Nous menons depuis plusieurs semaines, Mme Fort et moi-même, un travail dans le cadre d'une mission d'information sur le juste échange international, qui s'articule autour de trois axes : les questions monétaires ; les normes sociales et environnementales ; les marchés publics. Cette notion de juste échange, que l'on doit à un Français, Henri Weber ou Henri Emmanuelli, recouvre tout à la fois les concepts de loyauté, de symétrie et de réciprocité dans les relations commerciales. La proposition de résolution que nous allons examiner vise à apporter notre plein et entier soutien au projet de règlement instaurant le principe de réciprocité dans l'ouverture des marchés publics au sein de l'Union européenne.
Depuis quelques années, le concept de réciprocité dans les relations commerciales émerge au sein des institutions européennes. La bataille idéologique autour de l'adoption de ce principe n'était pas gagnée d'avance dans une Europe très empreinte du libéralisme dont l'ancien commissaire au commerce extérieur, Peter Mandelson, était un actif défenseur. Face à la montée de la puissance économique des grands pays émergents, l'exigence de réciprocité s'est toutefois peu à peu imposée, d'autant que la crise économique que connaît l'Europe peut trouver une partie de ses solutions dans les marchés extérieurs. C'est ainsi que le Conseil européen du 16 septembre 2010 a décidé de se doter d'une stratégie commerciale avec les partenaires stratégiques de l'Europe, basée sur la réciprocité, en considérant que « l'Europe devrait défendre ses intérêts et ses valeurs dans un esprit de réciprocité et de bénéfice mutuel ». Le Parlement européen s'est à son tour prononcé en faveur de la réciprocité, dans son initiative « Une politique industrielle à l'ère de la mondialisation », adoptée le 28 octobre 2010. Dans sa communication du 9 novembre 2010 sur la stratégie commerciale européenne, la Commission européenne a expressément mentionné la réciprocité et le refus de toute naïveté de l'Europe.
Dans le même esprit, le rapport de M. Louis Gallois sur le « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française » fait valoir que l'ambition industrielle doit s'appuyer sur une politique commerciale extérieure basée sur une ouverture équitable. La réciprocité est une condition de cette ouverture équitable, et elle concerne en premier lieu les marchés publics.
Permettez-moi d'abord de vous rappeler quelques éléments de contexte. Ce projet s'inscrit dans un contexte général de crise économique et d'atonie de la croissance européenne. Il relève aussi de la logique de la politique commerciale définie par la Commission européenne : un commerce extérieur dynamique constitue un moteur puissant pouvant contribuer à ce que l'Europe retrouve des marges de manoeuvre et de croissance.
La réciprocité est, au moins dans les textes, au coeur du système commercial international. L'article XXVIII du GATT dispose que les États membres s'efforcent de « maintenir un niveau général de concessions réciproques et mutuellement avantageuses ». L'accord plurilatéral sur les marchés publics (AMP) s'appuie pleinement sur ce principe.
Or les États européens sont très divisés sur ce concept de réciprocité. Certains, comme la Grande-Bretagne, sont idéologiquement contre une notion qu'ils estiment constituer un signal protectionniste négatif à l'égard des partenaires commerciaux de l'Union. D'autres, dont la balance extérieure est positive, comme l'Allemagne, dont l'excédent commercial a atteint 142 milliards d'euros pour la période de janvier à septembre 2012, craignent des représailles, notamment de la part de la Chine.
En conformité avec la position qu'il avait exprimée le 16 septembre 2010, le Conseil du 23 octobre 2011 a demandé à la Commission européenne de présenter une proposition d'instrument de l'Union européenne « visant à ouvrir les marchés publics, en précisant que l'Europe continuera à favoriser des échanges commerciaux libres, équitables et ouverts tout en défendant avec force ses intérêts dans un esprit de réciprocité et de bénéfice mutuel ».
Permettez-moi maintenant de vous dire quelques mots de la visibilité juridique de l'instrument de réciprocité et de l'enjeu économique des marchés publics.
Faute d'instrument concret, le principe de réciprocité n'est souvent qu'un voeu pieux. Les marchés publics constituent un support juridique tangible de ce principe. L'Europe pourra ainsi discuter avec ses partenaires de la réciprocité sur des pratiques effectives.
Ce texte touche à un enjeu essentiel. Les achats publics constituent une part importante du commerce international, estimée à 1 000 milliards d'euros par an. Ils représentent 15 à 20 % du PIB dans la plupart des États, et sont estimés à 19 % du PIB dans l'Union européenne. Or, plus de la moitié des marchés publics seraient actuellement fermés à la concurrence. La perte d'opportunités commerciales qui en résulte pour l'Europe est évaluée à 12 milliards d'euros. Les marchés publics touchent des secteurs dans lesquels la France a un avantage de compétitivité. Je pense à la construction, aux transports publics, à la production d'électricité, aux appareils médicaux ou aux produits pharmaceutiques.
Le cadre juridique applicable aux marchés publics est actuellement lacunaire. Ils ne font pas l'objet d'une réglementation internationale au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le seul engagement international existant est l'accord plurilatéral sur les marchés publics (AMP), conclu en 1994 hors du cadre de l'engagement unique de l'OMC, qui ne concerne que 41 de ses 156 membres. En application de cet accord plurilatéral, l'Europe garantit aux autres signataires la réciprocité, c'est-à-dire un traitement équivalent à celui accordé au niveau national aux produits, services et fournisseurs étrangers.
Par ailleurs, l'Union est liée par ses accords de libre-échange, qui comprennent des chapitres d'ouverture réciproque des marchés publics sur une base bilatérale. C'est le cas des accords avec la Corée, la Colombie ou le Pérou.
Mais l'accord plurilatéral n'a pas été transposé en droit communautaire, si bien que des entreprises de grands émergents ou d'autres pays ne faisant pas partie de l'AMP peuvent soumissionner à des appels d'offres sur les marchés publics européens. La seule différence est que cette ouverture est une ouverture de facto, qui ne leur est pas garantie juridiquement comme elle l'est pour les pays membres de l'accord. L'ouverture des marchés européens à la concurrence serait ainsi de 85 % à 90 %.
Deux affaires sont à cet égard emblématiques. En 2006, l'entreprise Bombardier, opérateur canadien, a remporté un contrat de 4 milliards d'euros pour la rénovation du réseau Transilien, au détriment de 1'entreprise Alstom. Pour la construction de l'autoroute entre Varsovie et Lodz, en Pologne, la société chinoise Covec a devancé deux grandes sociétés européennes de bâtiment et travaux publics (BTP), car elle proposait des prix deux fois inférieurs au budget prévu.
Ce souci d'ouverture de l'Union européenne est loin d'être partagé par nos partenaires commerciaux. Cela tient largement aux spécificités de ce type de marchés financés sur fonds publics, sur lesquels les autorités publiques ont un large pouvoir discrétionnaire. De plus, si les règles de passation de ces marchés sont encadrées dans les pays de l'OCDE, elles sont beaucoup plus floues dans nombre d'États, s'agissant des modalités destinées à assurer la publicité, la transparence ou la non-discrimination.
En principe, les États parties à l'AMP se sont engagés à ouvrir mutuellement leurs marchés. Mais peuvent être maintenues des restrictions horizontales par secteurs, dont les pays font un large usage. En conséquence, les marchés publics des États-Unis ne sont ouverts qu'à 32 %, ceux du Japon à 28 % et ceux du Canada, à 16 %.
Aux États-Unis, le Buy American Act (BAA) institue un système général de préférence nationale, qui se traduit par l'application de mesures discriminatoires aux commandes publiques. Le Japon fait une interprétation restrictive de ses engagements au titre de l'AMP, ce qui lui permet de bloquer l'accès à certains secteurs stratégiques (marchés ferroviaires, marchés de la construction, marchés publics locaux).
Les marchés des émergents sont quant à eux quasiment inaccessibles. Le cas de la Chine est particulièrement emblématique. Elle pratique une politique « Buy Chinese », réservant, sauf exception, aux seuls soumissionnaires chinois la participation aux appels d'offres. Il s'agit d'un principe inverse à celui de la politique européenne en matière de marchés publics : le marché chinois est en principe fermé, avec des ouvertures potentielles quand le bien ou le service ne peut être obtenu ou ne peut l'être dans des conditions commerciales acceptables. Encore cela se fait-il dans des conditions discriminatoires, comme l'obligation d'entreprise commune (joint-venture) ou le transfert forcé de technologie.
Cette forte asymétrie existe également avec l'Inde. Alors que les entreprises indiennes ont un accès relativement facile aux marchés publics européens, l'Inde pratique le patriotisme économique et s'oppose à l'arrivée d'opérateurs économiques étrangers. Si les Européens ont la possibilité d'intervenir, cela se fait de façon ponctuelle et pour le gouvernement central.
En pratique, ces pays n'ont aucun intérêt à ouvrir leurs marchés, puisque ceux de l'Europe sont largement ouverts. La crise économique a largement accentué le recours à ces mesures discriminatoires dans le cadre des différents plans de relance.
J'en viens au dispositif proposé.
Le projet de règlement consiste en une redéfinition du périmètre d'ouverture des engagements plurilatéraux et bilatéraux de l'Europe. Pour les entreprises d'un pays dont les marchés publics sont fermés, l'ouverture des marchés publics européens sera conditionnelle.
Ce dispositif s'appuie sur deux piliers. Le premier est décentralisé et applicable par les États membres. Pour un marché public d'un montant supérieur à un seuil déterminé, l'État – ou toute autre entité publique – pourra exclure des sociétés non européennes en provenance d'un pays dont les marchés restent fermés aux Européens, à condition d'introduire une demande auprès de la Commission, qui décidera de son fondement.
Le second pilier est centralisé au sein de la Commission européenne, sous le contrôle du Parlement européen et du Conseil. Par auto-saisine, à la demande d'un État membre ou des parties intéressées, c'est-à-dire des entreprises, la Commission dispose d'un pouvoir d'enquête dès lors qu'elle estime qu'une telle action va dans le sens des intérêts de l'Union. Il s'agit donc d'un instrument applicable en trois étapes, dans lequel la voie de la négociation est dans un premier temps privilégiée, la dernière étape se caractérisant par l'adoption de mesures restrictives.
En outre, le projet de règlement renforce la surveillance des offres anormalement basses et fait obligation aux entités adjudicatrices de notifier aux soumissionnaires leur intention d'accepter une offre anormalement basse issue d'un pays fermé.
Comme je vous l'ai dit, il ne fait cependant pas l'unanimité. Dix États le soutiennent, mais quinze le jugent trop protectionniste. Or, le principe d'ouverture de l'Union européenne est réaffirmé et le règlement ne sera utilisé que dans les cas où les pays tiers refusent l'accès à leurs marchés.
J'en viens au calendrier. La commission du commerce international du Parlement européen organise actuellement un certain nombre de débats. Le projet de règlement devrait être présenté au Parlement européen en 2014. L'objet de cette proposition de résolution est de lui apporter notre soutien.