Madame la Présidente,
Mes chers collègues,
En 2011, des soulèvements populaires dans le Maghreb et au Proche-Orient ont mis fin à des régimes que l'on croyait solidement implantés. Cette déflagration avait alors surpris les capitales européennes et ses meilleurs spécialistes, elle avait pour un temps, attiré l'attention des médias sur une région parfois délaissée au profit du Levant.
Il a nous a semblé judicieux de faire le point, cinq ans après, sur chacun des pays qui forment ce qu'on appelle le Grand Maghreb, soit le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, mais aussi la Libye et la Mauritanie.
Tout d'abord en raison du caractère stratégique de cette région pour l'Europe, trop souvent oubliée par nos partenaires européens. L'actualité de cette région est parfois éludée par celle du Proche et du Moyen-Orient, ou de l'Afrique subsaharienne, mais les pays d'Afrique du Nord représentent un intérêt vital pour l'Union européenne. Au plan économique tout d'abord : les trois pays qui forment le petit Maghreb sont des pays émergents, qui constituent un espace de croissance potentielle vitale pour l'Europe ; c'est aussi une région où se joue son approvisionnement énergétique. Au plan politique ensuite : les pays du Maghreb, s'affirment de plus en plus sur la scène internationale, mais surtout, ils forment la porte de l'Afrique et sont donc incontournables dans nos relations avec ce continent. Enfin au plan sécuritaire : que ce soit la menace terroriste ou les crises migratoires ou encore le conflit libyen, la sécurité de l'Union européenne se joue au sud et avec les pays du Maghreb. Ce qui fait le caractère d'exception de cette région n'est pas assez intégré par la politique européenne dans la zone, alors que d'autres acteurs internationaux, notamment les Etats-Unis, ou encore la Chine ne s'y sont pas trompés et ont intensifié leur partenariat avec le Maghreb ces dernières années.
Mais l'accent a aussi porté sur les cinq pays qui forment le Grand Maghreb, en raison des liens d'exceptions qui unissent la France à chacun d'entre eux. Cependant, les travaux de la mission ont révélé deux éléments importants : notre connaissance de ces pays n'est plus aussi intime qu'autrefois, faute notamment d'un véritable investissement intellectuel ici, en France. Par ailleurs, il serait hasardeux de croire qu'un héritage historique, certes riche, suffit à préserver les relations privilégiées que notre pays entretient avec le Maghreb. Comme l'indiquait un interlocuteur de la mission, « la France pense que notre histoire partagée suffit à garder le lien, il n'en est rien ».
Nous nous sommes donc rendus en septembre dernier à Rabat et Casablanca, Nouakchott, Tunis et enfin Alger, où nous avons pu rencontrer un grand nombre de responsables politiques, mais aussi de représentants des milieux économiques et de la société civile.
Je laisserai M. Glavany insister sur ce qui fait la cohérence de cet espace géographique insulaire, qui n'a pas encore trouvé de traduction politique, pour me concentrer sur ce qui fait la spécificité de chaque trajectoire nationale. Depuis 2011 et l'onde de choc des « révolutions arabes », chaque pays tente en effet de trouver une voie qui lui est propre en répondant aux attentes de la population, tout en maintenant une certaine stabilité.
Je débuterai par les trois pays qui forment le coeur du Maghreb, la Tunisie, le Maroc et l'Algérie, avant d'évoquer rapidement la Mauritanie et la Libye.
La Tunisie tout d'abord, devenue le symbole des révolutions arabes. Il nous a semblé que si le pays a achevé le premier temps de sa transition, sa démocratie reste fragile, au plan social, politique et sécuritaire :
Tout d'abord, les revendications de dignité et de justice n'ont en grande partie pas trouvé satisfaction et beaucoup de Tunisiens ont vu leurs conditions de vie se dégrader depuis 2011.
Selon de nombreux interlocuteurs de la mission, le risque est grand de nouvelles éruptions sociales dans un contexte de « désocialisation » croissante de la colère populaire, et de chômage de masse des jeunes. En janvier 2016, le plus grand mouvement social depuis la révolution, parti de Kasserine, a essaimé dans toutes les régions intérieures, s'est accompagné de violences contre les symboles de l'État, notamment la police. Depuis décembre 2015, les chômeurs de Sidi Bouzid manifestent devant le ministère du travail; de même qu'à l'usine Petrofac de Kerkennah depuis janvier 2016. Les scandales de corruption dans le domaine de la santé ont aussi nourri le mécontentement populaire.
Or les autorités tunisiennes peinent à apporter une réponse rapide et efficace aux besoins de la population : le dialogue national sur l'emploi présenté fin mars n'a pas encore rempli toutes ses promesses, et le plan quinquennal censé présenter au public et partenaires internationaux les grandes orientations stratégiques du pays n'a été publié qu'en septembre 2016. Aux attentes de la population s'ajoutent les réformes économiques attendues par les bailleurs internationaux (code des investissements, réforme fiscale, assainissement budgétaire, amélioration de l'environnement des affaires) qui tardent à être mises en oeuvre et le sont parfois sans ordonnancement stratégique selon certains. L'adoption d'une loi sur les investissements visant à moderniser et à rationaliser le cadre juridique est cependant un signe encourageant. De même que le véritable succès de la conférence Tunisie 2020 organisée en novembre dernier.
Au plan politique, le pays connaît aussi des fragilités : un nouveau gouvernement dirigé par Youssef Chahed a été désigné, au sein duquel l'UGTT et la gauche ont fait leur entrée, et où Ennahda a obtenu des postes importants bien que non régaliens (avec l'économie, le commerce et le numérique, ils seront en charge des secteurs qui représentent près de 60 % du PIB tunisien). Le parti Ennahda, qui demeure le principal soutien du gouvernement, est sans nul doute devenu la première force politique au Parlement et dans le pays, notamment avec l'effritement du « parti » Nida Tounès. Cette coalition de circonstance a été fragilisée par la scission des partisans de Mohsen Marzouk. Or ceci n'est pas sans risque pour la stabilité gouvernementale, alors même que le pays a besoin d'une majorité forte pour mener des réformes urgentes...
Au plan sécuritaire, les risques de déstabilisation de la Tunisie sont très élevés : les trois attentats qui ont marqué l'année 2015 en Tunisie, dont certains préparés en Libye et l'attaque de Ben Gerdane en mars 2016, montrent que la situation est encore fragile. Il existe encore des maquis dans le Centre-ouest du pays. Mais la menace prend davantage le visage d'un terrorisme urbain, interagissant avec le djihadisme international et de plus en plus aligné sur la stratégie de l'Etat islamique. La tentative de prise de la ville de Ben Gerdane par un groupe affilié à Daech, préparée de longue date, l'a montré. Enfin, la présence de quelques 1500 djihadistes tunisiens en Libye et la perspective du retour de milliers d'autres en Syrie ou en Irak est un sujet de préoccupation majeur. Les forces de sécurité, malgré un effort de mise à niveau, n'ont pas toujours les capacités ou l'organisation adaptée pour répondre aux menaces terroristes et contrôler leur frontière.
Il est évident que les terroristes veulent voir le modèle tunisien tomber, il faut donc s'attendre à ce que les menaces s'accroissent et il faut accorder un soutien prioritaire au pays.
La mission s'est aussi rendue au Maroc, où la situation est bien différente. Le Roi a dès 2011 fait le pari de la réforme politique, qui s'est avéré gagnant. On peut voir là une forme de continuité avec le début d'ouverture engagé à la fin du règne d'Hassan II. Il reste que l'adoption par le Maroc d'une nouvelle Constitution dès le 1er juillet 2011, suivie d'élections législatives anticipées remportées par le parti PJD, marque un vrai tournant dans la dynamique de réforme des institutions.
Selon nos interlocuteurs, les élections du 7 octobre 2016 ont marqué un nouveau changement avec l'introduction d'une forme de bipartisme opposant des formations relativement neuves : ces élections se sont traduites par une nette victoire du PJD. Comme pour le parti Ennahda en Tunisie, ce succès confirme le profond enracinement électoral du PJD dans le pays. C'est aussi une victoire personnelle pour l'actuel chef du gouvernement, Abdelilah Benkiran, avec lequel nous nous sommes longuement entretenus. Le parti PAM s'impose quant à lui comme la deuxième force politique du pays : cette formation, même si elle demeure une coalition hétéroclite, sera le futur pivot de l'opposition.
Si sur le volet institutionnel la réponse a été rapide et menée avec succès, sur le terrain social, les demandes d'accès à la justice sociale, à l'éducation, à l'emploi, à la dignité et à la liberté n'ont pas toutes trouvé satisfaction, ce malgré des efforts qu'il faut saluer de la part des autorités marocaines. C'est à nos yeux le défi premier du Maroc aujourd'hui.
Depuis son avènement au pouvoir, Mohammed VI en a fait sa priorité. Des avancées importantes ont été obtenues : recul de la pauvreté ; baisse du taux d'analphabétisme ; nette amélioration de la couverture santé ; relogement de plus de la moitié des habitants des bidonvilles.
Cependant, les problèmes sociaux demeurent importants. Les inégalités sociales demeurent fortes. Une large frange de la classe moyenne reste en situation de vulnérabilité économique. Le système public d'éducation souffre de carences profondes, dont l'attrait des lycées français est parfois le reflet, et l'université produit trop de « jeunes diplômés chômeurs ». C'est le secteur informel, qui représente la moitié des emplois du pays, qui joue le rôle d'amortisseur social, ainsi que l'aide internationale de l'Europe, mais aussi des pays du Golfe.
Au final le Maroc semble bien engagé sur la voie des réformes.
La mission s'est rendue en Algérie, où, au plan politique, la question qui occupe tous les esprits est celle de la succession d'Abdelaziz Bouteflika, réélu le 17 avril 2014 dès le premier tour, avec 81,5% des suffrages, face à son ancien Premier ministre. De nombreux mouvements internes ont lieu dans les milieux administratifs, militaires et économiques, vraisemblablement pour préparer la succession du chef de l'État algérien. Les autorités ont effectué de nombreux remaniements depuis le mois de mai 2015, avec le remplacement très commenté du général Médiène et le remaniement de plusieurs portefeuilles ministériels. Plus récemment, le Président Bouteflika a procédé à la dissolution du DRS remplacé par une nouvelle structure, directement rattachée à la Présidence de la république.
Certains de nos interlocuteurs ont évoqué la possibilité que l'actuel Chef d'État-Major succède au Président. En réalité, tous ces mouvements sont aujourd'hui difficiles à interpréter tant leur finalité demeure opaque.
Autre élément d'incertitude, et non des moindres, la situation économique et sociale. La baisse du prix du pétrole met en danger le modèle d'économie de rente qui avait, avec le souvenir de la guerre civile, contribué – grâce à une redistribution notamment en direction des jeunes – à prémunir l'Algérie contre la vague de soulèvements populaires de 2011. Le gouvernement avait en effet répondu par un relèvement du SMIC, du minimum retraite et des primes aux fonctionnaires ainsi qu'une augmentation des subventions et des aides sociales.
Le choc pétrolier qui pèse sur l'Algérie depuis 2014 prive le gouvernement de cet amortisseur social. Comme dans tous les autres pays du Maghreb, le rythme de la croissance reste trop faible pour permettre au chômage de se résorber. Malgré les discours du gouvernement sur la diversification, les contraintes administratives continuent de peser sur le secteur privé en Algérie.
Au plan sécuritaire, le terrorisme a baissé jusqu'à un niveau sans commune mesure avec les années 1993-1998 et la situation semble aujourd'hui sous contrôle. En effet, dès son élection en 1999, le Président Bouteflika a mis en oeuvre une politique de réconciliation nationale, et fait adopter par référendum en 2005 une « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », qui a permis de rétablir la paix dans le pays. Mais les crises régionales pourraient raviver la menace. Le groupe Al Mourabitoune (faction dissidente d'AQMI), entré par la frontière libyenne, a attaqué le 16 janvier 2013 le site gazier d'In Amenas faisant 67 morts avant d'être neutralisé par l'armée algérienne. Enfin, Daech attire certaines branches dissidentes d'AQMI, ce qui risque d'introduire une logique de surenchère entre les différents groupes terroristes. L'assassinat du français Hervé Gourdel à Tizi Ouzou confirme cette tendance.
La mission a aussi fait le choix de se rendre en Mauritanie, pays souvent négligé au sein du Grand Maghreb, mais qui a une importance stratégique capitale, étant à la fois ouvert sur le Maghreb et le Sahel, où la France est engagée.
Au plan sécuritaire, la Mauritanie a été le premier pays sahélien touché par le terrorisme. Le pays a su rapidement réorganiser ses forces de sécurité et de renseignement qui apparaissent aujourd'hui comme parmi les plus efficaces de la sous-région. Le président Aziz, que nous avons rencontré, a estimé que la contribution de la France avait été décisive au Mali et dans l'ensemble de la sous-région. Enfin, le G5 Sahel regroupant autour de la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso est un outil certes perfectible mais essentiel pour assurer la sécurité dans la région, que la France doit encourager.
Si au plan sécuritaire, la situation est stabilisée, les fragilités de la Mauritanie résident plutôt au plan économique et sociétal et ne doivent pas être sous-estimées.
La chute durable des cours du secteur extractif notamment du fer, ont provoqué une forte diminution des revenus issus du secteur minier. Les autorités mauritaniennes n'ont pas engagé de diversification sérieuse de leur économie. Certes quelques tentatives ont vu le jour, comme en témoigne la zone franche de Nouadhibou, mais elles restent marginales et ne profitent pour l'instant qu'à quelques proches du pouvoir et à quelques firmes étrangères notamment espagnoles. En attendant, le pouvoir mauritanien compte beaucoup sur des appuis extérieurs, notamment des pays du Golfe, qui a pour conséquence une dépendance diplomatique inquiétante vis-à-vis notamment de l'Arabie Saoudite.
Enfin et surtout, la cohésion nationale est toujours en question. La question de l'esclavage et de ses séquelles et plus largement la question identitaire est une des questions essentielles qui agitent la société et la classe politique mauritanienne. Elle polarise encore la société entre Beidhan, tribus maures d'origine arabo-berbères, Harratin, descendants d'esclaves noirs et populations noires – mauritaniennes, peuls, soninké ou wolofs.
On peut légitimement s'inquiéter de la fracture grandissante entre les communautés. Le risque qu'elle fait courir rapproche la Mauritanie du Mali où la division entre populations du sud et Touareg du nord a provoqué l'instabilité que l'on connaît depuis 2012, instabilité encore accentuée par les risques récents de « sécession » des Peuls du Macina.
Enfin, je dirai quelques mots de la Libye.
Cinq ans après la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la Libye est encore plongée dans des difficultés sécuritaires et politiques particulièrement préoccupantes.
Les accords de Skhirat ont eu la vertu d'acter la solution politique et le retour du gouvernement à Tripoli. La reconquête de Syrte grâce aux brigades de Misrata et aux frappes américaines, a permis également à M. Sarraj et à l'Ouest de consolider leur légitimité. Mais celui-ci peine à affirmer son autorité sur l'ensemble du pays, comme en témoigne récemment la tentative de prise de plusieurs ministères par des groupes armés.
Le Parlement réuni à Tobrouk, sous la présidence de M. Saleh a, à trois reprises, rejeté la liste du gouvernement d'entente nationale. Surtout, une offensive menée mi-septembre par le général Khalifa Haftar a détrôné Jadran et lui a permis de prendre possession des champs pétroliers, et de reprendre la main politiquement. Il a fait la preuve qu'il avait un projet pour la nation en remettant les clés des infrastructures à la Compagnie pétrolière nationale. Tout l'enjeu de la négociation est donc moins d'être pour ou contre Khalifa Hafter, que de trouver une solution pratique permettant d'accorder une place à ses forces, tout en veillant à ce qu'il soit maintenu sous l'autorité d'un gouvernement civil.
Il est d'autant plus urgent de trouver un accord que les divisions profondes du pays s'accroissent, de même que les risques sécuritaires. On assiste à la dangereuse (re) constitution de deux camps, Est et Ouest, Hafter contre Misrata : les deux autorités rivales sont à moins de 200 km l'une de l'autre. S'y ajoutent les affirmations claniques et la prédation économique qui conduisent chaque groupe à chercher à étendre son influence à partir de son territoire. Enfin, le risque terroriste est bien présent. Certes, les forces de Daech ont été éradiquées à Syrte. Mais on observe un retour des djihadistes à Sabratha, où leur camp avait été détruit par des frappes américaines. Or cette ville est située à 100km de la frontière tunisienne. Une implosion du pays répercuterait sur ses voisins, mais aussi l'Europe, je rappelle en effet que la question migratoire est loin d'être réglée : avec la fermeture de la route turque, la Libye est redevenue depuis avril 2016 le premier pays de départ des migrants vers l'Europe. Il y a donc urgence à stabiliser ce pays.
La situation de chacun des pays du Maghreb est donc bien différente, et il convient que notre diplomatie tienne compte de ces spécificités au plan bilatéral. Il n'en demeure pas moins que ces pays partagent des enjeux communs, qui appellent une réponse globale, et sur lesquels Jean Glavany va davantage insister.