Intervention de Emily O'Reilly

Réunion du 7 février 2015 à 16h30
Commission des affaires européennes

Emily O'Reilly, Médiateur européen :

Je suis très heureuse de pouvoir échanger avec vous aujourd'hui sur les questions de transparence, d'intégrité et d'éthique dans l'administration, car ce sont des sujets qui intéressent les citoyens au niveau national comme au niveau européen. La confiance dans les institutions européennes peut, en effet, être compromise si les citoyens pensent que l'Union fonctionne de façon non démocratique, que l'administration européenne n'est pas transparente ou que les fonctionnaires européens sont influencés par d'autres intérêts que l'intérêt public.

Je vous propose de commencer par présenter le rôle du Médiateur européen, qui n'est pas toujours bien connu, comme vous l'avez remarqué, madame la présidente, hors de la sphère européenne, avant d'évoquer les priorités que je me suis fixées et certains de mes travaux.

Le Médiateur européen a été créé par le traité de Maastricht, dont c'est aujourd'hui le vingt-cinquième anniversaire. Il n'est pas nommé comme les commissaires, mais il est élu par le Parlement européen et exerce ses fonctions de façon indépendante.

Ma première mission est d'aider les citoyens lorsqu'ils sont confrontés à des problèmes avec l'administration européenne, par exemple avec la Commission, le Conseil, le Parlement, la Banque centrale ou encore les agences de régulation. Je reçois ainsi aux alentours de 2 000 plaintes de citoyens, d'organisations non gouvernementales (ONG) ou d'entreprises par an. J'ouvre environ 300 enquêtes chaque année quand le cas me semble justifié.

En 2015, 118 plaintes, pour lesquelles j'ai ouvert vingt enquêtes, venaient de France. Les plaintes peuvent concerner des désaccords sur des marchés ou des subventions accordées par l'Union, des refus d'accès à des documents, des violations des droits fondamentaux ou encore des soupçons de conflits d'intérêts ou un manque de diligence dans les procédures d'infraction conduites par la Commission. Je cherche à trouver, si possible, une solution amiable avec l'institution concernée, pour éviter des procédures judiciaires parfois coûteuses et dans tous les cas complexes pour les citoyens, mais je veille aussi, plus généralement, à ce que les citoyens soient servis par une administration européenne efficace et transparente.

Depuis mon élection en 2013, ma stratégie vise à améliorer l'impact, la pertinence et la visibilité du Médiateur. Pour cela, je me suis efforcée de compléter le traitement des plaintes par ce que j'appelle des « enquêtes stratégiques ». Mon but, c'est d'être utile au plus grand nombre de citoyens possible en examinant les problèmes qui me semblent avoir un caractère systémique. J'ai aussi développé des échanges de correspondance avec les institutions pour discuter de sujets sensibles de façon constructive, sans forcément ouvrir une enquête, car une enquête peut impliquer un soupçon de mauvaise administration. J'ai, par exemple, choisi cette méthode pour aborder la question de l'accès aux documents liés aux travaux de l'Eurogroupe en 2016.

Mes efforts portent surtout sur la transparence du processus décisionnel de l'Union et sur les questions éthiques, comme la prévention des conflits d'intérêts, l'encadrement du lobbying ou encore les « revolving doors », ce que l'on appelle en France le « pantouflage ». Mon bureau n'est pas le seul acteur sur ces sujets, mais il a pu se faire un des porte-parole des inquiétudes exprimées par les citoyens et la société civile. Je suis fière d'avoir contribué à l'amélioration des règles et des pratiques dans un certain nombre de domaines que je vais vous présenter.

Avant cela, je dirai un mot sur le réseau européen des médiateurs, que je préside. Ce réseau rassemble les médiateurs des États membres et de certains autres pays d'Europe, ainsi que la commission des pétitions du Parlement européen. Cette coopération est importante. Les citoyens m'envoient, en effet, beaucoup de plaintes à la suite de problèmes rencontrés au niveau national, qui n'entrent donc pas dans mes compétences. Les contacts étroits que nous entretenons au sein du réseau permettent de les orienter vers l'instance qui peut le mieux résoudre leurs problèmes.

Nous pouvons aussi conduire des enquêtes conjointes en mettant à profit notre expertise mutuelle. Par exemple, nous avons lancé une enquête sur le retour forcé des migrants irréguliers en 2014. J'ai étudié la manière dont l'agence Frontex, qui est chargée de la surveillance des frontières extérieures, gérait ces retours. Mes confrères de dix-neuf bureaux nationaux ont regardé comment ces cas étaient traités dans les États membres. Je pense que nous devons développer ces enquêtes, car les compétences européennes et nationales sont étroitement imbriquées.

Je vais maintenant vous parler du résultat de mes travaux. Cela nous permettra d'approfondir les échanges que ma secrétaire générale a eus avec vous, madame la présidente, lors de votre visite au mois de novembre dernier.

Mon premier axe, c'est la transparence du processus décisionnel de l'Union européenne, dont on dit souvent qu'il est complexe, opaque et peu accessible aux citoyens. Je crois que la réalité est un peu plus nuancée. Les institutions mettent déjà en ligne de nombreux documents, mais encore faut-il rendre accessible et explicite cette masse d'informations. La multitude d'instances qui interviennent dans le processus décisionnel ne facilite pas les choses.

La transparence n'est pas une fin en soi, c'est la condition nécessaire pour une participation active des citoyens à l'élaboration de la loi, qui est une valeur démocratique fondamentale inscrite dans les traités, car il s'agit bien de lois qui s'appliquent directement ou après transposition aux États. Les citoyens ont aussi le droit de savoir qui influence l'élaboration de la législation européenne à tous les niveaux.

L'une de mes enquêtes a concerné la transparence et l'équilibre des groupes d'experts de la Commission. La Commission s'appuie sur plus de 800 groupes d'experts qui la conseillent sur sa politique. Ceux-ci sont souvent critiqués parce que leur composition est jugée déséquilibrée et que le public a peu d'informations sur la manière dont ils fonctionnent. Mon enquête s'est accompagnée d'une consultation publique qui m'a permis de faire des propositions.

La Commission a indiqué qu'elle allait développer une nouvelle politique de prévention des conflits d'intérêts pour les experts nommés à titre individuel. Elle s'est aussi engagée à rendre la sélection des experts plus transparente et à améliorer son registre des groupes d'experts. Pour moi, ces mesures sont encourageantes mais pas suffisantes, et j'ai recommandé à la Commission de mentionner dans les comptes rendus des réunions les positions exprimées par les experts, et de veiller aussi à ce que ces comptes rendus soient publiés rapidement après la réunion, ce qui n'est pas toujours le cas aujourd'hui. Ces mesures devraient permettre au public de mieux comprendre qui influence l'élaboration de la législation et la politique européennes.

J'ai également lancé, en 2015, une enquête sur la transparence des trilogues. Là encore, cette enquête s'est appuyée sur une consultation publique à laquelle votre commission a participé et je l'en remercie. C'est, en effet, un sujet important pour les parlements nationaux qui ont le droit d'être informés et de pouvoir contrôler les positions prises par leurs gouvernements. Dans le même temps, c'est un exercice délicat où il faut trouver un équilibre entre le devoir de transparence et la nécessité de préserver un espace de confidentialité qui permette de faire évoluer les positions et d'assurer l'efficacité des négociations.

J'insiste sur le fait que mon enquête n'a pas porté sur la façon dont le Conseil et le Parlement organisent les trilogues, ce qui est une prérogative du législateur. En revanche, je me suis penchée sur l'accessibilité des documents liés aux négociations. À l'issue de mon enquête, j'ai recommandé aux trois institutions de publier davantage d'informations et de documents, y compris les dates et les ordres du jour des trilogues et les positions des co-législateurs sur la proposition de la Commission. J'ai également suggéré qu'ils publient une liste des documents présentés au cours des trilogues, et qu'ils mettent en ligne les documents servant de support aux discussions dès que possible après la fin des négociations.

Un mot sur les négociations commerciales. Au mois de juillet 2014, j'ai ouvert une enquête sur le refus du Conseil de l'Union européenne de divulguer les directives utilisées par l'Union pour négocier le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement, le fameux TTIP. J'ai aussi enquêté sur les mesures prises par la Commission européenne pour faire la transparence sur ces négociations et j'ai lancé une consultation publique. J'ai reçu plus de 6 000 courriels en réponse à cette consultation, ce qui montre bien à quel point ce traité préoccupe.

Dès le mois d'octobre 2014, le Conseil a publié ses directives de négociation. Peu de temps après, la Commission s'est engagée à publier davantage de documents. Par ailleurs, lorsque la Commission a publié sa nouvelle stratégie commerciale, au mois d'octobre 2015, la transparence figurait parmi ses trois principes fondateurs. Ces mesures n'ont pas été le fruit de mon seul travail : de nombreux acteurs, de la société civile au Parlement européen en passant par les parlements nationaux, avaient fait part de leurs inquiétudes.

Les négociations sur le TTIP sont aujourd'hui à l'arrêt, ou plutôt en pause, mais l'ouverture de cette enquête a contribué à des avancées concrètes et à la reconnaissance par la Commission du fait qu'on ne peut pas négocier un accord commercial sans avoir un débat informé dans les États membres et un dialogue avec la société civile.

Les questions d'éthique constituent le deuxième axe de ma stratégie : je veux veiller à ce que les fonctionnaires aient un comportement exemplaire, propre à assurer les citoyens que l'administration européenne est uniquement guidée par l'intérêt public. J'évoquerai trois aspects : la prévention des conflits d'intérêts, l'encadrement du lobbying et le phénomène du pantouflage.

Tout d'abord, en ce qui concerne les conflits d'intérêts, les experts externes qui assistent les institutions européennes doivent être soumis à une évaluation rigoureuse de leurs conflits d'intérêts potentiels. Je reçois régulièrement des plaintes qui contestent les décisions prises par la Commission ou les agences en matière d'autorisation de mise sur le marché de médicaments ou de pesticides. La plupart du temps, mes enquêtes concluent – je tiens à le souligner – que les institutions ont correctement géré ces questions et se sont dotées d'un cadre solide de prévention des conflits d'intérêts, meilleur que dans de nombreux États membres.

Une exception, en 2015, a concerné l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA, European Food Safety Authority). Une ONG s'est plainte de la manière dont l'EFSA avait traité un conflit d'intérêts présumé entre des membres d'un groupe de travail sur les insectes génétiquement modifiés. À l'issue de mon enquête, j'ai conclu que l'EFSA n'avait pas veillé à ce que ces experts, qui travaillaient dans le milieu universitaire, lui déclarent toutes les informations pertinentes. J'ai également suggéré à l'EFSA de revoir ses règles en matière de conflits d'intérêts et les formulaires utilisés pour les déclarations d'intérêts.

J'ai, par ailleurs, récemment ouvert une enquête sur la façon dont la Commission gère les risques de conflits d'intérêts concernant les conseillers spéciaux des commissaires.

J'en viens à la question du lobbying. On dit souvent que Bruxelles est la deuxième capitale mondiale du lobbying après Washington. Il faut reconnaître, avant toute chose, que le lobbying joue un rôle utile dans une démocratie. Les décideurs politiques ont besoin de faire appel à des experts pour évaluer toutes les conséquences d'une proposition de directive ou de règlement. Il n'y a pas que les entreprises qui font du lobbying à Bruxelles : les ONG et les États en font aussi, mais un lobbying mal régulé peut entraîner une captation de la décision publique par des intérêts privés, qui ont davantage de moyens financiers. L'encadrement du lobbying est donc fondamental pour restaurer la confiance des citoyens envers leurs institutions et leurs élus.

Je citerai comme exemple le lobby du tabac. La manière dont l'industrie du tabac exerce son influence a été au coeur d'une enquête que j'ai lancée en 2015 et à l'issue de laquelle j'ai conclu que la Commission, à l'exception de la direction générale de la santé, ne mettait pas pleinement en oeuvre la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte anti-tabac. J'ai appelé toutes les directions générales (DG) de la Commission à publier des informations sur leurs réunions avec les représentants du lobby du tabac. La Commission a refusé de suivre cette recommandation et a fait valoir une interprétation différente de la Convention. Je regrette vivement cette décision, qui est une occasion manquée pour la Commission de faire preuve de leadership dans la lutte contre le tabagisme.

Il ne faut toutefois pas noircir le tableau. La Commission européenne a fait des efforts importants ces dernières années pour encadrer et rendre plus transparentes ses relations avec les représentants d'intérêts. En témoigne sa proposition de créer un registre de transparence du lobbying obligatoire couvrant le Parlement, la Commission et le Conseil, proposition sur laquelle votre assemblée doit se prononcer. Ce sujet est d'autant plus intéressant que la France s'apprête, elle aussi, à mettre en place un registre obligatoire.

Pour moi, la proposition de la Commission européenne va dans le bon sens. J'ai toutefois formulé plusieurs remarques qui tiennent au périmètre du registre – celui-ci devrait, à mon sens, couvrir dans la mesure du possible les agences – et à la fiabilité des données, notamment les données financières. Je me pose aussi des questions sur l'application réelle des dispositions relatives aux pouvoirs de contrôle et de sanction du service chargé de tenir le registre. Enfin, les activités de lobbying auprès des représentations permanentes des États membres ne sont pas couvertes, à l'exception du pays assurant la présidence en cours du Conseil et du pays qui l'assurera à sa suite. Je pense que ces activités devraient être encadrées d'une façon ou d'une autre.

Enfin, je pense que les fonctionnaires devraient être davantage sensibilisés à ces questions. C'est pourquoi mon bureau travaille en ce moment à l'élaboration de lignes directrices simples que pourront utiliser les fonctionnaires au niveau européen et national dans le cadre de leurs contacts avec les représentants d'intérêts.

Le dernier aspect que je souhaite évoquer, on en a beaucoup parlé ces derniers temps, concerne le pantouflage. La décision de l'ancien président de la Commission européenne de rejoindre la banque Goldman Sachs a suscité une indignation sans précédent, mais le phénomène des « revolving doors » ne date pas de l'affaire Barroso. En 2014, à la suite de deux plaintes déposées par une ONG, j'avais déjà ouvert une enquête sur les règles et les pratiques qui encadrent le passage dans le privé des hauts fonctionnaires européens. J'avais alors conclu que le cadre posé par le statut des fonctionnaires était suffisant, mais que la pratique pouvait être améliorée. La Commission a réagi positivement, y compris en publiant sur internet la liste annuelle des hauts fonctionnaires ayant quitté le service public pour rejoindre le secteur privé.

Dans une lettre au président Juncker, j'avais aussi demandé plus de transparence sur les postes acceptés par les anciens commissaires. La Commission refuse toujours de publier les opinions du comité d'éthique, chargé de la conseiller sur les activités que les anciens commissaires envisagent de mener après la fin de leur mandat.

À la suite de l'annonce du recrutement de M. Barroso par Goldman Sachs, j'ai demandé au président Juncker de modifier le code de conduite des commissaires et de renforcer les règles qui régissent leur départ. La Commission a récemment annoncé que le code de conduite serait modifié et que la durée de la « période de refroidissement » (cooling-off period) serait allongée. Je continue toutefois de penser que cela ne résoudra pas toute l'équation. Le devoir d' » honnêteté et de délicatesse » inscrit dans le Traité sur le fonctionnement de l'UE n'a pas de limite dans le temps et l'acceptation de certains postes resterait problématique deux, trois, voire cinq ans après la cessation de fonctions.

L'encadrement du pantouflage restera l'une de mes priorités pour 2017 : j'ai prévu de lancer une enquête de suivi pour vérifier la mise en oeuvre des mesures annoncées par la Commission pour mieux gérer les départs vers le privé des hauts fonctionnaires. Je pense aussi que le fonctionnement du comité d'éthique devrait être revu.

Tels sont les principaux travaux que j'ai conduits depuis mon entrée en fonction. Je serai heureuse de connaître votre opinion et d'échanger avec vous sur ces sujets.

Comme vous le savez, l'Union européenne traverse aujourd'hui, avec la remise en question de l'euro, l'échec de la solidarité européenne face aux réfugiés, la crainte du terrorisme, la pire série de crises de son histoire. La crise est aussi politique : la confiance des citoyens dans les institutions publiques ne cesse de diminuer. Avec la montée des populismes, nos valeurs fondamentales sont remises en question dans un certain nombre de pays, y compris au sein de l'Union. L'élection de Donald Trump aux États-Unis risque de contribuer à déstabiliser les relations internationales et à diffuser des idées contraires à nos principes d'égalité, de diversité et de tolérance. Face à l'insatisfaction grandissante des citoyens, les gouvernements doivent trouver une réponse. Rendre les institutions européennes plus compréhensibles et transparentes ne résoudra pas tous les problèmes de l'Europe. Mais c'est une chose nécessaire. Comme le montre le Brexit, il ne peut pas y avoir d'Europe sans le soutien des citoyens.

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