Je suis très honoré de présenter les travaux de la section de l'économie et des finances du CESE sur cette question dont nous nous sommes saisis au tout début du nouveau mandat de notre institution. À la suite du renouvellement du mois de décembre 2015, des axes stratégiques ont été adoptés, parmi lesquels figurait la question de la fragilisation de la cohésion sociale. Dans cette perspective, les membres de notre section sont assez rapidement convenus qu'il serait intéressant de traiter la question de la fraude et de l'évasion fiscales.
Menés parallèlement à l'élaboration du rapport sur l'état de la France, ces travaux sont originaux en ce que le CESE n'avait jamais travaillé sur l'évitement fiscal. Depuis l'avis rendu en 2005 sur la question des prélèvements obligatoires, nous n'avions d'ailleurs travaillé la question de la fiscalité que par petites touches, jamais de manière frontale ni complètement. L'originalité de ces travaux tient aussi à la composition de notre section, au sein de laquelle siègent, certes, des personnes impliquées dans la lutte contre l'évasion fiscale, comme des représentants d'organisations non gouvernementales (ONG), de syndicats, d'associations, des personnalités de la société civile, mais aussi des représentants des entreprises, membres du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), des chambres de commerce et d'industrie, des artisans, des agriculteurs, pour lesquels – ils le disent eux-mêmes – la fiscalité est une arme de compétitivité massive. En outre, nous avions la chance d'avoir, en la personne du représentant des professions libérales, un avocat fiscaliste. Ainsi avons-nous travaillé avec toutes les parties concernées par l'évitement fiscal pour trouver des compromis et faire avancer ce débat de société.
L'expression « évitement fiscal » est peu employée en France. Nous l'avons empruntée à nos cousins québécois, qui l'utilisent bien plus fréquemment, pour traduire tax avoidance. Par cette expression, nous visons tout d'abord tous les mécanismes pénalement répréhensibles et explicitement interdits par la loi ou par la jurisprudence : abus de droit, actes anormaux de gestion, dissimulation de revenus et autres techniques pouvant être qualifiées de fraude fiscale – fraude à l'impôt sur les sociétés (IS) ou fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), pour les sociétés, fraude à la fiscalité des successions, à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou organisation frauduleuse d'insolvabilité, pour les particuliers. Nous y avons aussi intégré toute une zone grise, que nous avons tenté de caractériser comme l'utilisation excessive de mécanismes légaux potentiellement dommageables et – critère qui n'est pas retenu dans la définition de l'optimisation agressive – contraires à l'intérêt général. Considérant qu'il est important, dans nos sociétés, de payer l'impôt, nous avons estimé qu'utiliser des moyens contraires à la loi ou à l'intérêt général pour s'y soustraire relevait de l'évitement fiscal. En revanche, les niches fiscales et autres mécanismes fiscaux d'incitation n'en relèvent pas, car ces outils visent notamment à orienter des dépenses publiques ou à réguler l'économie.
Ce travail de définition a déjà pris du temps, car nous n'étions pas tous d'accord. Certains voulaient inclure le recours aux niches fiscales dans la notion d'évitement, alors qu'en lui-même il n'en relève pas. Une utilisation normale des niches fiscales ne pose pas problème, au contraire d'une utilisation excessive – on entre alors dans cette zone grise que j'évoquais.
Vous connaissez les chiffres. Chaque année, ce sont, dans l'Union européenne, 1 000 milliards d'euros et, selon vos propres travaux, mesdames et messieurs les députés, en France, 60 à 80 milliards d'euros de recettes fiscales qui sont perdus à cause de l'évitement fiscal. Évidemment, ces chiffres sont à manier avec précaution : il est très difficile d'évaluer un phénomène par définition opaque. Par ailleurs, Tax Justice Network estime que, dans le monde, le montant des transactions qui transitent par les paradis fiscaux est compris entre 16 000 milliards et 25 000 milliards.
Il faut prendre en compte la nouvelle géographie de la mondialisation. Même si le phénomène d'évitement fiscal a toujours existé, il est aujourd'hui considérablement amplifié et diversifié, notamment du fait d'une liberté de circulation des capitaux qui a transformé l'économie. Aujourd'hui, 60 % des échanges dans le monde ont lieu à l'intérieur même des entreprises, réalisés à des prix de transfert parfois fixés de façon artificielle. Je vous renvoie aux travaux de MM. Woerth et Muet sur toutes ces questions. Je pourrais évoquer également la dématérialisation et la numérisation de l'économie, qui nous obligent à revoir nos règles fiscales. Barack Obama aimait à montrer la photo d'un immeuble des îles Caïman qui abritait plus de 1 800 sociétés et un cabinet de conseil. Dans le même ordre d'idée, Pascal Saint-Amans rappelait que 25 % des investissements directs étrangers en Inde viennent de l'île Maurice, que 2 100 milliards de dollars de profits cumulés des sociétés américaines sont aujourd'hui hébergés aux Bermudes et aux îles Caïman, et que, dans cette nouvelle géographie de la mondialisation, Jersey serait devenue, par le jeu des transferts de marques et de bénéfices, le premier producteur de bananes de l'Union européenne. Nous nous sommes également intéressés à certains schémas, que vous a sans doute bien expliqués Pierre-Alain Muet, auxquels recourent des particuliers, tel le schéma dit « Aznavour », remis au goût du jour récemment avec Football Leaks – il est question de droits d'auteur et de droits d'image.
Autre originalité de nos travaux, nous avons voulu examiner l'impact de l'évitement fiscal sur la cohésion sociale et le consentement à l'impôt. Il n'existe pas, aujourd'hui, d'études claires, précises et longitudinales sur l'évolution du consentement à l'impôt des Français ni sur les facteurs qui peuvent l'affecter. Si l'on aborde le consentement à l'impôt d'un point de vue technique, en l'assimilant au civisme fiscal, le taux très élevé du recouvrement de l'impôt sur le revenu pourrait donner à penser que les Français sont particulièrement attachés à l'impôt et que leur consentement à l'impôt est fort. Cependant, si on l'envisage sous l'angle politique, des enquêtes menées ces derniers mois montrent que seulement 54 % des Français considèrent que payer des impôts est un geste citoyen, tandis que 30 % y voient une extorsion de fonds. Il est difficile de déterminer le rôle des mécanismes d'évitement fiscal dans une telle perception de l'impôt, mais ils peuvent y contribuer, car ils nourrissent un sentiment d'injustice chez ceux qui paient leurs impôts et pensent parfois être les seuls à payer.
Si le G20 et l'OCDE se sont fortement mobilisés contre l'évitement fiscal, c'est notamment en raison de la perte de recettes fiscales qu'il représente pour les États et du report de la charge fiscale qu'il entraîne. La France n'est effectivement pas seule concernée par le phénomène. Son impact est estimé à plus de 100 milliards de dollars par an aux États-Unis et à 100 milliards de livres sterling par an au Royaume-Uni. Les finances publiques s'en trouvent affectées, les États devant choisir soit de recourir à la dette, soit de moins financer certains services publics, comme les hôpitaux, les écoles, la police. Si l'évitement entraîne une perte de recettes fiscales de 60 à 80 milliards d'euros par an en France, cela représente l'équivalent du budget annuel de l'éducation nationale, dont le montant exact est de 78 milliards d'euros !
Au sein de la section de l'économie et des finances, nous avons beaucoup échangé sur la question du report de la charge fiscale qui en résulte. Celle-ci se trouve effectivement reposer davantage sur des facteurs moins mobiles : les particuliers ou bien des entreprises établies uniquement en France. Un système à deux vitesses se crée, avec, d'un côté, ceux qui peuvent frauder, de l'autre, ceux qui payent et ont le sentiment d'être bien les seuls.
L'évitement fiscal entraîne également une distorsion de concurrence, même si les plus récents travaux du Conseil des prélèvements obligatoires tendent à montrer que l'écart est moins prononcé entre l'impôt payé par les grandes entreprises et celui payé par les petites et moyennes entreprises (PME) et les très petites entreprises (TPE). Cette distorsion peut jouer entre acteurs économiques mobiles, internationaux, et acteurs économiques qui ne sont pas mobiles. À cet égard, au sein de notre section, les représentants des agriculteurs, de l'artisanat et des très petites entreprises ont insisté de manière très intéressante sur la capacité qu'ont McDonald's et Starbucks de recourir à des montages pour échapper à l'imposition en France, et que n'a pas le petit restaurant du coin. L'argument peut se retourner en campagne de communication, comme on l'a vu dans le secteur des voitures de transport avec chauffeur (VTC), Chauffeur Privé revendiquant, face à Uber, son patriotisme fiscal.
En ce qui concerne l'impact du phénomène sur les salariés, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les travaux des syndicats. Je songe notamment à la campagne Unhappy Meal menée notamment par la Fédération syndicale européenne des services publics dans différents pays, comme l'Espagne, l'Italie ou la France, à propos des pratiques de McDonald's. En matière tant de revenus que d'intéressement, l'évitement affecte le sort des salariés, puisque le bénéfice des entreprises sur le territoire où ils sont employés est réduit par les mécanismes employés. Certains syndicats de salariés commencent donc à se mobiliser pour demander des comptes.
Les effets de l'évitement fiscal sur le financement de la protection sociale sont assez peu étudiés mais réels, un certain nombre de contributions étant assises sur le bénéfice net imposable, que les entreprises pratiquant l'évitement minorent. Le même problème peut être rencontré avec de petits entrepreneurs qui, par une manipulation de leur assiette imposable, évitent de payer les cotisations ou les contributions qui financent la protection sociale.
L'Union européenne estime, par ailleurs, à 189 milliards d'euros le coût annuel de l'évitement fiscal pour les pays en développement, montant à comparer à celui de l'aide publique au développement versée par l'ensemble des États du Nord, qui est de 131 milliards d'euros. En somme, lutter contre l'évitement fiscal dans ces pays du Sud permettrait à la fois de consacrer des sommes moindres à l'aide publique au développement et d'assurer un meilleur développement des pays concernés.
Au gré de nos auditions et de nos diverses rencontres, nous avons ressenti autour de l'évitement fiscal un climat décomplexé, mais aussi le sentiment d'une fraude insuffisamment traquée. Je rappelle d'ailleurs le contexte : notre avis a été rendu le 13 décembre dernier, deux jours après la condamnation de l'ancien ministre délégué au budget Jérôme Cahuzac. Au mois d'avril 2016, 19 % des Français se déclaraient prêts à recourir à l'évasion fiscale et à l'évitement fiscal s'ils en avaient les moyens, et 80 % jugeaient la fraude fiscale insuffisamment traquée. En fait, il n'y a pas d'impunité fiscale – aujourd'hui, des services fiscaux traquent bel et bien cette fraude –, il y a plutôt une forme d'impunité pénale, liée au « verrou de Bercy » et au rôle que peut jouer la commission des infractions fiscales.
Une partie de notre rapport retrace les avancées enregistrées depuis le G20 en 2008. La société civile et le G20 se sont très fortement mobilisés, ce qui a permis à la fois de lutter contre le blanchiment de capitaux, de parvenir à l'échange automatique d'informations, et d'aboutir au projet BEPS de l'OCDE, visant à lutter contre l'érosion de la base imposable. Nous soulignons évidemment la part du travail parlementaire, avec plusieurs lois adoptées en 2013, des dispositions prises en lois de finances et la loi dite « Sapin 2 ».
J'en viens à nos préconisations.
Il s'agit, tout d'abord, d'affirmer la place de la France dans la lutte contre l'évitement fiscal au niveau européen et international. Il faut mettre en oeuvre les mesures du plan BEPS et parvenir à une liste commune des paradis fiscaux. Nous nous réjouissons des progrès au niveau de la Commission européenne qui doit délivrer une telle liste à la fin de l'année, mais interrogeons-nous sur le faible nombre de pays figurant sur notre propre liste de territoires non coopératifs, faible au regard des listes établies par d'autres pays européens – en tout, 113 États figurent sur des listes européennes. Nous soutenons le projet de directive « assiette commune consolidée pour l'impôt des sociétés » (ACCIS) de la Commission européenne, mais nous souhaitons qu'y soient ajoutées des fourchettes de taux autorisés, comme il en existe déjà pour la TVA. L'unanimité étant requise en matière fiscale, nous souhaitons que la France puisse prendre l'initiative d'une procédure de coopération renforcée s'il n'est pas possible de parvenir à un accord. Enfin, nous souhaitons l'organisation d'une Conférence des parties (COP) fiscale.
Il s'agit, ensuite, d'accroître le niveau de transparence et de responsabilité des acteurs économiques. Une meilleure connaissance des bénéficiaires effectifs, notamment par l'instauration d'un registre des trusts, et une traçabilité bancaire des relations avec les paradis fiscaux sont nécessaires, mais nous proposons d'aller plus loin avec une loi FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) à la française. Ayant beaucoup débattu du reporting pays par pays et de sa publicité, nous sommes parvenus à un compromis : il s'agirait de permettre aux institutions représentatives du personnel (IRP) d'accéder aux informations aujourd'hui communiquées à l'administration fiscale en la matière, pour leur permettre d'interroger et d'avoir une discussion sur la stratégie fiscale au sein des comités d'entreprise. Une telle disposition, sur laquelle se sont accordés l'ensemble des acteurs, organisations syndicales et organisations patronales, ne nécessite que la modification du décret relatif à la base des données économiques et sociales (BDES) de l'entreprise, la base de données confidentielle que tout acteur partie prenante des IRP peut consulter. Nous prônons, de même, l'instauration d'une obligation d'information des IRP en matière de prix de transfert, de valorisation et de cession des brevets, d'utilisation des patent boxes, et autres rescrits pour permettre une meilleure discussion au sein de l'entreprise.
Nous préconisons aussi, unanimement, que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) comporte une dimension fiscale qui en serait un élément fondamental. Pierre-Alain Muet avait déjà évoqué la question. Aujourd'hui, les rapports RSE des grands groupes n'abordent absolument pas la question fiscale, comme si contribuer aux charges publiques n'était pas une responsabilité sociale. Nous avons donc réaffirmé la nécessité d'un volet fiscal dans l'obligation de reporting financier des entreprises. Nous recommandons, de même, que les agences de notation extrafinancières prennent en compte, non pas seulement les questions sociales et environnementales, mais aussi le comportement fiscalement responsable des entreprises évaluées.
Il faut encourager les acteurs économiques à avoir des comportements fiscalement responsables. En ce qui concerne les entreprises publiques, nous avons récemment rencontré les ministres, et il nous a été assuré qu'un travail avait été fait pour vérifier que les entreprises dans lesquelles l'État détient une participation avaient des comportements fiscalement responsables. Nous pourrions imaginer, par ailleurs, de faire du comportement fiscalement responsable un critère dans l'attribution de marchés publics ou dans l'attribution de financements publics par Bpifrance, la Caisse des dépôts et consignations ou la Banque européenne d'investissement.
Enfin, il faut renforcer les moyens de la lutte contre l'évitement fiscal. Les services de l'administration et les services d'enquête et de justice, que nous avons rencontrés, manquent de moyens humains et techniques pour faire leur travail : il n'y a que quatorze magistrats, aujourd'hui, au parquet national financier, alors qu'une trentaine était prévue. Il faut aussi prévenir les montages fiscalement agressifs, par exemple en les soumettant à l'agrément préalable de l'administration – la définition des montages fiscalement agressifs pourrait se fonder sur celle de la clause anti-abus de la directive du 19 juillet 2016.
Dernier point, qui vous concerne également, mesdames et messieurs les députés, une meilleure information sur ces questions est nécessaire ; des informations précises sur la coopération internationale et l'évaluation des mesures législatives prises devraient être communiquées.