Intervention de Claude Bartolone

Réunion du 15 février 2017 à 10h00
Mission d'information sur les suites du référendum britannique et le suivi des négociations

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaClaude Bartolone, président :

Chers collègues, je suis très heureux de vous présenter ce matin le rapport issu de nos travaux, alors que le Royaume-Uni s'apprête à notifier sa volonté de quitter l'Union.

Depuis le mois de septembre dernier, nous avons auditionné trente personnes à Paris, dont quatre membres du Gouvernement, et avons effectué quatre déplacements à l'étranger, à Londres, à Bruxelles, à Berlin et à Francfort.

Tout au long de ces travaux, nous avons pu observer l'évolution progressive de la position britannique. Lorsque la mission a été créée en juin dernier, au lendemain du référendum, nous nous demandions encore si, un deuxième scrutin était organisé, si le Royaume-Uni adopterait plutôt le modèle « norvégien » ou le modèle « suisse ». Mais la Première ministre Theresa May a rapidement écarté l'hypothèse d'un second scrutin et rejeté l'idée de rester au sein de l'Union européenne par une voie détournée, répétant inlassablement que « Brexit means Brexit », sans pour autant préciser ses intentions. À l'automne, nous avons pu observer, à l'occasion de notre déplacement à Londres, une polarisation du débat entre les partisans d'un Brexit « dur », plaidant pour la renonciation à l'union douanière et au marché unique et ceux d'un Brexit « doux », souhaitant maintenir un statut le plus proche possible de l'existant. Le 17 janvier, la Première ministre est enfin sortie de sa réserve pour tracer les grandes lignes des positions de négociations du Royaume-Uni, confirmant l'hypothèse d'un Brexit « dur », orientations réaffirmées par le Livre Blanc transmis au Parlement britannique le 2 février. Ce discours n'a rien apporté de véritablement nouveau, même s'il a fourni quelques clarifications indispensables. La Première ministre a en fait explicitement confirmé ce que nous savions déjà : le gouvernement britannique souhaite obtenir le plus possible des avantages de l'Union européenne, mais sans en endosser les contreparties. La question de l'association de Westminster au déclenchement de l'article 50 du Traité sur l'Union européenne a d'ailleurs fait l'objet de multiples rebondissements. La Haute Cour puis la Cour suprême ont en effet statué sur la nécessité d'obtenir préalablement l'accord des deux chambres, contre l'avis du Gouvernement. Après ce semestre de grand flou, le Gouvernement britannique devrait déclencher la procédure de retrait au mois de mars.

Que se passera-t-il une fois cette étape décisive franchie ?

Le Conseil européen devra d'abord, par consensus et sans la participation de Mme May, fixer des orientations de négociation. Chaque État membre aura donc de fait un droit de veto sur ces orientations. Sur la base d'une recommandation de la Commission européenne, le Conseil adoptera ensuite, à la majorité qualifiée, le mandat de négociation qui sera confié à Michel Barnier. Son équipe, chargée de la conduite des négociations, travaillera sous le contrôle étroit du Conseil européen et, donc, des États membres. La négociation doit se dérouler dans un délai maximum de deux ans à compter de la notification. À l'issue de ce délai, trois hypothèses sont envisageables : soit un accord de retrait est conclu, soit le Conseil européen décide, à l'unanimité, de proroger ce délai, soit le retrait du Royaume-Uni est automatiquement avalisé, même en l'absence d'accord.

Je souhaite insister sur la distinction claire que nous devons faire entre l'accord de retrait lui-même et l'accord sur les relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union.

La négociation qui se déroule selon la procédure et les modalités prévues à l'article 50 devra porter uniquement sur les modalités du retrait sur les plans institutionnel, budgétaire et administratif. La question de la « facture » du Brexit sera sans doute le point le plus sensible de ces négociations. Lorsque nous nous sommes rendus au Parlement européen, nous avons déjà senti à quel point les positions des uns pouvaient être éloignées de celles des autres.

Cet accord sur le « divorce » n'a pas vocation à régler la question des relations futures, même si le traité prévoit qu'il est conclu avec l'État concerné « en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union ».

Politiquement, lier les deux accords ne serait pas souhaitable car cela permettrait au Royaume-Uni de soumettre son accord sur les modalités, notamment financières, du retrait à l'obtention de conditions avantageuses sur la relation future.

Techniquement, il semble totalement impossible de conclure ces deux accords en deux ans, au vu de la durée nécessaire pour conclure à vingt-huit des accords de libre-échange pourtant beaucoup moins complexes – les travaux des membres de la commission des affaires étrangères le montrent bien. Nous devrons cependant nous efforcer de conduire les négociations le plus rapidement possible, pour mettre fin aux incertitudes dont souffrent les citoyens et les agents économiques. Il faut aussi éviter que le Royaume-Uni encore membre de l'Union européenne jusqu'à la fin des négociations de sortie n'influence de l'intérieur une Union européenne dont il a décidé de sortir. N'oublions pas non plus les élections européennes de 2019 : l'accord de retrait devra être conclu auparavant.

C'est la première recommandation issue de ce rapport. Dans l'intérêt de l'Union et dans le respect des traités, il conviendra de veiller à ce que les négociations portent dans un premier temps sur les aspects liés au divorce lui-même. Il faudra que le mandat de négociation confié à la Commission européenne soit très clair sur cette question.

Évidemment, les discussions sur les deux sujets ne peuvent pas non plus être complètement dissociées. Il est en effet nécessaire d'avoir une idée du « point d'atterrissage », pour bâtir certains éléments de l'accord de retrait et prévoir, le cas échéant, des dispositions transitoires. Si période transitoire il y a, elle devra être limitée sur le fond, c'est-à-dire marquer une vraie différence avec le statut d'État membre, et dans le temps.

Enfin, en ce qui concerne le processus de négociation en lui-même, je veux insister sur un point qui est fondamental et qui fait l'objet de plusieurs recommandations du rapport : la question de l'association des parlements nationaux. Nous avons évoqué à de multiples reprises cette question ensemble. Pierre Lellouche m'en a expressément saisi par courrier, et je partage pleinement ses préoccupations. En effet, il serait incompréhensible, dans une période où la légitimité démocratique des processus européens est mise en cause, que les représentants de la nation soient tenus à l'écart des détails d'une aventure historique aux conséquences aussi marquées.

Contrairement à l'adhésion de nouveaux États membres à l'Union, le retrait d'un État ne nécessite certes pas la ratification des autres États membres. Si un accord de retrait est conclu, il devra être approuvé par le Royaume-Uni, par le Parlement européen, à la majorité simple, et par le Conseil, à la majorité qualifiée.

L'approbation des parlements nationaux ne sera pas juridiquement nécessaire, mais il me semble indispensable que les gouvernements entretiennent un dialogue soutenu avec leurs parlements. Même s'ils ne sont pas appelés à autoriser la ratification de l'accord de retrait, les Parlements nationaux voteront sur l'accord définissant le nouveau partenariat entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, puisqu'il s'agira très probablement d'un accord mixte. Une association insuffisante, en amont, des parlements nationaux, comme du Parlement européen, ferait courir un risque inutile sur l'issue du vote final. Aussi notre Parlement devrait-il non seulement être tenu régulièrement informé de l'avancement des négociations, mais également pouvoir s'exprimer sur l'accord de retrait avant son adoption par le Conseil, au moyen d'un débat avec vote, comme le permet l'article 50-1 de la Constitution.

Après avoir rappelé la procédure en elle-même, je voudrais maintenant évoquer avec vous la manière dont, à mon sens, nous devons aborder ces négociations.

Tout d'abord, il faut lutter contre l'idée reçue, qui semble particulièrement répandue outre-Manche, selon laquelle la France aurait une attitude « punitive ». La France n'a pas aujourd'hui une position différente de celle de ses partenaires européens sur les « lignes rouges » des négociations.

Quelles sont-elles ? Trois principes fondamentaux ont été affirmés par les Vingt-Sept depuis le mois de juin : premièrement, pas de négociations sans notification ; deuxièmement, l'acceptation de chacune des quatre libertés est une condition de l'accès au marché unique ; troisièmement, les négociations ne sauraient aboutir à ce qu'un État tiers bénéficie d'un régime aussi avantageux qu'un État membre. Ces principes n'ont qu'un seul but, qui devra être notre fil conducteur dans les négociations à venir : préserver l'intérêt de l'Union avant tout.

Préserver l'intérêt de l'Union avant tout, c'est ce que nous avons déjà réussi à faire en conditionnant l'accès au marché unique à l'acceptation des quatre libertés fondamentales. Ce principe, répété tout au long du semestre avec une unité remarquable, a finalement été entendu par les Britanniques. Il ne s'agit pas d'une position dogmatique : la liberté de circulation est une liberté fondamentale du projet politique européen, le principal acquis populaire de l'Europe, que les jeunes de nos pays se sont pleinement approprié. Cette liberté n'est pas négociable. L'affirmation de l'indivisibilité de ces quatre libertés était un préalable nécessaire, mais ce ne sera pas suffisant. Il nous faudra rappeler sans cesse, au cours de ces négociations, que l'Union européenne est un tout, qu'elle est issue d'une addition de différents points d'équilibre.

Prenons l'exemple de la Cour de justice de l'Union européenne – j'ai intégré dans le rapport des remarques faites par Mme la présidente Élisabeth Guigou sur le volet « justice » de la question. Le Royaume-Uni souhaite s'en émanciper, mais comment accepter dans ce cas qu'il continue à faire partie intégrante de certaines politiques européennes ? Depuis les Lumières, il n'y a pas d'espace politique sans ordre juridique. L'ordre juridique européen est fondé sur l'unicité du droit et sur son application effective dans l'espace européen : remettre ce principe en cause menacerait sa viabilité.

La cohésion des Vingt-Sept sera une condition absolument déterminante de la réussite de ces négociations pour l'Union. Il sera donc essentiel de maintenir l'approche unitaire qui a prévalu jusqu'à présent. Les négociations bilatérales devront être exclues, et il faudra définir des modes de consultation régulière pour permettre à tous les États de rester en phase avec les négociateurs. Pour prévenir ce risque de division, il me semble également primordial de promouvoir une approche globale des négociations et d'éviter autant que possible de conduire des négociations « secteur par secteur » qui pourraient raviver inutilement certaines tensions. Il faudra de toute façon veiller non seulement à l'équilibre des droits et obligations, mais aussi à ce que l'addition des différents volets produise un équilibre général satisfaisant pour l'Union.

Le couple franco-allemand devra être le ferment de cette unité des Vingt-Sept. Nos deux pays, dont le poids sera mécaniquement revalorisé dans une Union européenne amputée du Royaume-Uni, auront naturellement vocation à produire des positions de compromis acceptables par tous, grâce à un travail de préparation et de conviction des pays dont ils sont le plus proches.

Pour préserver la construction européenne, il faudra en outre éviter de jeter toutes nos forces dans ces négociations, car l'Union européenne doit aujourd'hui se battre sur beaucoup d'autres fronts. Avec ou sans Brexit, l'Union doit continuer à progresser pour le bien-être des citoyens européens.

Au-delà du souci de faire progresser l'Union européenne dès à présent, nous devrons également, tout au long de ces négociations, conserver à l'esprit ses perspectives d'évolution future. Il faudra veiller très attentivement à ce que le résultat des négociations n'affaiblisse pas notre capacité à faire progresser le projet européen.

La colonne vertébrale des quatorze recommandations que je vous soumets est donc claire : préserver avant tout la cohérence et la solidité de l'édifice européen, patiemment construit pierre par pierre depuis plus de cinquante ans. Il est si difficile de construire, et si facile de détruire…

Une fois cette limite posée, nous devrons chercher à obtenir les meilleurs accords possibles. Bien sûr, nous avons intérêt à trouver un accord avec les Britanniques pour faciliter le plus possible nos relations commerciales. Aujourd'hui, aucun pays tiers entretenant une relation privilégiée avec l'Union ne bénéficie d'un statut tel que le souhaite le Royaume-Uni, mais je n'oublie pas non plus qu'aucun de ces pays ne dispose d'un poids équivalent à celui du Royaume-Uni dans l'économie européenne et mondiale. Il va donc de soi qu'un accord final – s'il y en a un – sera nécessairement sur mesure.

Pour autant, l'Union européenne dispose déjà d'instruments compatibles avec son ordre juridique, et il conviendra de les utiliser comme base de négociation.

En effet, l'erreur serait d'entrer dans la négociation en proposant une solution essayant de répondre aux demandes du Royaume-Uni, dont on voit bien aujourd'hui qu'elles visent à obtenir des avantages compétitifs tout en maintenant au maximum l'existant dans les domaines d'intérêt national. Rappelons tout de même que 44 % des exportations britanniques sont aujourd'hui dirigées vers le marché intérieur. Quels que soient les contacts noués par le Royaume-Uni avec l'Australie, l'écart, du point de vue du Royaume-Uni, entre ce que représente l'Australie et ce que représente le marché intérieur est considérable. Ne nous laissons donc pas prendre au piège d'un discours de politique intérieure, qui tenterait de nous faire croire que l'Union a autant besoin de l'économie britannique que l'économie britannique a besoin de l'Union. Ces négociations sur l'accès au marché unique seront les plus difficiles : il y aura inévitablement des perdants. Il nous incombera de nous assurer qu'elles ne conduisent pas à l'appauvrissement généralisé de nos peuples.

En revanche, ce rapport identifie deux sujets sur lesquels les négociations avec le Royaume-Uni peuvent et doivent aboutir à une situation « gagnant-gagnant ».

La priorité absolue sera de trouver le plus tôt possible un accord protégeant les citoyens expatriés des deux côtés de la Manche, parfois depuis très longtemps, pour éviter des situations humaines qui pourraient être très douloureuses. Je vous rappelle que 3,2 millions d'Européens vivent au Royaume-Uni et que 1,2 million de « Grands-Bretons », pour reprendre l'expression d'un membre de cette mission, vivent sur le continent. Plus de quatre millions de citoyens sont donc aujourd'hui directement concernés par le Brexit, et nous devons mettre un terme le plus rapidement possible à l'incertitude dans laquelle ils vivent aujourd'hui. Je propose dans le rapport que la continuité du droit au séjour soit garantie sans conditions aux expatriés résidant depuis plus de cinq ans dans leur pays d'accueil. Par ailleurs, des droits spécifiques devront être octroyés aux citoyens qui ne répondent pas à cette condition mais se sont installés dans un autre État de l'Union européenne avant que les Britanniques ne choisissent de quitter l'Union.

Enfin, dans un contexte où des menaces graves pèsent sur la sécurité de notre continent, il est dans l'intérêt de tous que le Royaume-Uni reste un partenaire privilégié de l'Union européenne et de la France dans ce domaine, quelles que soient les modalités de sa sortie. N'oublions pas que c'est, avec la France, le seul État membre de l'Union disposant d'un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, le seul doté de l'arme nucléaire et le seul à fournir un effort de défense à la hauteur de nos ambitions stratégiques. Nous devrons donc trouver les moyens d'une coopération intense sur les sujets de sécurité intérieure et extérieure, aussi bien entre le Royaume-Uni et l'Union que dans nos relations bilatérales.

Je vous cède maintenant la parole, chers collègues, pour que nous puissions débattre ensemble de ces conclusions.

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