Le décor géostratégique et capacitaire étant planté, nous en venons à l'action conduite par notre marine en Méditerranée, qui peut être présentée selon trois axes : l'action opérationnelle, l'action « diplomatique » avec l'aspect coopération, et l'action menée en soutien à notre industrie de défense.
L'action opérationnelle peut être déclinée en trois volets : l'action quotidienne menée à l'intérieur du bassin Méditerranéen : avec notamment l'action de l'État en mer ; les opérations non permanentes, de nature militaire ; la participation à la gestion des crises migratoires.
Je ne reviendrai pas sur les différentes missions menées au titre de l'AEM et sur les différents acteurs qui y participent, vous les connaissez parfaitement. Je souhaite en revanche mettre l'accent sur un certain nombre de sujets.
La question environnementale est primordiale dans cette zone. Je rappelle que 45 % des eaux sous juridiction française sont classées en aires marines protégées. La lutte contre les pollutions, qu'elles soient accidentelles ou volontaires, revêt donc une importance particulière. Un point d'attention pour l'avenir tient au développement de fermes pilotes d'éoliennes sur les côtes méditerranéennes. De tels projets ne seront pas sans conséquences dans la conduite de l'AEM, en termes de régulation de la navigation et de protection des installations concernées.
Dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants, des évolutions sont également à signaler. Si l'on constate une diminution des go-fast à l'intérieur du bassin méditerranéen, on note dans le même temps un développement des trafics intercontinentaux de stupéfiants en provenance d'Amérique du sud. Là aussi, le changement de nature du risque aura pour conséquence une évolution de la réponse opérationnelle.
Enfin, la protection des navires français assurant les liaisons transméditerranéennes, entre la Corse et le continent et à destination ou en provenance d'Afrique du Nord, constitue un nouvel enjeu. Afin de réduire la vulnérabilité dans ce domaine, la marine a procédé au renforcement des capacités de contrôle de la gendarmerie maritime dans plusieurs ports à passagers tels que Nice et Sète.
En termes statistiques, la Méditerranée représente environ 30 % des heures de mer et de vol réalisées au titre de l'AEM au niveau national. La lutte contre les pollutions y est importante puisqu'elle concentre 44 % des heures de mer et 42 % des heures de vol nationales réalisées au titre de cette mission. Elle représente également la deuxième zone en matière de lutte contre les trafics illicites au niveau national, avec 41 % des heures de mer et 36 % des heures de vol réalisées à ce titre. Enfin, les actions de sauvetage et d'assistance constituent une autre mission primordiale de l'AEM en Méditerranée puisque cette dernière concentre 45 % des heures de mer consacrées à ces opérations au niveau national.
J'en viens maintenant aux opérations non permanentes. Globalement, depuis 2012, on constate que le nombre d'opérations augmente, que ces opérations se déclenchent de plus en plus rapidement compte tenu de l'actualité et de l'exigence de réactivité politique, qu'elles ont tendance à s'inscrire dans la durée, et qu'elles impliquent systématiquement des capacités de « haut du spectre ». En résumé, ces opérations sont plus nombreuses, plus intenses et plus longues. Elles mobilisent donc davantage nos capacités maritimes.
Entre 2012 et 2013, les temps de présence des forces en Méditerranée orientale avaient presque triplé. De 183 jours de présence dans cette zone en 2012 on était passé à 533 jours en 2013, et 577 jours en 2015. Depuis 2015, on constate un pic d'activité sous l'effet, d'une part, d'une augmentation des zones où la présence de la marine est requise et, d'autre part, de l'élargissement du spectre des missions menées. On peut évoquer : la participation du groupe aéronaval à l'opération Chammal ; les missions ISR en Méditerranée centrale et orientale ; la participation des unités de la marine aux opérations de gestion de la crise migratoire dans ces mêmes zones ; ou encore la relève de l'opération Daman, au Liban.
Au total, en 2015, 26 % des jours de mer des unités de la force d'action navale, 54 % des jours de mer des SNA et 23 % des heures de vol des aéronefs de la flotte ont été réalisés en Méditerranée.
Nous souhaitons évoquer en détail l'opération Sophia, qui a fait l'objet d'un déplacement de la mission d'information à Rome. Quelques rappels d'actualité tout d'abord. Le Conseil de l'Union européenne a prorogé l'opération d'un an, jusqu'au 27 juillet 2017. Il a également complété son mandat en ajoutant deux nouvelles missions :
– la formation des garde-côtes libyens et de la marine libyenne. Elle a débuté à la fin octobre 2016 et 78 garde-côtes ont été sélectionnés à cet effet ;
– la participation à la mise en oeuvre de l'embargo des Nations unies sur les armes en haute mer au large des côtes libyennes.
Enfin, sa zone d'opération a été étendue à l'est, à la hauteur de la frontière entre la Libye et l'Égypte.
Quel bilan pour Sophia ? Une citation de Gandhi nous a semblé résumer parfaitement la situation : « Tout ce que tu feras est dérisoire, mais il est essentiel que tu le fasses. »
Sophia est « essentielle » car elle a permis de sauver des milliers de vies, et que les pays européens ne pouvaient pas rester inactifs face à la détresse de ceux qui s'échouent sur ses côtes ou qui disparaissent en mer. Dans le même temps, elle est et restera, par nature, « dérisoire ». Dérisoire car elle ne répond qu'aux symptômes de la crise et non à ses causes, bien plus globales. Dérisoire, elle l'est également au regard de son mandat.
En effet, jusqu'à très récemment, l'action menée par ses unités n'était pas celle pour laquelle elle avait reçu mandat. Les actions de sauvetage relèvent de la simple application des obligations découlant du droit de la mer. De fait, elles ne figurent nulle part dans la décision PESC mettant en place l'opération et précisant son mandat. En revanche, les résultats concrets de la lutte contre les passeurs et trafiquants qui, elle, constitue le coeur du mandat, se sont révélés somme toute modestes au regard des moyens engagés. Selon le premier bilan de l'opération tracé à la mi-juin 2016, 71 trafiquants présumés avaient été arrêtés et remis aux autorités judiciaires italiennes, et 139 embarcations avaient été neutralisées. Si l'on met en rapport ces résultats avec le budget commun de fonctionnement de l'opération, soit 12 millions d'euros environ sur un an, on peut s'interroger sur la disproportion entre les moyens engagés et les effets obtenus. D'autant que ne sont pas pris en compte les coûts opérationnels supportés par chaque État contributeur. Le dernier bilan disponible, établi au 31 décembre 2016, fait état de 101 individus appréhendés, de 372 embarcations neutralisées et de 253 actions entreprises au titre de la mise en oeuvre de l'embargo sur les armes.
En résumé, Sophia a rempli et continue de remplir une mission humanitaire de grande valeur. Mais cette mission ne figure pas dans son mandat et, au surplus, elle incombe par principe à l'ensemble des navires, civils ou militaires, sur toutes les mers du globe et en toutes circonstances. En revanche, Sophia n'a manifestement pas rempli la mission « militaro-policière » pour laquelle elle a été mise en place. Du moins, les résultats ne sont pas à la mesure des moyens matériels et financiers mobilisés.
La volonté politique des États contributeurs et la qualité des éléments déployés ne sont naturellement pas en cause. Mais fondamentalement, Sophia ne remplira pas la mission pour laquelle elle a été créée tant que ses unités ne pourront pas agir dans les eaux territoriales libyennes.
Un autre paradoxe de Sophia est que, alors qu'elle a été mise en place pour contribuer au démantèlement des réseaux de passeurs, elle aboutit, à certains égards, à consolider leur activité en améliorant leur « offre », si vous nous permettez cette expression. En effet, elle constitue pour les migrants une garantie supplémentaire d'atteindre les rivages européens. Les passeurs l'ont rapidement compris et ont adapté leurs modes opératoires : certains n'hésitent plus à ne fournir que le niveau de carburant strictement nécessaire aux embarcations pour sortir des eaux territoriales libyennes, à charge pour les migrants de passer ensuite des appels de détresse à destination des navires présents sur zone. L'envoyé spécial de l'ONU pour la Libye, M. Martin Kobler a d'ailleurs lui-même reconnu cette limite, en estimant que Sophia crée « un appel d'air ».
Il n'est évidemment pas question de remettre en cause l'action humanitaire des unités participant à l'opération. Mais c'est un paradoxe qu'il convient de garder à l'esprit et qui perdurera tant que les eaux territoriales libyennes resteront un sanctuaire pour les passeurs, et que l'action de Sophia restera limitée à la haute mer. L'action diplomatique est essentielle pour pouvoir régler ce problème.