Au cours de ses travaux, la mission a auditionné environ soixante-dix personnes. Nous nous sommes déplacés non seulement en France, mais aussi aux États-Unis, car ce pays possède le parc nucléaire le plus important au monde, et les réacteurs américains sont comparables aux nôtres. L'objet de notre mission était, je le rappelle, de faire le point sur la faisabilité technique et financière du démantèlement des infrastructures nucléaires. Ces questions se posent précisément maintenant pour deux raisons essentielles : d'une part, 80 % du parc nucléaire français arrive au terme de sa durée d'exploitation initialement prévue, soit quarante ans ; d'autre part, nous avons voté en 2015 la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui prévoit une réduction de 75 à 50 % de la part de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité en France d'ici à 2025.
Ainsi que le président de la mission l'a rappelé, il a souvent été difficile d'obtenir des informations certaines. Il n'y a qu'une seule certitude : le démantèlement aura forcément lieu ; il s'impose à tous, que l'on soit favorable ou non à la poursuite d'une filière nucléaire en France, question qui n'était d'ailleurs pas l'objet de notre mission. Nous devons donc montrer dans tous les cas que nous sommes en mesure de réaliser ce démantèlement. Or il apparaît que la filière nucléaire française n'avait pas anticipé ce démantèlement ou l'avait très mal fait, en tout cas en ce qui concerne le premier parc.
J'aborderai successivement la faisabilité technique et la faisabilité financière.
S'agissant de la faisabilité technique, il convient de distinguer les deux parcs d'EDF. Le premier parc, le plus ancien, est composé de neuf réacteurs, tous à l'arrêt. Il s'agit des six réacteurs UNGG, du réacteur à eau lourde de Brennilis, en Bretagne, de Superphénix et du réacteur de Chooz A, petit REP souterrain de 300 mégawatts. Le deuxième parc, plus récent, assez homogène, comprend cinquante-huit REP, construits pour la plupart entre 1977 et 1987, tous en fonctionnement. L'EPR de Flamanville, seul réacteur en construction actuellement, n'est pas inclus dans ce deuxième parc.
En ce qui concerne le premier parc, rien ne s'est passé comme prévu ou, du moins, comme il aurait fallu, sauf pour le réacteur de Chooz A, dont le démantèlement est presque terminé. Les réacteurs UNGG sont tous à l'arrêt depuis la fin des années 1990. En 2016, EDF a annoncé qu'elle reportait la fin prévue de leur démantèlement de 2041 à 2100 en raison de difficultés techniques, reconnues d'ailleurs en termes très simples par M. Sylvain Granger, responsable du démantèlement chez EDF : « Nous sommes face à une difficulté technique non résolue à l'échelle industrielle. »
Nous avons tous été un peu intrigués, voire interloqués, par le fait que ce problème de faisabilité n'a été découvert que très récemment : alors même que le dernier réacteur de la filière a été arrêté il y a déjà vingt ans, que le réacteur américain de Fort Saint-Vrain, qui présente des caractéristiques assez semblables à celles de nos UNGG, a été démantelé il y a déjà dix-neuf ans, qu'EDF a réalisé des études sur cette question pendant quinze ans et que sa stratégie de démantèlement a été validée par l'Agence de sûreté nucléaire (ASN), on s'est rendu compte qu'il ne serait pas possible de réaliser le démantèlement dans les conditions prévues et qu'il allait falloir le reporter « au début du XXIIe siècle », pour reprendre les termes de l'ASN. Autrement dit, il faudra plus d'un siècle pour démanteler ces réacteurs !
Selon les prévisions d'EDF, le démantèlement de la vieille centrale de Brennilis, constituée d'un petit réacteur à eau lourde de 70 mégawatts, devrait être achevé, si tout se passe bien, en 2032. Il aura donc fallu, si tout se passe bien, quarante-sept ans pour démanteler un réacteur exploité pendant dix-huit ans.
Enfin, Superphénix, qui a été arrêté il y a vingt ans, en 1997, pose des problèmes particuliers en raison des difficultés qu'il y a à évacuer le sodium : à l'état liquide, celui-ci explose au contact de l'eau et prend feu au contact de l'air.
Rappelons que les installations du premier parc ne sont pas standardisées : chacune d'entre elles présente des particularités qui peuvent entraîner des surcoûts difficiles à anticiper. EDF n'a pas été en mesure de nous fournir – ou n'a pas souhaité le faire – le montant déjà dépensé ou prévu pour leur démantèlement. Nous ne disposons que d'une seule donnée : en 2006, la Cour des comptes a évalué le coût de démantèlement de la centrale de Brennilis à 482 millions d'euros, soit vingt fois le coût initialement prévu.
En ce qui concerne le deuxième parc, à savoir les cinquante-huit REP actuellement en fonctionnement, au vu des réponses de la plupart de nos interlocuteurs, nous n'avons pas de raison de douter a priori qu'EDF sera bien en mesure de réaliser leur démantèlement du point de vue technique. Restent les difficultés liées au travail dans un milieu radioactif : si EDF a anticipé, en mettant au point des robots évitant aux individus d'aller eux-mêmes dans des zones trop fortement radioactives, les centrales n'ont pas vraiment été conçues, au moment de leur construction, pour être démantelées. Il faut pouvoir introduire ces robots dans les endroits à démanteler, et il faut qu'ils disposent de suffisamment d'espace pour évoluer.
La standardisation du deuxième parc est généralement invoquée comme un avantage. Celui-ci est réel : dans la mesure où ces réacteurs sont sensiblement les mêmes, l'expérience acquise lors du démantèlement de l'un d'entre eux servira lors du démantèlement des autres. Cependant, dans la mesure où ils ont été construits pour l'essentiel à peu près au même moment, entre 1977 et 1987, on peut supposer que leur démantelèrent interviendra au cours de la même période. Dès lors, disposera-t-on du personnel et du matériel suffisants pour réaliser simultanément tous ces démantèlements ? En outre, si l'on est confronté à une difficulté sur un réacteur, ne risque-t-on pas de la rencontrer sur les autres réacteurs du parc ?
À ces difficultés s'ajoutent l'engorgement des lieux de stockage et l'absence, à ce stade, de filière adaptée pour le graphite usagé. Ces éléments étaient en marge de notre travail, mais il faut en tenir compte pour la faisabilité technique.
En définitive, nous considérons que la faisabilité technique du démantèlement n'est pas entièrement assurée.
S'agissant de la faisabilité financière, même si nous sommes d'accord sur l'essentiel, le président de la mission et moi-même ne faisons pas tout à fait la même interprétation : pour ma part, je considère que les charges de démantèlement sont vraisemblablement sous-évaluées et, par conséquent, sous-provisionnées.
Je vous donne d'abord quelques chiffres. Le coût global final du démantèlement est estimé par EDF à 75,5 milliards d'euros. Cette somme sera décaissée progressivement, au fur et à mesure des démantèlements. La somme qui doit être provisionnée s'élève à 36,1 milliards ; il s'agit d'une simple écriture comptable. Conformément à une spécificité de la loi française, heureuse à notre sens, les deux tiers de ces provisions, soit 23,5 milliards, doivent être couverts par des actifs dédiés.
Nous avons essayé de comparer ces estimations de coûts avec celles qui ont été faites dans d'autres pays. Les exploitants étrangers ont tous prévu des provisions supérieures à celles d'EDF. Ainsi que le président de la mission l'a relevé, deux facteurs peuvent l'expliquer : d'une part, les exploitants ne prennent pas forcément en compte les mêmes opérations ; d'autre part, l'importance et la standardisation du parc d'EDF peuvent laisser espérer un certain nombre d'économies d'échelle, qui ne sont pas envisageables dans les mêmes proportions ailleurs.
Toutefois, les chiffres annoncés par d'autres pays, notamment par le Royaume-Uni et les États-Unis, sont vraisemblablement plus proches de la réalité, car ils se basent sur des démantèlements qui ont été effectivement réalisés. Rappelons que, à ce stade, EDF n'a mené aucun démantèlement jusqu'à son terme.
À mon sens, un certain nombre de charges sont objectivement non provisionnées.
Ainsi, les taxes et assurances ne sont pas prises en compte. Le président de la mission a indiqué tout à l'heure que l'État pourrait finalement décider de ne pas demander le paiement de la taxe sur les installations nucléaires de base pour les opérations de démantèlement. Certes, cette taxe a été abaissée dans le cadre du dernier collectif budgétaire, mais elle existe toujours, et il faut donc la budgéter.
L'évacuation des combustibles usagés n'est pas prise en compte non plus, par principe, car elle est considérée non pas comme un coût de démantèlement, mais comme un coût d'exploitation. Reste qu'il faudra bien la financer à un moment donné.
La remise en état des sols n'est pas prévue, car EDF envisage la plupart du temps de construire de nouveaux réacteurs sur les sites concernés.
De plus, EDF mise sur une mutualisation qui repose sur l'hypothèse, à mon sens optimiste, de la construction de nouveaux réacteurs sur ces sites. Dans le cas de deux réacteurs situés côte à côte, si l'on en démantèle un pendant que l'autre reste en fonctionnement, un certain nombre de dépenses – gardiennage, utilisation des machines, etc. – peuvent servir pour les deux. En revanche, pour que cette mutualisation fonctionne pour le deuxième réacteur, cela suppose qu'un nouveau réacteur soit en construction. Certes, ce n'est pas exclu, mais il s'agit d'une vision optimiste de l'avenir du point de vue du financeur, car, à ce stade, les décisions en ce sens n'ont pas été prises.
Enfin, le taux d'actualisation retenu – c'est-à-dire, grosso modo, le taux d'intérêt appliqué aux provisions – est le plus élevé d'Europe, donc le plus favorable, ce qui nous paraît optimiste.
En outre, nous ne disposons pas de données précises – sans doute n'est-il pas possible d'en produire – sur le gain résultant de l'effet de série.
À mon sens, la méthode de calcul du coût global, appelée « Dampierre 2009 », donne elle aussi matière à discussion. Elle a consisté à estimer, en 2009, le coût du démantèlement d'un réacteur type de 900 mégawatts, celui de Dampierre, et à le multiplier par cinquante-huit. Or il y a deux limites à cette façon d'évaluer le coût global. Premièrement, on ne prend pas en compte l'historique de chacun des réacteurs ; certes, ils sont sensiblement identiques, notamment en termes de conception, mais ils ont connu des événements différents. Deuxièmement, entre 2009 et 2017, les exigences de sécurité ont été renforcées à la suite de l'accident de Fukushima. EDF, que nous avons interrogée à ce propos, indique en avoir tenu compte et affirme que cela ne modifie pas les coûts de manière sensible. Je suis disposée, le cas échéant, à adhérer à cette idée, mais, à ce jour, nous n'avons pas reçu les éléments chiffrés qu'EDF devait nous envoyer.
Autre coût qu'EDF n'envisage pas : le coût social. Aujourd'hui, on estime qu'une centrale nucléaire équivaut en moyenne à 1 000 emplois directs. EDF, que nous avons interrogée, a indiqué que, compte tenu de l'importance de son parc, des salariés qui ne pourraient plus travailler sur un site pourraient être embauchés sur un autre. Cette hypothèse n'est pas invraisemblable, mais il existe, à un moment donné, une limite, car il n'est pas absolument certain que chaque réacteur soit remplacé par un autre réacteur. Et, quand bien même on s'engagerait dans la construction de nouveaux réacteurs, ceux-ci seront plus puissants que ceux qui sont en service actuellement. Il n'y aurait donc vraisemblablement pas autant de réacteurs qu'aujourd'hui.
Enfin, une dernière interrogation porte sur la nature des actifs dédiés aux provisions et sur leur caractère liquide. EDF a notamment inscrit, au titre de ces actifs, sa filiale Réseau de transport d'électricité (RTE). Nous avons donc demandé aux responsables d'EDF si cela signifiait qu'ils envisageaient de vendre RTE si besoin en était. Ils nous ont répondu que non. Soit, mais alors, un problème de liquidité peut se poser. Si tel était le cas, comment s'y prendrait-on ?
Pour faire face à ces montants importants, la stratégie qu'EDF semble avoir retenue est de parier sur un allongement de la durée de vie des centrales nucléaires grâce au programme de « grand carénage ». Le montant de cet investissement est évalué à 74 milliards d'euros, ce qui équivaut au coût total du démantèlement estimé par EDF. Cette stratégie aurait trois conséquences favorables pour l'électricien : permettre aux provisions d'augmenter avec le temps ; étaler le démantèlement pour éviter l' « effet falaise », c'est-à-dire le fait de devoir réaliser simultanément un grand nombre de démantèlements ; ralentir l'engorgement des exutoires. Cela pose cependant un problème réel au regard des citoyens que nous représentons : c'est une façon de s'asseoir sur la loi relative à la transition énergétique que nous venons de voter !
Ce pari nous semble d'autant plus surprenant et audacieux que, pour l'instant, l'électricien n'a pas reçu l'aval technique de l'ASN pour le prolongement de la durée de vie de la plupart de ses centrales.
Donc, nous concluons, dans notre rapport, qu'il est nécessaire de discuter beaucoup plus largement de cette stratégie de démantèlement. Les enjeux économiques, financiers, mais aussi, potentiellement, sanitaires sont extrêmement importants. D'autant que, si EDF n'est pas en mesure de financer le démantèlement dans les conditions prévues, cela signifie que l'État, c'est-à-dire, in fine, le contribuable, devra se substituer à elle.
Le nucléaire s'inscrit dans le temps long. D'où une difficulté à se projeter, y compris pour les opérateurs : il peut s'écouler un siècle, voire davantage, entre le moment où l'on pose la première pierre d'une centrale et celui où le site est totalement démantelé et assaini. Cela nous conduit à nous interroger sur le rôle de l'État actionnaire, qui détient 85 % du capital de l'électricien. Car si la République exerce sa tutelle sur EDF au travers du ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer, d'une part, et effectue un contrôle par le biais de l'ASN, d'autre part, c'est aussi la République et, donc, nous tous qui sommes censés définir la politique de l'entreprise via la participation détenue par l'État.
Je souligne l'intérêt et le plaisir que j'ai eus à réaliser ce travail, avec l'assistance de nos collaborateurs et des administrateurs de l'Assemblée nationale. Je remercie les membres de la mission d'information, en particulier Guy Bailliart, qui a été particulièrement présent. J'ai le sentiment, avec toutes les limites que cela comporte, d'avoir contribué à la réflexion et d'avoir fait oeuvre utile. Je remercie le président Jean-Paul Chanteguet d'avoir permis le déroulement de cette mission.
Pour conclure, on peut s'étonner qu'on ne s'intéresse à cette question que maintenant, alors même que les réacteurs atteignent tous le terme de leur durée de vie initialement prévue, à savoir quarante ans – ce qui ne signifie pas que celle-ci ne peut pas être prolongée.