Intervention de Claire Mouradian

Réunion du 15 décembre 2016 à 13h45
Mission d'information sur les relations politiques et économiques entre la france et l'azerbaïdjan au regard des objectifs français de développement de la paix et de la démocratie au sud caucase

Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg :

Tout d'abord, je vous remercie pour cette invitation et pour l'attention que vous voudrez bien m'accorder. Historienne, spécialiste de l'Arménie et du Caucase, j'ai pour sujet d'étude, depuis une quarantaine d'années, la question des nationalités dans les empires russo-soviétique et ottoman. Si mes premiers travaux ont porté sur l'Arménie à l'époque soviétique, j'ai considéré, dès le début, que l'on ne pouvait traiter cette histoire de façon ethno-centrée, sans la replacer dans un contexte plus large, à la fois régional, impérial et international, en relation avec l'histoire des peuples voisins et des ensembles impériaux dont ils faisaient partie. D'où la création de ce séminaire de recherche à l'EHESS, qui a pour objet de tenter de faire dialoguer les histoires nationales et peut-être, au-delà, les nations elles-mêmes et de sortir de ce que l'on pourrait appeler le « malheur caucasien », en référence au titre de l'ouvrage d'Hélène Carrère d'Encausse, Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique, qui fait des violences liées aux successions le moteur de l'histoire russe. Alors que certaines tendances de l'historiographie visent à réhabiliter les empires et l'ordre impérial après les avoir fustigés à l'heure de la décolonisation, il me semble utile de ne pas totalement oublier les conséquences que les idéologies et pratiques des empires, notamment le principe classique « Diviser pour mieux régner », ainsi que les guerres pour le partage des zones d'influence à leurs marges, ont eues sur les peuples locaux.

Dans son Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Gaston Maspero, l'éminent égyptologue français, écrivait en 1897 : « Certaines contrées semblent prédestinées dès l'origine à n'être que des champs de bataille disputés sans cesse entre les nations. C'est chez elles et à leurs dépens que leurs voisins viennent vider, de siècle en siècle, les querelles et les questions de primauté qui agitent leur coin du monde. On s'en jalouse la possession, on se les arrache lambeau à lambeau, la guerre les foule et les démembre : tout au plus leurs peuples peuvent-ils prendre parti, se joindre à l'un des ennemis qui les écrasent, et l'aidant à triompher des autres, rendre du même coup leur servitude assurée pour longtemps. Un hasard inespéré oblige-t-il enfin leur seigneur étranger à les délivrer de sa présence, ils se montrent incapables de mettre à profit le répit que la fortune leur accorde, et de s'organiser efficacement en vue des attaques futures. Ils se divisent en cent communautés rivales dont la moindre prétend demeurer autonome, et entretient une guerre perpétuelle sur ses frontières, pour conquérir ou pour conserver la souveraineté glorieuse de quelques arpents de blé dans la plaine ou de quelques ravins boisés dans la montagne. C'est, pendant des années, une mêlée sanglante, où de petites armées se livrent de petits combats pour la défense de petits intérêts, mais si rudement et d'un acharnement si furieux que le pays en souffre autant et plus que d'une invasion. Ils ne font trêve à leurs luttes que sous un maître venu du dehors, et ils ne vivent d'une vie personnelle que dans l'intervalle de deux conquêtes : leur histoire s'absorbe presque entière dans celle de plusieurs autres peuples. »

Cette citation résume bien, je pense, le sort de la région, hier et aujourd'hui, et le cadre dans lequel s'insèrent les relations de l'Azerbaïdjan et de ses voisins avec les empires, anciens et actuels, dont ils ont fait partie ou tentent de sortir. Comme les territoires de ses voisins arméniens et géorgiens – et au-delà de quelques variations liées à l'emplacement, à la topographie ou à la composition ethnique et religieuse –, celui de l'actuel Azerbaïdjan n'échappe pas à cette situation de champ de bataille permanent.

Si ces trois pays ont une grande part d'histoire commune, des enjeux et des ennemis communs, la hiérarchie de ces enjeux et de ces ennemis est différente pour chacun, et c'est probablement l'une des principales sources de leurs conflits.

L'identité des Arméniens est fondée sur une langue dotée de son alphabet propre dès le ve siècle, sur une Église nationale, sur la mémoire d'un passé ancien, des heures sombres comme des âges d'or, dont le récit se retrouve aussi bien dans les chroniques nationales que dans les chroniques assyriennes, perses, grecques ou romaines, et sur les cartes géographiques. Pour eux, le principal enjeu n'est donc pas identitaire.

La population arménienne, notamment celle de Tabriz et du Nakhitchevan, voire celle de Crimée, a connu des siècles de déplacements forcés. Elle a subi des massacres, dont les plus récents datent de la fin du xixe siècle et, bien sûr, de 1915.

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