Aussi longtemps que le débat politique restera strictement clos dans l'espace national, on butera sur l'obstacle que vous signalez : non seulement nous ne trouverons pas de solutions aux problèmes qui se posent à nous mais la nécessité même de trouver des solutions ne sera pas perceptible à nos compatriotes et à nos concitoyens.

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