Intervention de Jean-David Ciot

Réunion du 7 février 2017 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-David Ciot, co-rapporteur :

Au cours de la décennie actuelle, la Méditerranée aura été au coeur des préoccupations stratégiques et sécuritaires. Printemps arabes, crise syrienne, crise des migrants, le bassin méditerranéen demeure une zone d'effervescence géopolitique. Il reste un espace d'intérêt majeur du fait de son caractère hautement stratégique d'antichambre vers l'Atlantique à l'ouest, vers l'océan Indien et le Pacifique à l'est.

Au regard de cette actualité et compte tenu de l'importance de la Méditerranée pour la France, il était naturel que notre commission s'intéresse à l'action que nos forces armées conduisent dans cet espace ou à partir de cet espace. Plus singulièrement, il s'agissait d'analyser le rôle, ou plutôt les rôles, de la marine nationale. Il peut s'agir du rôle joué à l'intérieur du bassin méditerranéen, avec les opérations menées dans le cadre de l'action de l'État en mer (AEM). Il s'agit également du rôle joué à partir de celui-ci, ainsi qu'en témoigne la participation de la marine à l'opération Chammal.

En outre, ces rôles sont multiples : action opérationnelle quotidienne de nature essentiellement civile, comme l'AEM ; action strictement militaire plus ponctuelle mais de haute intensité, à l'image de l'opération Chammal ; action « diplomatique » et de coopération, avec les partenariats noués avec les marines étrangères ; action dans le domaine industriel enfin, avec le soutien aux exportations d'armement.

Notre rapport ne prétend pas à l'exhaustivité en établissant un audit complet de l'ensemble des missions menées par la marine en Méditerranée. Il vise à faire état des grandes tendances actuellement à l'oeuvre ou prévisibles à moyen terme, et à envisager leurs conséquences possibles sur la conduite de ces missions.

Il s'inscrit également dans la perspective d'une défense « à 360° ». Des crises majeures se sont récemment produites aux marges orientales de l'Europe, et elles ont légitimement focalisé l'attention de nos partenaires au sein de l'Union européenne comme de l'Alliance atlantique. Mais les risques et les menaces ne se concentrent pas uniquement à l'est. Le flanc sud est également un espace de tensions majeures et susceptibles d'entraîner des changements profonds à terme.

Nous avons choisi de mener notre analyse en deux temps. Nous avons d'abord dressé un panorama des enjeux stratégiques et des capacités navales en Méditerranée. Puis nous avons consacré des développements substantiels à la description des différents rôles et missions de notre marine dans cette zone.

Tout d'abord donc, quelques mots concernant les enjeux stratégiques. Naturellement, il ne s'agit pas pour nous de dresser la liste de l'ensemble des « dossiers méditerranéens ». Il s'agit en revanche d'opérer des choix et de présenter certains enjeux dès lors que, selon nous, ils sont susceptibles de produire des conséquences notables et de concerner, plus ou moins directement, la France et sa marine.

Avant d'aborder ces différents points, quelques rappels très rapides sur l'importance de la Méditerranée en termes économiques et stratégiques, qui est sans commune mesure avec sa réalité géographique. En effet, alors qu'elle ne représente qu'1 % de la surface des mers du globe, la Méditerranée concentre 25 % du trafic maritime global, dont 30 % du trafic pétrolier mondial. Le canal de Suez est un vecteur-clé d'approvisionnement en hydrocarbures de l'Europe, mais également du continent américain, via le détroit de Gibraltar. Au total, ce sont près de 2 000 navires de toutes sortes qui, quotidiennement, sont présents à la mer ou dans un port méditerranéen. Je rappelle que la route qui traverse l'océan Indien puis la mer Rouge pour arriver en Méditerranée constitue la voie principale qui relie l'Asie à l'Europe, notamment pour ce qui concerne le trafic de marchandises.

Quels sont donc, selon nous, les tensions et enjeux susceptibles de « faire l'actualité » de la Méditerranée à moyen terme ? Je précise que nous avons choisi de ne pas traiter les enjeux régionaux historiques non encore résolus, comme le conflit israélo-palestinien ou la question chypriote. Ils n'entraient pas dans le mandat de notre mission et, par ailleurs, chacun mériterait un rapport spécifique. Nous n'avons pas non plus analysé la crise syrienne en tant que telle : il s'agit d'un dossier particulièrement complexe qui reste encore d'une actualité brûlante, et par conséquent peu propice à une analyse satisfaisante.

Premier enjeu : la question énergétique, dont on peut se demander si elle constituera un facteur d'exacerbation ou de réduction des tensions dans la zone. Entamée il y a dix ans, l'exploitation de champs gaziers en Méditerranée orientale s'accélère depuis 2009. Cette accélération est due à la découverte de gisements au large d'Israël, de l'Égypte, du Liban et de Chypre. Ces gisements sont considérables. En tout, le bassin du Levant contiendrait plus de 3 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel, soit l'équivalent de la production mondiale annuelle.

La présence de telles ressources est susceptible de produire des dynamiques de sens opposés. Si l'on est de nature pessimiste, on peut penser qu'elle attisera les rivalités entre les pays concernés. C'est déjà le cas dans la perspective du tracé des frontières maritimes, alors que le moindre km² peut receler des ressources gigantesques. En témoigne le conflit entre Israël et le Liban sur cette question.

Si l'on est plus optimiste, on peut estimer qu'elle obligera, par réalisme, l'ensemble de ces États à relativiser les différends qui existent entre eux et à négocier un partage de la ressource. En réalité, il est probable que les deux dynamiques se succèdent : les rivalités seront sans doute exacerbées à court terme, mais la recherche d'un compromis mutuellement avantageux pourrait l'emporter à moyen terme.

Deuxième enjeu : les possibles implications du pivot américain vers l'Asie. Portée par l'ancien président Obama, cette doctrine prend acte de la redistribution des puissances, du basculement des pôles mondiaux et du fait que les intérêts économiques et sécuritaires des États-Unis sont « inextricablement liés » à la zone Asie Pacifique, ainsi que l'affirme un rapport du ministère américain de la Défense. S'il s'opérait effectivement sur une vaste échelle, ce basculement stratégique pourrait concerner la Méditerranée puisque les États-Unis pourraient être amenés à redistribuer leurs capacités au profit de la zone Asie-Pacifique.

À l'heure actuelle des inconnues demeurent, et l'élection de Donald Trump n'a pas contribué à les dissiper, bien au contraire. La nouvelle administration maintiendra-t-elle la dynamique du « pivot », alors que le président Trump a récemment décidé de retirer les États-Unis de l'accord de partenariat transpacifique ? Que celle-ci soit maintenue ou non, quid des déclarations du président américain poussant les alliés des États-Unis à assurer eux-mêmes leur protection, ou en tout cas à renforcer leur participation dans l'Alliance atlantique ?

Il est toutefois certain que les États-Unis ne se désintéresseront jamais totalement de la Méditerranée, pour au moins trois raisons : l'attachement à la défense de la liberté de navigation, cruciale pour les échanges ; la nécessité de garantir la sécurité de leurs ressortissants présents dans la zone ; et la contribution à la sécurité d'Israël.

Troisième enjeu : le retour de la puissance russe pour la préservation de ses intérêts stratégiques. L'action de la Russie en Méditerranée semble répondre à deux impératifs, au-delà de la volonté historique d'accès aux « mers chaudes » et d'une stratégie globale de démonstration de puissance. Le premier tient à la préservation de ses capacités stratégiques, avec notamment les bases de Tartous et de Lattaquié en Syrie. Le second tient à la volonté de contenir une possible extension de la menace djihadiste vers son territoire. En effet, les combattants de Daech originaires de Russie forment l'un des principaux contingents étrangers de l'organisation terroriste. Aussi, aux yeux de Moscou, la Syrie constitue un « verrou » qui doit résister, au risque, dans le cas contraire, de provoquer une remontée de djihadistes par la Turquie, notamment au niveau des républiques à majorité musulmane du Caucase – Daghestan ou Tchétchénie. J'ajoute que même si le champ d'intervention de l'opération Sophia était étendu aux eaux territoriales libyennes, il n'en recouvrirait toujours pas pour autant la totalité des zones d'actions des filières de passeurs et de trafiquants. En effet, ces filières ne s'organisent pas seulement dans les ports ; elles prennent leurs racines à l'intérieur des terres. La ligne des côtes libyennes n'est en réalité que notre dernière ligne de défense en Méditerranée avant notre territoire national, et la tenir ne nous dispensera pas d'un dispositif de défense de l'avant, dans le Sahel.

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