On ne pouvait pas trouver de sujet qui soit plus au coeur de l'actualité européenne que celui de la territorialité. Il suscite une réelle inquiétude au sein de notre groupe. Que ce soit au titre de notre activité d'éditeur et distributeur de télévision payante ou au titre de notre activité de production et de distribution de films et de séries, au travers notamment de notre filiale Studio Canal, la territorialité et l'exclusivité qui est attachée à ce principe sont consubstantielles de notre modèle économique.
En effet, tout l'édifice du financement du cinéma repose sur la territorialité des droits. La raison principale en est que notre industrie des contenus est une industrie de prototype. Contrairement aux biens physiques, les contenus n'ont pas ou très peu de valeur en eux-mêmes – je ne raisonne évidemment pas à en termes artistiques. Leur valeur naît de leur « médiatisation ». Or la rencontre entre une oeuvre et un public s'effectue sur un territoire donné sur lequel il faut adapter des efforts de marketing et de communication à des habitudes culturelles spécifiques.
Alors que les acteurs mondiaux sont en mesure de consentir des investissements considérables dans les contenus, nous avons plus que jamais besoin de réunir des financements importants pour produire aux nouveaux standards mondiaux de qualité, qui sont particulièrement élevés. Ces financements ne sont possibles que grâce au mécanisme des préventes territoire par territoire. La plupart des dernières séries du groupe Canal +, très ambitieuses, ont fait l'objet de coproductions. C'est le cas de « The Young Pope » coproduite avec Sky notamment, ou de Jour polaire, série coproduite avec la Suède. Les préfinancements nécessaires pour ce type de production sont fondés sur notre capacité à vendre nos produits territoire par territoire.
Aujourd'hui, nous faisons face à une remise en cause de ce principe de territorialité non seulement par la Commission européenne, au travers de différentes initiatives législatives, mais aussi par la direction générale (DG) de la concurrence de la Commission avec plusieurs instructions en cours.
Avant de détailler quelques-unes de ces initiatives, je voudrais vous dire pourquoi nous pensons que la Commission fait fausse route en matière de territorialité.
Tout d'abord nous pensons que la Commission sous-estime la puissance des nouveaux acteurs mondiaux par rapport aux acteurs européens traditionnels. Netflix investit par exemple environ 6 milliards d'euros par an dans les contenus, montants qui peuvent être amortis sur des bases d'abonnés mondiales. Il faut prendre toute la mesure de ce déséquilibre. Ces grands acteurs mondiaux seraient in fine les grands bénéficiaires d'une remise en cause de la territorialité, car ils sont les seuls qui soient capables d'amortir ces investissements sur des bases d'abonnés mondiales.
Nous pensons surtout que la Commission se concentre à tort sur un seul objectif : la libre circulation des contenus au sein du marché européen. Pourtant, la question posée par la sénatrice Catherine Morin-Desailly lors d'une autre table ronde est particulièrement judicieuse : à quoi bon un marché unique numérique des consommateurs si l'on ne construit pas un marché unique des acteurs européens ?
Selon nous, la Commission a aujourd'hui une vision de court terme. L'objectif de l'Europe ne peut se réduire à une volonté de libre circulation de contenus produits par des acteurs non européens véhiculant une culture de masse qui ne reflète pas la diversité des cultures européennes. Nous sommes favorables à la circulation des contenus, mais nous pensons qu'il n'y a pas de contradiction entre cette dernière et le maintien de la territorialité des droits, principe essentiel pour notre secteur d'activité.
La menace qui pèse sur le principe de territorialité provient de certaines propositions législatives européennes. Je pense au règlement sur le géoblocage : la proposition de la Commission et la position du Conseil sont de ne pas inclure les contenus protégés par le droit d'auteur, mais des voix se font entendre au Parlement européen pour les réintroduire. La révision du règlement dit « câble et satellite » est très inquiétante. Elle se fonderait sur la fiction juridique selon laquelle il n'y aurait plus qu'un seul acte de communication et de reproduction pour toute l'Union, dans le pays d'origine du contenu.
Je veux aussi évoquer l'affaire Sky. L'enjeu est majeur à très court terme. Dans cette affaire, la direction générale de la concurrence remet en question certaines clauses figurant dans les contrats de la chaîne britannique Sky et des studios américains, qui permettent à Sky de bénéficier d'une protection territoriale absolue pour l'exploitation de ses contenus au Royaume-Uni. Le même type de clauses existe dans les contrats d'autres diffuseurs en Europe, comme dans les nôtres.
En contestant ces clauses d'exclusivité territoriale, la DG de la concurrence explique que l'affaire est circonscrite au cas de Sky et des studios américains, au modèle économique de ces derniers, et au marché britannique. Tout cela n'est pas vrai. Ne nous laissons pas endormir par les récents propos rassurants de la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager ! Cette affaire aura un impact sur l'ensemble de l'industrie européenne. Paramount, par exemple, qui était dans une situation financière difficile, a pris des engagements dans le sens des demandes de la DG de la concurrence, et le studio a d'ores et déjà retiré les clauses en question de ces contrats. Il nous a notifié qu'il fallait que nous fassions de même.
En raison de l'importance des enjeux, nous sommes intervenus volontairement dans la procédure. Nous avons déposé un recours afin d'obtenir l'annulation de la décision de la Commission qui valide les engagements pris par Paramount. Notre recours a été publié au Journal officiel de l'Union européenne, le 6 février 2017. Les tiers ont six semaines à compter de cette date pour venir en soutien de notre requête. Nous faisons appel à tous ceux qui défendent la territorialité. Il faut manifester notre désaccord avec la direction générale de la concurrence, sans quoi les effets sur le financement de la création européenne seront catastrophiques.