Intervention de Barbara Kunz

Réunion du 24 janvier 2017 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Barbara Kunz, chercheur au comité d'études des relations franco-allemandes de l'Institut français des relations internationales :

Dans ma présentation, j'adopterai un angle d'approche plus régional, en mettant principalement l'accent sur la Finlande et la Suède.

Il faut tout d'abord comprendre que la région de la mer Baltique présente une unité stratégique, mais que l'on y trouve des acteurs relativement différents : la Russie, que vient d'évoquer M. Kalika, notamment avec l'« exclave » de Kaliningrad et la base navale de Mourmansk, qui ont une certaine importance stratégique dans la région ; six États membres de l'OTAN, à savoir les trois États baltes, la Pologne, le Danemark et l'Allemagne ; deux pays qui ont choisi une politique de non-alignement militaire, la Finlande et la Suède.

Concernant la perception des menaces, il y a aujourd'hui une vision relativement unifiée autour de la mer Baltique, ce qui n'a pas toujours été le cas : la Russie est perçue par tous ces acteurs comme une menace, du moins potentielle – bien que les évaluations de la gravité de la situation varient toujours. On entend souvent à ce propos les représentants des États baltes et de la Pologne, mais on trouve aussi la confirmation de cette perception dans les Livres blancs publiés récemment en Suède, en Finlande et en Allemagne. La région a suscité beaucoup d'intérêt ces derniers temps, notamment de la part de think tanks américains, qui ont rédigé des rapports. La question au coeur de la réflexion est souvent celle de la « défensibilité » des pays baltes.

Examinons la situation de plus près : quels sont les enjeux de sécurité dans la région, notamment par rapport à la Russie ? L'enjeu est tout d'abord la sécurité des pays riverains de la mer Baltique, principalement des États baltes et de la Pologne, mais on nourrit aussi des craintes à Berlin, Helsinki ou Stockholm : ce que l'on redoute, ce n'est pas forcément une invasion classique, mais plutôt des scénarios analogues à ceux que l'on a vus en Ukraine, ou alors le fait que Moscou ne s'empare de territoires stratégiques dans la région, en particulier de l'île suédoise de Gotland. Selon le ministre suédois de la Défense, Peter Hultqvist, celui qui contrôle Gotland contrôle l'accès à la Baltique par la mer et par les airs. Plus largement, ne l'oublions pas, ce sont la crédibilité de l'OTAN et celle des États-Unis en tant que puissance mondiale qui sont en jeu dans la région.

Quelles réponses tente-t-on d'apporter à cette situation ?

On tente tout d'abord d'apporter des réponses au niveau national, en augmentant les budgets de défense – ainsi que nous le constatons tout autour de la mer Baltique – et en essayant de renforcer l'outil de défense. Je n'insiste pas sur les aspects nationaux, dans la mesure où vous allez auditionner les ambassadeurs des pays concernés à ce sujet.

Cependant, le forum principal pour débattre de ces questions demeure l'OTAN. Sans entrer dans le détail, l'OTAN a adopté une série de mesures, principalement le Plan d'action réactivité – Readiness Action Plan (RAP) – au sommet de Newport en 2014 et la Présence avancée rehaussée – Enhanced Forward Presence (EFP) – au sommet de Varsovie en 2016. Les mesures relevant de la Présence avancée rehaussée sont en train d'être mises en oeuvre.

À cela s'ajoute, ne l'oublions pas, un investissement bilatéral considérable de la part des États-Unis dans le cadre de l'Initiative de réassurance européenne – European Reassurance Initiative (ERI) –, décidée par le président Obama. Celle-ci comprend notamment l'opération « Détermination atlantique » – Atlantic Resolve –, mise en oeuvre depuis 2014. Entre 2016 et 2017, le budget consacré à cette imitative a été multiplié par quatre, pour atteindre 3,4 milliards de dollars. Il s'agit d'un engagement important, mais on se demande ce que le président Trump décidera quant à l'avenir de ces mesures.

L'OTAN fait beaucoup de choses, mais, dans la mesure où la région présente une unité stratégique, il faut aussi s'intéresser à deux pays qui n'en font pas partie : la Finlande et la Suède, sachant que le territoire suédois revêt une très grande importance d'un point de vue militaro-stratégique.

Après quelques hésitations initiales liées au fait que ni la Finlande ni la Suède ne font partie de l'alliance, l'OTAN a développé une vision d'ensemble de la région. L'arrivée du Norvégien Jens Stoltenberg au poste de Secrétaire général a sans doute donné une impulsion à cet égard. L'OTAN a engagé un véritable dialogue avec Helsinki et Stockholm, baptisé « 28 + 2 ». Le Conseil de l'Atlantique Nord s'est réuni dans ce format dès 2015. En mai 2016 s'est tenu un sommet des dirigeants américains et nordiques, lors duquel ils ont une fois de plus souligné leur volonté de travailler ensemble dans ce cadre. Les chefs d'État et de gouvernement se sont aussi rencontrés lors du sommet de Varsovie. Les réunions se poursuivent au niveau des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, et des échanges de vue ont lieu entre militaires sur la situation stratégique dans la région.

Cette coopération entre l'OTAN et les deux pays non-alignés s'inscrit dans une tradition de coopération très étroite qui remonte au lancement du Partenariat pour la paix en 1994. La Suède et la Finlande ont participé dans ce cadre à un grand nombre d'opérations de gestion de crise de l'OTAN. La coopération s'intensifie depuis le sommet de 2014 à Newport, lors duquel la Finlande et la Suède ont signé un accord de soutien fourni par le pays hôte – Host Nation Support Agreement (HSNA) –, qui crée un cadre juridique pour les opérations de forces étrangères sur leur territoire respectif, sans porter atteinte au principe de non-alignement militaire. Lors de ce même sommet, les deux pays ont également signé un accord dans le cadre du Partenariat « nouvelles opportunités » – Enhanced Opportunities Partnership (EOP) –, qui prévoit un programme de coopération à la carte avec l'OTAN. Trois autres pays partenaires ont signé un tel accord : la Géorgie, l'Australie et la Jordanie.

Examinons maintenant ce qui se passe à l'intérieur de ces deux pays, pour voir comment on réagit à ce nouveau risque attribué à la Russie. Si la Finlande et la Suède sont l'une et l'autre non-alignées, il convient de bien distinguer les deux cas, car leur position géostratégique, leur histoire et les formes qu'y prend le débat sont différentes.

La Finlande, qui célèbre d'ailleurs en 2017 le centenaire de son indépendance vis-à-vis de la Russie, partage avec ce pays une frontière de plus de 1 000 kilomètres. Elle a une approche relativement pragmatique, qui s'explique sans doute par son histoire : on perçoit la logique du petit pays qui ne peut pas se permettre d'irriter son grand voisin. Néanmoins, le Livre blanc finlandais, publié en juin 2016, est relativement clair à propos de la Russie : « Durant les dix dernières années environ, la Russie, à travers ses actions et ses interprétations, a défié l'essence du régime européen de sécurité et l'a déstabilisé. »

Si l'on observe le débat interne et les réactions en Finlande, on constate que l'annexion de la Crimée et les actes russes dans la Baltique n'ont pas véritablement eu d'impact direct sur la politique de sécurité, dans la mesure où, en Finlande, on n'est jamais allé jusqu'à dire que la géopolitique et les risques classiques étaient obsolètes ; on est sans doute moins tombé dans ce piège que dans d'autres pays européens, notamment en Suède, où l'on a vraiment cru à l'idée de la « fin de l'histoire ». Dès lors, Helsinki a toujours mené une politique de défense relativement vigilante, à plus forte raison depuis la guerre de 2008 en Géorgie. En comparaison avec la Suède, la Finlande a conservé une vision assez « traditionaliste » de la défense nationale : elle n'a jamais aboli le service militaire obligatoire et, si les dépenses militaires y ont baissé comme partout ailleurs en Europe depuis la fin de la Guerre froide, leur chute a été beaucoup moins marquée que dans d'autres pays européens. En 2016, ces dépenses se sont élevées à 1,37 % du PIB.

En matière de politique de défense, la Suède revient de loin et a ressenti un choc en 2014, au moment de l'annexion de la Crimée. Après 1991, Stockholm avait pleinement adopté le discours de la fin des menaces classiques – on avait alors parlé d'un « time out stratégique » – et une grande réforme de la défense, qui tirait les conséquences de la diminution de la menace extérieure, avait été mise en place. En 2004, la Suède a abandonné la défense territoriale pour miser sur les opérations de gestion de crise ; en 2009, elle a aboli le service militaire obligatoire. Cette politique a suscité de vives critiques : selon certains, on avait tout bonnement démilitarisé le pays et aboli l'outil de défense. Cette vision très négative devait être confirmée quelques années plus tard par des rapports officiels suédois ainsi que par le chef d'état-major lui-même, qui déclara en 2012 que les forces armées suédoises ne seraient pas en mesure de défendre le pays plus d'une semaine : à l'issue de ce délai, les Suédois auraient besoin de renforts – on pouvait se demander lesquels, la Suède étant un État non aligné.

Comme je l'ai dit précédemment, l'annexion de la Crimée a donné un véritable coup de semonce, et a conduit à prendre la décision d'accélérer la remilitarisation du pays, notamment dans le repositionnement de forces armées permanentes sur l'île de Gotland, où il n'y en avait plus depuis de longues années : le retour de ces forces, initialement prévu pour 2018, a eu lieu en septembre 2016.

La Suède et la Finlande sont parfaitement conscientes des risques géopolitiques, et du fait qu'elles ne peuvent les affronter seules. Elles cherchent donc à renforcer leur coopération avec l'OTAN, mais aussi dans le cadre de la coopération de défense nordique NORDEFCO. Parallèlement, la coopération bilatérale entre la Suède et la Finlande s'intensifie, au point de pouvoir aller pour la première fois « au-delà du temps de paix », ce qui constitue une exception au principe de non-alignement militaire – la ligne rouge dans toutes les politiques de coopération.

En dehors de la coopération avec l'OTAN, les États-Unis constituent le partenaire le plus important pour la Suède et la Finlande. Des accords bilatéraux ont été signés dans plusieurs domaines entre Stockholm et Washington d'une part, et entre Helsinki et Washington d'autre part.

Au vu de la nouvelle donne stratégique, l'adhésion à l'OTAN pourrait apparaître comme la meilleure solution. Si le gouvernement finlandais n'exclut pas cette hypothèse, il n'envisage de la mettre en oeuvre dans un avenir proche. Un débat ressurgit de temps à autre en Finlande sur cette question, qui ne déchaîne cependant pas les passions. En Suède, l'éventualité d'une adhésion à l'OTAN donne lieu à un débat idéologique et politique relativement complexe, dans un contexte où le non-alignement militaire fait partie de l'identité nationale. C'est essentiellement le parti social-démocrate, actuellement au pouvoir avec les Verts, qui fait référence à un principe de neutralité dont il est le porteur historique, ce qui le conduit à exclure formellement de demander l'adhésion à l'OTAN. Cette option se trouve donc bloquée, et le restera au moins jusqu'aux élections qui auront lieu en 2018. Une idée prévaut largement à Helsinki et Stockholm, celle que l'adhésion de l'un des deux pays ne pourrait se faire sans l'autre – pour le moment, rien ne peut donc bouger en Finlande non plus.

Les politiques menées et les solutions recherchées par les gouvernements suédois et finlandais reposent en grande partie sur un engagement important des États-Unis. Or, avec la récente élection du président Trump, le degré d'implication américaine bilatérale et au sein de l'OTAN autour de la Baltique dans les années à venir constitue une inconnue, ce qui contribue à entretenir le flou sur la situation sécuritaire dans cette région.

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