Pour des raisons internes, très politiques et liées notamment, mais pas uniquement, à l'Azerbaïdjan lui-même.
La présence à Strasbourg, depuis 2005, de la Représentation permanente de la République d'Azerbaïdjan auprès du Conseil de l'Europe, souvent active dans le domaine culturel, aura sans doute influencé le choix de Bakou de demander à l'université de Strasbourg de jouer un rôle moteur dans la création de l'UFAZ. Mais la création de la chaire Nizamî de Gandja à l'Université de Mulhouse-Haute Alsace n'a, en pratique, aucun lien avec cette opération.
Cette introduction très personnelle a surtout pour objectif de montrer que, pour nous, la présence azerbaïdjanaise est quasi-quotidienne. Du reste, l'ancienne directrice de notre département, Mme Irène Mélikoff, avec qui j'ai appris le turc, était elle-même d'origine russo-azerbaïdjanaise, née à Saint-Pétersbourg. Elle fut la première – nous étions encore, alors, à l'époque soviétique – à organiser un colloque franco-azerbaïdjanais à Strasbourg. J'y avais d'ailleurs rencontré l'ambassadeur soviétique auprès de l'UNESCO, M. Ramiz Abutalybov, qui, vingt années plus tard, me souhaitera la bienvenue à Bakou.
À propos de l'Azerbaïdjan lui-même, je commencerai par revenir sur un slogan politique énoncé par le président Heydar Aliev : bir millet, iki dövlet – « une nation, deux États ». Ce slogan illustre parfaitement la très grande proximité de deux nations-soeurs ou de deux peuples-frères – voire trois, si l'on inclut l'Azerbaïdjan iranien – séparés pourtant de longue date. Cette proximité, d'abord linguistique – très comparable à celle qui unit les Français et les Québécois, les Wallons ou les Suisses francophones –, est cependant parfois ambiguë, ne serait-ce que parce que les deux populations sont, majoritairement, de confession sunnite pour les Turcs, chiite pour les Azéris.
Il convient ensuite de mentionner deux fractures historiques. La première correspond à la délimitation, après la bataille de Çaldıran, en 1514, et le traité de Kasr-i Şirin, ou Zuhab, en 1639, de la frontière ottomano-séfévide, qui est l'une des plus stables, sinon la plus stable, du Moyen-Orient. Le second événement a inspiré, en 1957, l'écriture d'une chanson, intitulée Ayrılık, qui fait désormais partie de la tradition musicale des trois pays, où elle a été interprétée par les artistes les plus connus. Parfois comprise en Turquie comme le récit d'une séparation amoureuse, cette chanson évoque en fait la cassure provoquée par les traités de Gülistan et de Türkmençay, signés respectivement en 1813 et en 1828 entre l'Iran des Kadjars, dynastie azerbaïdjanaise, et la Russie des Romanov. Son compositeur, victime de Staline, s'était d'ailleurs réfugié en Iran.
Le slogan Bir millet, iki dövlet souligne une proximité linguistique réelle, puisque trois langues modernes – le turc, l'azéri et le turkmène – sont issues de la langue turque occidentale, nommée oğuz par les linguistes. Compte non tenu de minorités souvent bilingues, comme les Kurdes de Turquie ou les Lezgi d'Azerbaïdjan, leurs locuteurs sont au nombre de 80 millions en Turquie, de 9 millions en Azerbaïdjan, de 20 millions en Iran et de 5 millions au Turkménistan, et ils appartiennent à au moins quatre ou cinq États indépendants – y compris l'Afghanistan –, dont trois sont officiellement turcophones et membres de divers organismes de coopération, souvent créés sur l'initiative de la Turquie à partir de 1989-1992, sous la présidence de Turgut Özal.
Les ambiguïtés sont cependant très nombreuses. La principale d'entre elles est liée à la confession professée, dans un contexte où les laïcités sont assez différentes : l'une, davantage turco-ottomane que française – comme on aime à le dire, à tort –, l'autre plus « turco-mongolo-sino-russe », revue à la soviétique par Staline et conservée par les nouveaux États indépendants turcophones, dont les populations sont en majorité de cultures et de confessions musulmanes.
On relève ensuite des divergences au plan politique et idéologique entre les panturquismes, les eurasismes et les turquismes locaux. Les acteurs et agents turcs, souvent encouragés par les administrations américaines ou européennes, se sont engouffrés dans le vide laissé par la dislocation de l'URSS, mais ils l'ont fait sans préparation, en tout cas sans une réflexion de fond suffisante. Ainsi, ils ont méconnu les contextes locaux, notamment le caractère singulier de dirigeants à très forte personnalité – qu'il s'agisse du président kazakh Nursultan Nazarbayev, du président ouzbek Islam Karimov, du président turkmène Saparmurat Niyazov, du président kirghize Askar Akayev ou des présidents azerbaïdjanais successifs, Ebulfaz Elçibey, très proche de la Turquie, Heydar Aliev et son fils Ilham Aliev – et les réalités sociopolitiques des terrains caucasiens, turkestanais ou russo-sibériens. De fait, l'empire ottoman n'a été présent que très rarement, et par intermittence, dans la région sous domination russe puis soviétique, même dans l'Azerbaïdjan tout proche, et il a été presque totalement absent en Asie centrale et en Haute-Asie jusqu'à la fin du xixe siècle. Les barrières persanes, donc chiites, et russes, avec les Romanov puis les Soviétiques, ont joué un rôle capital dans cette fracture et cette méconnaissance réciproque. Néanmoins, les panturquistes des deux espaces ont eu des contacts denses et riches à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, de sorte que l'on peut dire, à l'instar de François Georgeon, que le nationalisme turc est né sur les rives de la Volga et non sur celles du Bosphore... Ces contacts limités et tardifs, mais riches, ont été de très courte durée, contrairement à ce qui est souvent avancé.
Les intellectuels azéris y ont pris une part importante ; je pense notamment à Akhundzade, Hüseynzade, Mehmet Emin Resulzade ou Ali Mardan Topçubaşev. Connaissant les langues classiques – le turc, l'arabe et le persan – et modernes – le russe, mais aussi le français, l'anglais et l'allemand –, ces intellectuels de haut niveau étaient modernistes, démocrates, dans le contexte qui était le leur, et très ouverts sur l'extérieur. Mais l'émergence du stalinisme, d'un côté, et du nazisme, de l'autre, a profondément changé la donne : ces éléments ont souvent été forcés de s'exiler – en Turquie, en Allemagne ou en France –, laissant place à un panturquisme hypernationaliste, fortement teinté d'islamisme et de racisme, qui fut ouvertement instrumentalisé par l'administration américaine après 1945. En Turquie, cela s'est traduit par l'apparition du Parti de l'action nationaliste, le MHP – Milliyetçi Hareket Partisi, « parti du mouvement national » – et du groupe dit des « idéalistes » – Ülküçüler –, plus connus en Occident sous le nom de « Loups gris ». Plus tard, sous la présidence de Turgut Özal, naîtra le Büyük Birlik Partisi (BBP) – « parti de la grande union » –, lié aux Alperen Oçakları, tentative de récupération islamiste du panturquisme qui, au vu de la situation actuelle, a plutôt réussi.
En résumé, on est donc passé progressivement, des années 1890-1920 aux années 1940-1990, d'un panturquisme plutôt moderniste et relativement modéré – mais prenant des accents nationalistes dès qu'il est question de la concurrence turco-arménienne – à un panturquisme réactionnaire et fascisant. Ainsi, dans la Turquie des années 1950-1990, on ne parle plus que des esir Türkler ou des esaretteki Türkler, les « Turcs prisonniers » – entendre : « prisonniers du communisme ». Toutefois, l'État turc limite très sérieusement les activités des panturquistes, privilégiant la doctrine kémaliste de l'État nation, dans un contexte où le seul État turcophone indépendant est la République de Turquie. Ceci explique largement les incompréhensions entre, d'une part, les aspirations de la Turquie à jouer un rôle de leader dans la région et, d'autre part, celles des peuples turcophones, qui cherchaient plutôt, quant à eux, à obtenir davantage de libertés individuelles et collectives et à se rapprocher de l'Occident pour se libérer de la tutelle russo-soviétique.
On retrouve ici une ambiguïté majeure, d'ailleurs bien analysée par des chercheurs turcs, comme Fahri Türk et Idris Bal, ou français d'origine turque, comme Bayram Balcı. Je veux parler du hiatus entre les aspirations turques et celles des populations, voire des gouvernements des nouveaux pays indépendants officiellement turcophones. Dans le cas azerbaïdjanais, on a même relevé des ingérences malheureuses des services spéciaux turcs à l'époque des présidents Mutalybov et Elçibey, précédant l'arrivée des Aliev père et fils. Dans la bouche d'un dirigeant azerbaïdjanais issu du KGB, le slogan bir millet, iki dövlet ne peut en aucun cas être interprété comme un signe de naïveté ; il s'agit bien plutôt de la marque d'un rapprochement raisonné dans un contexte particulièrement complexe. Je ne parlerai pas, ici, de la dérive autoritaire turque, mais nous pourrons y revenir, dans la mesure où les interférences ne sont pas négligeables et doivent être prises en considération.
La proximité entre Turcs et Azerbaïdjanais est aussi affaire d'intérêts croisés bien compris. En effet, si la Turquie fait partie intégrante de la réflexion politique azerbaïdjanaise, l'inverse est tout aussi vrai, même si la taille, la puissance et les visions stratégiques globales des deux pays diffèrent. En Turquie, il n'est pas possible d'aborder des questions comme celle du génocide arménien de 1915 sans évoquer la guerre du Haut-Karabagh, le massacre de Xocalı (Khodjaly), et vice-versa. Toute déclaration ou initiative de l'un en faveur d'une ouverture vers Erevan, sera automatiquement et violemment mise en cause par l'autre. Les autorités azerbaïdjanaises peuvent du reste compter sur le discours radical turc, qui s'est exprimé, par exemple, lors d'un match de football arméno-turc joué à Bursa, en présence des présidents turc et arménien. L'inverse est également vrai, qu'il s'agisse des questions arménienne et kurde ou de l'élimination de la mouvance de Fethullah Gülen qui, grâce à l'action des décideurs et diplomates turcs, s'était bien implantée en Azerbaïdjan. Je pense à l'université Kavkaz, aux écoles, lycées et collèges, ainsi qu'aux entreprises liées à TÜSKON – la centrale patronale des PME, très liée au mouvement –, à la presse et aux médias. À cet égard, la situation est assez différente de celle qui prévaut en Russie, en Ouzbékistan ou au Turkménistan, où la mouvance a été progressivement éradiquée par les dirigeants nationaux eux-mêmes sur la base d'accusations de prosélytisme islamique.
Enfin, il faut souligner deux faits politiques : premièrement, l'existence de courants panturquistes à coloration panislamiste, donc proches des logiques des partis turcs AKP, MHP et BBP ; deuxièmement, l'idée récurrente de la création d'une diaspora azerbaïdjanaise ayant pour principal objectif de contrer la diaspora arménienne dans le monde. Le gouvernement turc s'est, du reste, ouvertement réclamé à plusieurs reprises de ce modèle pour créer une diaspora turque destinée à devenir un lobby puissant aux ordres du gouvernement d'Ankara.
Tout d'abord, un certain nombre d'intellectuels azerbaïdjanais, souvent historiens et proches de l'ancien président Elçibey, lui-même historien, professent des idées voisines de celles du MHP turc et se réclament de la grandeur turque, de la vocation impériale turque, d'une « Union nationale turque » – Türk Millî Birliği. L'islam joue, là aussi, un rôle important mais ambigu, puisque les Turcs, sunnites, et les Azerbaïdjanais, chiites, ont souvent été opposés. On préfère donc passer cet élément sous silence, ou du moins l'atténuer, et insister sur les origines communes, la langue commune et les intérêts communs. Ces personnalités, souvent députés de l'opposition tolérée, sont parfois inquiétées pour leurs opinions politiques mais publient beaucoup, en azéri et en turc. En tout état de cause, elles sont mieux tolérées que certaines personnes citées dans le compte rendu des auditions précédentes, telles que M. et Mme Yunus.
J'en viens enfin à la question de l'émergence programmée d'une diaspora azerbaïdjanaise de 50 millions de personnes, donc plus nombreuse que la diaspora arménienne. Plusieurs articles ont été publiés en français sur cette question récurrente dans l'espace post-soviétique, notamment par Bayram Balcı ou Adeline Braud. En lisant les documents azerbaïdjanais officiels, on est parfois étonné des statistiques avancées, notamment celles concernant les effectifs de ladite diaspora en Amérique latine, où l'expression los Turcos désigne en fait les immigrés originaires de l'Empire ottoman, lesquels étaient essentiellement des Syro-Libanais ou des Palestiniens. Je pense, par exemple, à l'ancien président argentin Carlos Menem ou à la chanteuse américaine d'origine colombienne Shakira Isabel Mubarak. La Turquie et l'Irak compteraient ainsi chacun au moins 3 millions d'Azéris ethniques, et l'Iran au moins 19 à 20 millions.
Ces calculs sont fondés sur un mélange parfois curieux de vérités historiques – lorsqu'ils comptabilisent les populations minoritaires ou frontalières de Géorgie et de Turquie, les émigrés en Russie ou dans les pays de l'ex-URSS, en Europe et en Amérique du Nord – et de manipulations que l'on pourrait gentiment qualifier d'un peu hasardeuses, lorsqu'ils englobent les locuteurs de dialectes de Turquie orientale, notamment dans la région d'Erzurum, proches des parlers azéris, ou des groupes d'émigrés turcs ou arabes naturalisés, qui seraient bien surpris d'apprendre qu'ils sont décomptés comme membres de la diaspora azerbaïdjanaise. En Turquie, après les questions, complexes, des Arméniens, des Kurdes, des Pontiques, serait-on face à une question azerbaïdjanaise ? Ambiguïté majeure, une de plus, puisque les chantres turcs de cette idée sont des députés du MHP, dont certains sont effectivement d'origine azerbaïdjanaise.
En guise de conclusion provisoire, on peut dire qu'il est évident que parler du Sud Caucase ne peut s'envisager sans prendre en compte le couple turco-azerbaïdjanais, alors que l'Azerbaïdjan, seul État ou entité turcophone à ne pas avoir de nom basé sur un ethnonyme turc, est divisé en deux espaces, relevant historiquement de trois empires et aujourd'hui de trois États nations. Il est tout aussi évident que l'avenir de la région passe par la résolution, un jour ou l'autre, de l'antagonisme arméno-turc ou turco-arménien, qui intégrera Azerbaïdjanais aussi bien que Turcs face aux Arméniens et aux Kurdes.