D'abord je voudrais dire le grand intérêt que j'ai porté à ce travail pendant six mois. C'était un voyage intellectuel dans le Maghreb contemporain véritablement passionnant.
Je commencerai par une formule toute faite, « le Maghreb existe mais nous ne l'avons pas rencontré ». L'UMA, l'Union du Maghreb arabe qui avait été créée à la fin des années 1980, est une réalité politique évanescente, sans aucune espèce de contenu politique, la faute à la sempiternelle cassure entre le Maroc et l'Algérie sur le dossier du Sahara occidental. Le Maghreb est une réalité géographique, mais nullement politique et à peine économique.
Pour introduire ce débat, je me contenterais de faire quelques réflexions.
Premier préalable, partout où nous sommes allés, dans tous les pays du Maghreb, on nous a dit : « l'Europe regarde trop à l'est, et pas assez au sud ». C'est vrai. Nos efforts ne sont pas assez entraînants vis-à-vis du Maghreb. Une des questions qui doit nous obséder, et sur laquelle le rapport insiste, est celle de la nécessité de faire mieux en direction du sud. Il faut reconnaître que seul le dispositif 5+5, fonctionne et demeure à enrichir, mais sur les autres volets de notre politique euromaghrébine, nous pouvons encore faire des propositions.
Deuxième préalable, la France ne connaît plus le Maghreb. Elle a longtemps vécu sur l'acquis et l'idée que l'on connaissait bien ces anciens pays de notre espace colonial, où beaucoup de Français avaient vécu (vécu qui alimentait les connaissances intellectuelles françaises). Cet acquis est épuisé et dépassé. L'enseignement supérieur et la recherche en matière de Maghreb décline en France, parfois d'une manière alarmante comme l'illustre la suppression de certaines chaires à Sciences Po notamment. Il n'y a aucun think-tank qui soit exclusivement consacré au Maghreb. Il est urgent et indispensable de réinvestir intellectuellement dans les relations France-Maghreb, et que ce sujet redevienne une obsession pour les politiques de demain.
Pourtant, ces cinq pays ont énormément de choses en commun, au-delà de la géographie. Ce sont nos premiers voisins du sud, et ils sont plus que jamais la porte d'entrée de l'Europe vers l'Afrique, certains parlent même de « hub ». Ce sont aussi les voisins du nord de la zone sahélienne, de tous les dangers, dans laquelle nous avons investi et investissons toujours sur le plan militaire. Dès lors, d'un point de vue stratégique, ces premiers voisins qui sont à la fois à nos portes et entre nous et l'Afrique, ne peuvent pas être autre chose qu'une priorité de la diplomatie française et européenne.
Deuxième point commun, ils sont au coeur d'une double instabilité politique et sécuritaire. Si l'on met à part la Mauritanie (satisfaisant d'un point de vue politique et sécuritaire, et avec laquelle notre coopération se passe bien) et la Libye (nous avons fait un rapport avec Nicole Ameline il y a deux ans intitulé « L'urgence libyenne », on devrait parler aujourd'hui de « l'extrême-urgence libyenne », plus préoccupante que jamais) et que l'on se focalise sur la trilogie Algérie-Tunisie-Maroc, on découvre cette double fragilité politique et sécuritaire. Je suis frappé de voir à quel point tout tourne parfois autour des hommes et de leurs fragilités : en Tunisie, le pouvoir exercé par Nidaa Tounes et par Béji Caïd Essebsi qui a atteint un âge avancé ; Abdelaziz Bouteflika en Algérie ; et au Maroc un roi courageux, moderne, visionnaire à certains égards. Pendant notre mission, j'ai notamment été frappé par le courage de cet homme dans un discours qui date du 20 août où, s'exprimant comme chef des croyants, il dénonçait avec une virulence extrême l'islamisme radical, dans des termes qu'aucun chef occidental n'aurait osé employer – et d'ailleurs je suis étonné que les médias français en aient fait si peu d'écho. Mais cet homme est un roi malade. Je ne suis pas porteur de secret médical, mais chacun sait qu'il est atteint d'une maladie à évolution lente, soignée à la cortisone. Lui aussi représente des pouvoirs personnels qui sont d'une grande fragilité, et sur lesquels pèsent de nombreuses interrogations.
Cette position stratégique des pays du Maghreb, à la fois entre la Méditerranée et la bande sahélienne, fait que la lutte antiterroriste est une oeuvre quotidienne des forces de sécurité et de renseignement de ces trois pays. J'ai été très marqué par des propos entendus dans les trois pays. Intellectuels, politiques, journalistes ou syndicalistes nous disaient : « vous êtes bien naïfs et bien gentils face au terrorisme en France, quand on voit les critiques adressées à certaines lois adoptées ici ». Cette double fragilité politique et sécuritaire est un enjeu majeur.
Troisième point commun : ils sont aussi aux prises avec le même défi démocratique face à l'emprise de l'islam sur la société, et aux risques de radicalisation. Nous nous sommes promenés dans les rues d'Alger ; sans faire d'allusion à notre actualité, on ne voit plus de femmes à la terrasse des bistrots en Algérie, comme d'ailleurs dans tous les pays du Maghreb. Cette emprise d'un islam qui peut être radical sur les sociétés se conjugue avec des expériences politiques qui sont menées au plan gouvernemental et parlementaire à partir du constat – que je ne fais pas forcément mien – que l'éradication ayant échoué, il convient de tenter l'assimilation démocratique. Ces forces politiques vont du parti PJD au Maroc – à ce propos, le Premier ministre marocain nous a accordé un long entretien sur le lien entre démocratie et islam où il nous a fait un numéro de charme très séduisant intellectuellement–, à l'Algérie, qui s'efforce d'exercer une forme de contrôle sur les imams et leur prédication, notamment le ministre des cultes – sans qu'il soit aisé d'en mesurer l'effectivité –, en passant par la Tunisie avec Ennahdha, qui a échoué au pouvoir avant d'être battu puis associé au gouvernement par Nidaa Tounes, dans le cadre d'un compromis peut-être historique mais qui pourrait potentiellement être source de dangers et de toutes les évolutions possibles. Ces pays au coeur du Maghreb ont ce même défi démocratique puissant, poignant, d'une radicalisation d'une partie de la société, et d'une traduction politique pour l'instant chancelante, que nous devons observer avec grande attention.
Dernier point commun, une grande fragilité économique assortie de troubles sociaux sous-jacents au quotidien, avec peut-être un petit bémol pour le Maroc, dont nous avons vu le boom autour de Rabat et Casablanca. Nous avons à ce titre visité une zone d'activité internationale. La chambre de commerce franco-marocaine a investi dans le foncier à l'aide des pouvoirs publics, ce qui donne une zone économique de plusieurs milliers d'hectares. C'est très encourageant pour le Maroc. Mais quoi qu'il en soit dans les trois pays subsiste ce même défi économique, qui fait que les troubles sociaux sont latents, et qu'à tout moment, ce que l'on a appelé pour d'autres pays la « révolution des ventres », pourrait s'exprimer.