Pour le ministère de la défense, et d'une manière générale pour notre pays, la relation de défense franco-britannique est fondamentale à deux titres : comme élément de notre stratégie de défense et de sécurité d'abord, comme terreau de partenariats majeurs pour notre industrie de défense ensuite. J'ai eu l'occasion de m'exprimer à plusieurs reprises sur le sujet depuis le vote des Britanniques ; je l'affirme à nouveau ici : ma première priorité est de préserver une relation de défense franco-britannique féconde et stable. Les différents volets de la coopération qui nous lie sont irremplaçables. Vous l'avez dit, monsieur le président, la France et le Royaume-Uni restent à ce jour les seules puissances militaires européennes disposant d'une capacité de dissuasion nucléaire et des moyens nécessaires pour engager leurs forces armées dans des opérations de haute intensité, à des distances stratégiques, et en assumer le commandement.
Dans son discours de mardi dernier, Theresa May a clairement souhaité que la relation spéciale entre nos deux pays dans le domaine de la défense soit maintenue et reste positive.
Il convient de prendre le temps d'identifier les enjeux stratégiques auxquels nous sommes confrontés, au même titre que les Britanniques, sachant que nos intérêts sont globalement convergents. C'est d'autant plus nécessaire que Washington, notre partenaire et allié commun, pourrait éventuellement être susceptible d'infléchir, brutalement ou non, sa politique étrangère et de sécurité.
Pour toutes ces raisons, la France entend continuer à renforcer sa coopération bilatérale avec Londres en matière de défense, sur le plan tant opérationnel que capacitaire.
Le socle de notre relation est une coopération bilatérale forte. Celle-ci est d'abord fondée sur les traités de Lancaster House, lesquels comportent un volet conventionnel et un volet nucléaire.
En ce qui concerne le volet conventionnel, nous avons appliqué et nous appliquons les accords ; en particulier, nous mettons en oeuvre le concept de force expéditionnaire conjointe interarmées (Combined Joint Expeditionary Force, CJEF). J'ai ainsi assisté en avril dernier à l'exercice Griffin Strike, qui a mobilisé 5 000 militaires français et britanniques. Nos états-majors travaillent en ce moment, sans s'être interrompus, sur des scénarios variés d'intensité et de complexités croissantes, en vue de développer cette force opérationnelle sur l'ensemble du spectre des opérations envisageables.
Très concrètement, nous engageons en 2017 – j'y reviendrai – un sous-groupement tactique de 300 hommes en Estonie, dans le cadre de l'OTAN, au sein d'une brigade commandée par les Britanniques.
Le partenariat entre le commandement des opérations spéciales (COS) et son équivalent britannique, le Directorate of Special Forces (DSF), bénéficie d'une dynamique renouvelée en raison du défi commun que constitue la lutte contre Daech en Libye et au Levant et, en soutien au Nigeria et aux pays concernés, contre Boko Haram et les milices islamistes au Sahel.
Sur le plan capacitaire, la coopération de défense franco-britannique a été confortée par la revue stratégique de défense conduite par Londres en 2015. Elle doit encore lancer des projets essentiels pour le maintien et le développement de la base industrielle et des capacités militaires européennes, qu'il s'agisse des missiles – missile antinavire léger, futur missile antinavire post-Exocet, futur missile de croisière successeur du SCALP (système de croisière conventionnel autonome à longue portée) ou du Storm Shadow –, du système de combat aérien futur (FCAS) ou de la guerre des mines. Il importe à nos yeux que l'ensemble des engagements programmatiques souscrits par Londres fin 2015 ne soient pas remis en question afin que cette coopération capacitaire essentielle puisse se poursuivre.
Je tiens à souligner que, depuis le vote du 23 juin et jusqu'à ces derniers jours, les autorités britanniques ont montré une ferme volonté de renforcer notre coopération bilatérale de défense pour l'ancrer dans la durée. J'ai rencontré mon collègue Michael Fallon à quatre reprises depuis l'été ; chaque fois a été mise en avant la nécessité de poursuivre cette dynamique politique.
Les accords de Lancaster House comprennent un autre traité, par nature plus discret, couvrant le domaine nucléaire : le traité Teutatès. Il s'agit d'un acte de confiance réciproque fondamental, puisque cette collaboration a pour finalité de garantir à chacun des deux pays la fiabilité et la pérennité des armes – des têtes nucléaires – qui sont au coeur de la dissuasion, et ce sans réaliser d'essai, conformément aux engagements internationaux pris par la France et le Royaume-Uni. Dans ce domaine aussi, notre coopération se poursuit sans discontinuer.
Ce traité – je le dis de manière plus confidentielle – organise le partage d'installations expérimentales radiographiques et hydrodynamiques. Il se traduit déjà par la construction et l'exploitation commune de l'installation radiographique et hydrodynamique Épure, dans le centre du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) situé à Valduc. Le traité prévoit en outre la création d'une installation destinée à des développements technologiques communs – en particulier les machines radiographiques du futur – dans le centre d'Aldermaston, au Royaume-Uni. Le premier axe de l'installation radiographique Épure est opérationnel et l'équipe intégrée franco-britannique travaille désormais à la mise en place de deux axes supplémentaires.
Ces accords sont essentiels et je ne vois pas comment ils pourraient s'interrompre. Les accords qui organisent notre relation bilatérale de défense ne sont donc en rien affectés par la décision de sortie de l'Union européenne, du point de vue du ministère français de la défense comme de celui de M. Fallon, me semble-t-il, conforté par le discours de Mme May.
Nous avons également une analyse très proche des menaces qui pèsent sur notre sécurité et des moyens de dissuasion, de prévention et de combat. Nos appréciations des risques que représentent le terrorisme d'inspiration djihadiste, la montée en puissance militaire de la Russie, le comportement de la Chine en mer de Chine du Sud, ou encore de la nécessité de prévenir et d'entraver la prolifération nucléaire sont similaires et font l'objet de coopérations constantes en matière politique et de renseignement. Il en va de même du choix de doter nos forces armées de capacités de dissuasion, d'intervention extérieure et de protection du territoire national. Le Royaume-Uni a étudié de près l'opération Sentinelle et nous avons beaucoup travaillé ensemble sur cette question il y a peu. Cette convergence continuera, je l'espère, de s'exprimer en Europe, comme aux Nations unies où nous agissons de concert comme membres permanents du Conseil de sécurité.
Nous travaillons également ensemble dans le domaine du contre-terrorisme. Le renseignement est pour nous une première ligne de défense. Nous y oeuvrons conjointement, très souvent dans un cadre bilatéral, ou sous divers formats internationaux d'échange. Cette coopération se caractérise par un partage de renseignements extrêmement fréquent, sur un rythme quasi-quotidien, voire en temps réel. Elle se traduit également par l'organisation d'opérations communes pour obtenir des renseignements et, éventuellement, entraver des projets. Je songe par exemple à la cellule de coordination et de liaison que nous avons créée à N'Djamena pour suivre ensemble ce qui se passe autour du lac Tchad et aider les troupes de la Force multinationale mixte africaine à riposter à l'action de Boko Haram ou du groupe de M. Barnawi. Il existe d'autres exemples, en Libye et ailleurs, de cette collaboration sérieuse, efficace et qui s'opère en toute confiance.
Nous veillons aussi ensemble à la sécurité de nos espaces maritimes et aériens. Nous sommes voisins ; nos espaces de souveraineté se jouxtent. Il existe en la matière, concernant la police du ciel, des accords techniques bilatéraux entre les deux ministères de la défense. Nous coopérons aussi dans le domaine de la sécurité et de la sûreté en Manche. Nous avons en particulier signé il y a très peu de temps un accord permettant l'embarquement de gardes armés étatiques sur les navires à passagers dans les eaux territoriales.
Tout cela doit durer ; c'est notre intérêt. Je n'ai pas entendu depuis le mois de juin la moindre inflexion à ce sujet dans le discours de mon collègue Michael Fallon.
Restent bien sûr quelques questions concernant l'avenir, auxquelles je n'ai pas encore de réponse.
D'abord, la question financière et le poids futur du budget de la défense. La France et le Royaume-Uni sont les deux seules nations européennes à fournir un effort de défense à la hauteur de leurs ambitions stratégiques : légèrement au-dessus de 2 % du PIB pour les Britanniques ; 1,81 % pour nous. Ces données chiffrées peuvent faire l'objet de débats d'experts, mais, globalement, Français et Britanniques ont des formats d'armées très comparables et des capacités d'intervention équivalentes.
Je l'ai dit, le Royaume-Uni a réaffirmé son ambition dans le cadre de la Revue stratégique de défense et de sécurité de 2015, après plusieurs années marquées par des interventions difficiles en Irak et en Afghanistan. La question de l'impact financier du Brexit et de la capacité des finances britanniques à maintenir l'effort de défense prévu se pose. Ce n'est pas à moi d'y répondre aujourd'hui mais une chose est certaine : le tempérament de nos partenaires en matière de défense n'est plus à démontrer et la France, qui a par ailleurs entrepris d'accroître son effort de défense, s'appuie fermement dans ce domaine sur sa coopération avec le Royaume-Uni.
Le deuxième point concerne l'Europe de la défense. C'est bien sûr dans ce domaine que les conséquences du Brexit sont les plus apparentes ; elles doivent être maîtrisées. Le Brexit crée une rupture fondamentale au sein du projet européen en matière de politique de défense commune : il sépare de fait l'Union européenne de l'une des principales puissances de l'Europe et, dans le même temps, paradoxalement, d'un pays qui participait peu au projet européen dans ce domaine et le soutenait moins encore.
Dans l'immédiat, Londres affirme vouloir demeurer entièrement associée aux décisions prises dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), dans la mesure où elle restera un membre de plein droit pendant toute la durée des négociations. Pour la suite, le Royaume-Uni nous dit, à ce stade, souhaiter garder un lien fort avec les Européens et réaffirme que ses forces armées « sont une part cruciale de la défense collective de l'Europe », selon les termes employés par Theresa May le 17 janvier. Nous devons travailler à construire ce lien, qui sera nécessairement particulier.
En matière de politique spatiale, la place du Royaume-Uni dans le programme Galileo devra vraisemblablement être considérée sous le jour de sa nouvelle relation de partenariat avec l'Union européenne : du statut de membre à part entière, pleinement intégré au système, le pays passerait en ce cas à celui d'État tiers. Cela posera la question de l'accès au signal sécurisé PRS de Galileo, qui est soumis à négociation s'agissant des États tiers : tout le système devra alors être repensé.
J'en viens à l'action préparatoire à la recherche de défense. Vous savez qu'il a été décidé de consacrer au niveau européen une ligne budgétaire spécifique à ce secteur, pour un effort de recherche et d'innovation dans le seul domaine de la défense. L'instauration d'une période préparatoire de 2017 à 2019 a été actée. Si le montant qui lui est alloué n'est pas très élevé – 90 millions d'euros –, il s'agit d'un acte politique important, car porteur d'une nouvelle logique qui devrait nous permettre de développer à l'horizon 2021-2027 un programme cette fois significatif de recherche et d'innovation en matière de défense, doté de quelque 3 milliards d'euros. Or l'action préparatoire va devoir être rediscutée avec les Britanniques, à la fois acteurs majeurs de l'effort européen actuel de défense et généralement enclins à freiner les actions entreprises, tout en se montrant demandeurs de certaines technologies qui pourraient être mises en oeuvre dans le cadre de l'action préparatoire. Je songe en particulier à l'hélicoptère dronisé, qui pourrait faire l'objet d'une coopération utile.
S'agissant de l'Europe de la défense, nous avons pris en septembre dernier, au moment du sommet informel de Bratislava, une initiative conjointe avec l'Allemagne. Nous avons ensuite été rejoints par l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la République tchèque ; l'initiative a été validée par les ministres des affaires étrangères et de la défense, puis a amené aux décisions du Conseil européen de décembre. Le Royaume-Uni ne s'y est pas opposé ; c'est important. Si on l'entend déclarer qu'il veut rester partie prenante de la décision dans les deux ans qui viennent, il faudra sans doute régir ensuite par un accord particulier sa participation à certaines actions pouvant être entreprises dans le cadre de la PSDC.
Quelques mots des industries de défense, qui représentent un aspect essentiel de notre relation. Nous avons engagé en coopération plusieurs programmes majeurs qui, a priori, devraient continuer de se développer.
Je pense d'abord au drone de combat futur (FCAS), pour lequel nous prévoyons de disposer de deux démonstrateurs opérationnels à l'horizon 2025. Un avenant à l'arrangement bilatéral, signé en décembre 2016, permet d'étendre la phase actuelle et d'ouvrir la voie au lancement de la deuxième partie du projet. C'est important, car il s'agit du drone de combat de nouvelle génération : je ne parle pas du drone d'observation. C'est donc, d'une certaine manière, l'aviation de combat du futur que nous commençons d'élaborer ensemble.
Je pense aussi, dans le domaine industriel, à la vitalité du projet One complex weapons qui consiste en un renforcement de l'intégration de MBDA autour de la France et du Royaume-Uni. L'accord intergouvernemental dans le domaine des missiles, entré en vigueur en octobre dernier, est une étape historique car il vient concrétiser le principe d'interdépendance entre nos deux pays dans un domaine capacitaire et technologique de souveraineté. Ainsi, les programmes sont amenés à se poursuivre, qu'il s'agisse du futur missile de croisière ou du futur missile antinavire qui succèderont au Scalp et à l'Exocet.
Dans le même ordre d'idées, nous avons une coopération très importante autour de Thales : Thales UK, Thales France et le groupe Thales dans son ensemble sont ainsi en partenariat pour l'élaboration du projet de guerre des mines. Des accords ont été signés et devraient permettre une coopération extrêmement utile.
J'en reviens aux propositions formulées pour relancer l'Europe de la défense. J'ai été frappé par le fait que le Royaume-Uni, alors que ces propositions étaient postérieures au vote du 23 juin dernier, n'a pas fait obstacle à la validation de l'ensemble de la feuille de route que nous avions initiée avec l'Allemagne. Il est vrai que nous avions pris les précautions nécessaires sur les points de vigilance britanniques – notamment la complémentarité entre l'action de l'Union européenne et celle de l'OTAN. Cela étant, ce souci est partagé par l'ensemble des membres de l'Union, et en particulier par l'Allemagne. Nous avons également entériné le refus d'une duplication inutile avec la création d'une armée européenne – suite à la formule provocatrice lancée par Michael Fallon. Finalement, les Britanniques ont fait preuve, au cours du trimestre, d'une certaine flexibilité, ce qui nous a permis d'adopter l'ensemble des dispositions que nous avions prévues pour renforcer l'Europe de la défense. Ils ne se sont pas opposés, en particulier, à l'établissement, au sein de l'Union européenne, d'une capacité opérationnelle permanente de planification et de conduite dans le domaine stratégique. Ils ne se sont pas opposés non plus à la mise en oeuvre du principe de financement de la défense européenne, que ce soit dans le domaine de la recherche ou qu'il s'agisse de la révision des mécanismes permettant le financement des actions de défense de l'Union européenne par le dispositif Athena.
Je terminerai mon propos en mentionnant deux programmes de coopération en cours.
Il s'agit, d'une part, de notre engagement commun en Estonie en 2017 : dans le cadre du Plan d'action pour la réactivité décidée lors du sommet de l'OTAN à Varsovie, validé lors de la réunion des ministres de la défense en juin dernier, nous allons participer au dispositif de présence avancée rehaussée en Estonie. Cette présence dissuasive vise à prévenir toute incursion russe sur le flanc est de l'Alliance. C'est un point de vigilance majeur que nous partageons avec les Britanniques. Nous mettrons en oeuvre cette décision dès le mois d'avril en mobilisant 300 hommes, soixante-dix véhicules blindés et des chars lourds. Le même dispositif sera ensuite déployé en Lituanie avec nos alliés allemands.
D'autre part, dans le cadre de nos actions récentes, nous avons beaucoup coopéré face à la Russie puisque nous avons été conduits à mener des actions de « dissuasion » à l'égard d'appareils stratégiques russes ayant longé et frôlé l'espace aérien français. Dans le même objectif, nous faisons preuve de vigilance à l'égard de la menace sous-marine russe qui mérite une attention particulière en ce moment – surtout dans l'Atlantique Nord où nous menons des actions spécifiques avec les Britanniques, les Américains et les Norvégiens. Le regain de déploiement sous-marin russe étant relativement récent, il importe que nous puissions nous coordonner à cet égard.
Bref, nous coopérons très étroitement sur des secteurs extrêmement sensibles et la France considère que cette relation bilatérale est essentielle à notre propre sécurité. Cela ne nous empêche pas d'avoir des initiatives de défense au niveau européen. Je constate que jusqu'à présent, le paquet qui a été proposé a été approuvé par le Royaume-Uni. S'agissant des engagements financiers de ce pays, ceux-ci ont pu varier dans le temps, le Royaume-Uni ayant à un moment donné fait des coupes sombres dans sa participation budgétaire, mais son effort budgétaire est maintenant en phase de remontée. Il importe que celle-ci se poursuive. Il faut également que nous inscrivions notre coopération dans les industries de défense dans la durée. Je crois, pour en avoir parlé à de nombreuses reprises avec mon homologue d'outre-Manche, que c'est une volonté partagée.