Intervention de Jean-Pierre Bayle

Réunion du 14 février 2017 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Pierre Bayle :

Je commencerai par présenter la CSDN, qui vient de perdre son caractère consultatif avec l'entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2017 – le processus législatif est donc encore très récent. C'est cette loi qui me vaut l'occasion d'être auditionné aujourd'hui par les deux commissions compétentes du Parlement. Auparavant, il n'était pas prévu que le candidat au poste de président de la CSDN soit ainsi auditionné.

Le régime de protection du secret de la défense nationale est, je le souligne, mis en oeuvre par le pouvoir exécutif, seul habilité à prendre, en la matière, les décisions concernant son périmètre et sa consistance. Ce régime, dérogatoire à certaines de nos traditions juridiques et administratives, se heurte, dans son principe même, à deux exigences qui marquent de plus en plus notre espace public et qui n'ont cessé de s'affirmer au cours des dernières décennies : la transparence et le contrôle. Par définition, le régime du secret est l'antithèse de la transparence. De fait, avant 1998, si la déclassification d'informations en vue de leur transmission à la justice était théoriquement possible, elle ne se produisait jamais.

Dans les années 1980 et 1990, plusieurs affaires avaient montré que le régime du secret de la défense nationale était utilisé à d'autres fins que la protection de la sécurité nationale. On entendait évoquer « la raison d'État ». Dès lors existait le risque que les excès ou les abus ne finissent par emporter le dispositif même dont on abusait. Il fallait donc prévenir ce risque. C'est ce qu'a fait le législateur, sur la proposition du Gouvernement, en imaginant, de manière parfaitement consensuelle, une construction subtile et raisonnable, qui a fait l'objet de la loi du 8 juillet 1998 instituant une Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN).

Cette loi a défini une procédure, accessible aux seules juridictions françaises, permettant à celles-ci d'obtenir la communication, après déclassification, d'informations antérieurement protégées. Cette communication était censée intervenir dans la mesure où ces informations pouvaient être utiles aux investigations desdites juridictions et où leur déclassification présenterait un inconvénient moindre que celui de laisser la justice dans l'ignorance d'éléments utiles à l'exercice de ses missions.

Pour autant, il ne s'agissait pas de mettre exactement sur le même plan les exigences du fonctionnement de la justice et celles de la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation. Il est clair que, si, concrètement, une opposition frontale devait apparaître entre les unes et les autres, la nécessité de la préservation de la sécurité nationale devait l'emporter.

L'innovation a consisté à ne pas laisser le pouvoir exécutif seul face aux demandes des juridictions. Entre les deux a donc été instituée la CCSDN, investie de la responsabilité d'agir comme témoin du fait que, si des informations devaient être protégées et rester protégées, c'était bien en vertu de nécessités vérifiées et objectives de préservation des intérêts nationaux. À cette Commission, instituée comme autorité administrative indépendante, devait être attachée une autorité morale reconnue et respectée, condition essentielle de l'efficacité globale d'un dispositif conçu comme répondant au besoin d'organiser un contrôle externe du maniement, par le pouvoir exécutif, du régime de protection du secret de la défense nationale. Le statut de la Commission, les conditions de sélection et de nomination de ses cinq membres – trois magistrats et deux parlementaires – offraient les garanties nécessaires à cet égard.

L'expérience des dix-sept années de fonctionnement de la CCSDN a-t-elle répondu aux attentes que le législateur avait fondées sur sa création ? Cette question appelle une réponse clairement positive. Plusieurs preuves en existent. L'insertion de la Commission, depuis la loi de programmation militaire de 2009, dans le régime des perquisitions faites dans des lieux où sont conservés les supports et informations protégées n'aurait pas pu intervenir si tel n'avait pas été le cas. De même, l'extension au Parlement, en 2015, là aussi dans le cadre d'une loi de programmation militaire, de la procédure instituée à l'origine pour les seules juridictions n'aurait pas été concevable sans cela. Pas plus qu'il n'aurait été possible de maintenir la CSDN, perdant son caractère consultatif, dans l'ensemble des autorités administratives indépendantes tel qu'arrêté par la loi du 20 janvier 2017, que j'ai évoquée en préambule.

Il faut enfin rappeler que le Conseil constitutionnel a statué, par une décision du 10 novembre 2011, sur la conformité à la Constitution de l'ensemble du régime législatif du secret de la défense nationale. Il a conclu à cette conformité en mettant au premier plan l'existence, le statut et la mission de la CCSDN, lesquels permettent d'établir l'indispensable conciliation entre deux objectifs constitutionnels de même valeur : la protection des intérêts fondamentaux de la Nation et l'exercice des missions fondamentales de la justice.

Là où une défiance assez forte existait, une plus grande confiance a pu s'établir. Les critiques adressées au dispositif de protection du secret n'ont pas disparu – elles ne disparaîtront vraisemblablement jamais –, mais elles se sont fortement atténuées.

À quoi tient cette évolution très positive ? En grande partie à l'esprit dans lequel la Commission s'est attachée à remplir sa mission, notamment par une application scrupuleuse des critères d'appréciation que la loi a elle-même définis et qui la conduisent à rechercher le meilleur équilibre possible entre les exigences éventuellement contradictoires qu'il s'agit de concilier.

Cette évolution positive tient aussi au fait que la Commission examine les affaires en recherchant le consensus et en excluant toute considération d'ordre politique. On attend de la Commission qu'elle rende des avis objectifs en confrontant, au cas par cas, affaire après affaire, les préoccupations contradictoires qui peuvent être en jeu.

La Commission rend des avis et ne prend pas elle-même les décisions. Celles-ci restent dans la main du pouvoir exécutif et doivent y demeurer. Cependant, le fait que la plupart des avis de la Commission, même les plus détaillés, sont suivis à la lettre par le Gouvernement est un autre signe de l'autorité morale qu'elle s'est acquise. S'il arrive que des divergences d'appréciation existent – elles sont rares –, elles ne font que révéler l'exercice, par chacun, des responsabilités qui lui incombent. Si elles n'existaient pas, certains ne manqueraient pas d'y trouver matière à critique, soit en accusant la Commission de donner au Gouvernement les avis qu'il souhaite recevoir, soit en accusant le Gouvernement de se défausser de son rôle.

À ce stade de mon exposé, il convient de vous livrer quelques données statistiques retraçant l'activité de la Commission depuis sa création.

Depuis 1999, la Commission a rendu 279 avis. Les demandes ont émané à 61 % du ministre de la Défense, à 18 % du ministre de l'Intérieur, à 10 % du Premier ministre, à 5,3 % du ministre de l'Économie et des finances, à 2,5 % du ministre des Affaires étrangères, à 1,4 % du président de la République et à 0,7 % de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité.

La Commission a rendu 43 % d'avis favorables, 21 % d'avis défavorables et 33 % d'avis partiellement défavorables – ou partiellement défavorables, selon que l'on considère le verre à moitié vide ou à moitié plein. Depuis 2005 – la statistique n'existe que depuis cette date –, les avis de la Commission ont été suivis par les différents ministres dans 94 % des cas, ils ne l'ont pas été dans 3 % des cas et l'ont été partiellement dans 2 % des cas, sachant que 1 % des cas ne peuvent être classés dans aucune de ces catégories.

Depuis 2013, la Commission a pris l'habitude de mentionner dans les avis eux-mêmes le fait que certains avis défavorables ou partiellement défavorables ont été rendus en considération du fait que les informations contenues dans les documents examinés étaient sans rapport possible avec l'objet des requêtes judiciaires.

On peut peut-être s'étonner de la proportion finalement assez élevée des avis favorables. Cela signifie-t-il que l'on classifie trop, ou trop longtemps, des documents qui ne méritaient pas de l'être ? La lecture des rapports d'activité de la Commission est instructive à cet égard. Sans écarter l'idée qu'il existerait en effet une part éventuellement superflue de classification, la Commission appelle surtout l'attention sur le fait qu'il serait en pratique très pénalisant et très artificiel pour ceux qui produisent des documents classifiés de s'obliger, sur un sujet donné, à distinguer, dans des documents distincts, ce qui relève de la protection et ce qui pourrait ne pas en relever. Au-delà de la volonté clairement affirmée de fournir à la justice le maximum d'éléments demandés, il faut veiller à ne pas engager un processus de judiciarisation systématique de l'action de nos forces militaires, notamment lorsque celle-ci met en péril la vie des soldats sur des théâtres d'opérations. De même, il faut veiller à ne pas nuire à l'activité de nos services de renseignement.

Des progrès importants ont été relevés par la Commission en ce qui concerne l'exhaustivité des transmissions qui lui sont faites dans le cadre des demandes d'avis, ainsi que la précision des documents correspondants, notamment à la faveur de la mise en oeuvre du pouvoir d'investigation confié par la loi au président de la Commission. Cela dit, il semble que quelques marges de progrès existent encore. Tout est cependant affaire d'espèce. Il est important de continuer à entretenir le dialogue étroit et constructif qui s'est établi avec les entités et services concernés.

Il reste néanmoins quelques attentes en matière de réduction des délais de transmission des saisines par les autorités administratives après requête en déclassification. Le dernier rapport d'activité de la Commission mentionne le caractère inacceptable du délai moyen de cinq mois observé ces dernières années.

Une autre amélioration attendue concerne la mise à jour, qui devrait être annuelle, de la liste des locaux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale. Cette liste est élaborée sous la responsabilité du Premier ministre.

Enfin, il faut relever que la CSDN est la seule autorité administrative indépendante qui ne bénéficie pas, contrairement à ce que la loi prévoit, de l'identification budgétaire des moyens en personnel nécessaires à son fonctionnement. Pour le moment, les demandes qu'elle a formulées en la matière, il y a deux ans, n'ont fait l'objet d'aucun arbitrage gouvernemental.

Je vous l'ai dit : le fonctionnement de la CSDN est caractérisé par la recherche de propositions consensuelles, ce que le mode de désignation de ses membres permet plus facilement que dans d'autres structures. Je suis aujourd'hui devant vous pour vous assurer que, si vous agréez ma nomination, je resterai très attaché à cette démarche collégiale, de même que je serai très attentif à la préservation de l'indépendance des travaux de la Commission et de son activité.

J'ai été parlementaire, sénateur de 1983 à 1992 – j'étais le benjamin du Sénat à mon arrivée. Très investi dans les domaines de la politique étrangère et de la défense, j'ai été vice-président de la commission compétente du Sénat à une période de profonds bouleversements, entre 1989 et 1992. Les nombreuses missions auxquelles j'ai participé et les nombreux rapports auxquels j'ai contribué à cette époque témoignent largement de mon intérêt pour tous les sujets liés à la défense nationale et de ma mobilisation dans ce domaine.

Plus tard, à la Cour des comptes, j'ai exercé pendant quatre ans et demi la responsabilité de président de chambre. J'ai assuré successivement la présidence de deux chambres de la Cour, ce qui était inédit, d'abord celle de la cinquième chambre, dite « chambre sociale », qui traite notamment de la cohésion sociale, de l'emploi, de la formation professionnelle et des associations faisant appel à la générosité publique, puis, pendant près de trois ans, celle de la quatrième chambre, qui est chargée des ministères régaliens – justice, intérieur, affaires étrangères –, des pouvoirs publics – services de la présidence de la République et services du Premier ministre –, ainsi que du jugement en appel des décisions des chambres régionales des comptes. Dans le cadre de ces différentes responsabilités, j'ai toujours privilégié la recherche de l'intérêt général, avec le souci d'associer la rigueur des analyses à l'objectivité des jugements.

Retraité depuis octobre 2016, je reste médiateur des juridictions financières, président d'une formation de jugement à la Cour nationale du droit d'asile et membre de la commission de déontologie des conseillers de Paris.

La proposition initiale du Premier président de la Cour des comptes de me nommer membre puis président de la CSDN pour remplacer ma collègue Évelyne Ratte, présidente de chambre à la Cour, a été validée par les autres chefs de juridiction concernés, à savoir le vice-président du Conseil d'État et le Premier président de la Cour de cassation, avant que le président de la République donne son accord à cette nomination.

Il vous appartient maintenant de juger si cette proposition vous agrée. Si tel est le cas, j'aurai l'occasion de vous rencontrer dans quelques mois pour vous présenter le rapport d'activité de la Commission, devenu annuel depuis l'entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2017, de même que pour toutes les autorités administratives indépendantes. Je vous remercie de votre attention et suis à votre disposition pour répondre au mieux à vos questions.

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