Mes collègues –Mireille Faugère, Yolaine Cellier et Christian Martin, président de la deuxième section au sein de la quatrième chambre – et moi-même allons vous présenter le rapport d'enquête sur les moyens de la police technique et scientifique (PTS).
Avant de vous exposer les principales conclusions de notre travail, il est bon de rappeler ce qu'est la police technique et scientifique, dont l'objectif est avant tout l'identification de l'auteur d'une infraction par le croisement de traces prélevées sur les scènes de crime ou de délit et d'informations prélevées sur des auteurs potentiels. Ce n'est donc pas une politique en soi mais un moyen, au service de la justice.
La PTS est une science française née au début du XXe siècle, à Paris, avec Alphonse Bertillon, et à Lyon, avec Edmond Locard. Les deux principales techniques de PTS sont l'étude des empreintes papillaires – digitales et palmaires – et des empreintes génétiques. Elles représentent ensemble plus de 95 % de l'activité de PTS. Elles reposent sur une double activité : le prélèvement des traces sur les scènes d'infraction et la signalisation des individus mis en cause par la prise des empreintes digitales et palmaires etou génétiques.
Quelques mots sur le parcours d'une trace papillaire : la révélation des traces papillaires est nécessaire par exemple pour les supports poreux. Elle se fait sur des plateaux techniques de la police ou de la gendarmerie répartis dans tout le territoire. Les traces papillaires sont ensuite envoyées au fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) pour croisement avec les empreintes des individus signalisés.
Quant aux traces génétiques, leur prélèvement est très facile, à partir d'un écouvillon, ce qui incite les agents de terrain à faire des prélèvements, même s'ils ne sont pas pertinents. En revanche, le génotypage en laboratoire est coûteux. Seule une minorité de traces prélevées puis analysées permettent d'identifier un profil génétique.
Il existe de nombreuses autres techniques de PTS, par exemple la toxicologie, la balistique, les traces technologiques, l'étude des explosifs. Je concentrerai mon exposé sur les deux principales.
Quels sont les enjeux ? La preuve scientifique tend à détrôner l'aveu dans la révélation de la vérité. La PTS est donc devenue un moyen incontournable de preuve pour tous les types d'infractions.
Trois enjeux peuvent être distingués : d'abord, nous avons assisté au développement de la PTS de masse. À l'origine utilisée pour l'élucidation des grands crimes, la PTS se développe, à partir de la fin des années 1990, sous l'impulsion de la loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS) du 21 janvier 1995 et de la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI) du 29 août 2002 qui fixent des objectifs de généralisation de l'emploi de la PTS à l'ensemble des scènes d'infraction de masse – les cambriolages principalement. L'activité a doublé entre 2011 et 2015 ; elle est assortie d'objectifs et d'indicateurs de performance inscrits dans les documents budgétaires.
Cependant, les méthodes et l'organisation sont inchangées. Nous sommes restés un peu sur notre faim sur la question de l'efficacité finale de la PTS. Certes, elle connaît une efficacité immédiate avec l'alimentation des fichiers d'empreintes, qui sont d'une grande efficacité en eux-mêmes, mais son efficacité finale est mal mesurée.
Deuxième enjeu très important, la collaboration internationale et européenne. La PTS joue un rôle essentiel dans les enquêtes sur les attentats pour identifier les auteurs mais aussi les victimes. Avec l'accroissement des échanges de données entre pays européens, sur la base du Traité de Prüm – ou « Schengen III » –, intégré dans le droit communautaire en 2008, est apparue la nécessité d'une harmonisation des méthodes de production de ces données. Une décision du Conseil européen du 30 novembre 2009 oblige les laboratoires et les plateaux techniques de PTS à être accrédités, sur la base d'une norme scientifique commune. À l'horizon 2020, l'ambition est de créer un espace européen de police scientifique, fondé sur des normes minimales communes.
Troisième enjeu, la technologie. La PTS doit sans cesse s'adapter à l'évolution technologique et même y contribuer. Par exemple, les nouveaux outils de reconnaissance faciale biométrique ou de traitement de la scène de crime peuvent avoir des conséquences importantes en termes d'organisation de nos forces.
J'en viens à l'organisation et la gouvernance. Je vais essayer d'être le plus simple possible mais cette organisation est d'une complexité extrême. La PTS fait intervenir deux grands acteurs : la justice, d'une part, la police et la gendarmerie, d'autre part. Elle est financée à la fois sur le budget de la justice au travers des frais de justice, et sur le budget du ministère de l'intérieur – les programmes Police nationale et Gendarmerie nationale de la mission Sécurités.
La PTS est une technique au service de l'enquête pour la révélation de la vérité. Elle est donc au service de la justice, mais son financement et son organisation se partagent entre les ministères de la justice et l'intérieur.
Les magistrats sont attachés au principe de leur indépendance qui leur assure la liberté de désigner les services d'enquête et de prescrire les analyses et les expertises. Depuis une dizaine d'années, la direction des affaires criminelles et des grâces a voulu limiter la dépense sur frais de justice aux seules expertises ordonnées par les magistrats ou par les officiers de police judiciaire, sous l'autorité de ces derniers.
Les travaux liés à la PTS de masse sont imputés sur les programmes budgétaires de la police et de la gendarmerie.
Pour caricaturer un peu, le budget de la justice sert à financer les investigations pour les grands crimes et celui de l'intérieur la PTS de masse. Cette séparation est artificielle et sa pertinence n'est pas évidente.
Autre élément de complexité, l'organisation des services. L'organisation de la police nationale est très complexe. La PTS est une sous-direction (SDPTS) au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN). Elle comprend trois services – identité judiciaire, documentation criminelle, informatique et traces technologiques. Cette organisation a été déséquilibrée par le développement de la PTS de masse, qui est portée par l'autre grande direction centrale de la DGPN – la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) – ainsi que par la création de l'Institut national de police scientifique (INPS), qui regroupe cinq laboratoires publics dépendants de la police nationale.
Aujourd'hui, les doublons sont nombreux, notamment entre l'INPS et la SDPTS qui sont censés faire de la recherche et établir des normes. J'ajoute que la préfecture de police de Paris et la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) comptent aussi des moyens de police scientifique.
A contrario, comme souvent, l'organisation de la gendarmerie est plus simple : il y a un chef, une ligne. L'organisation s'est considérablement développée depuis « l'affaire Grégory », la gendarmerie ayant fortement investi dans ce domaine.
Depuis l'intégration de la gendarmerie au ministère de l'intérieur, les ministres successifs ont toujours affirmé qu'un certain nombre de secteurs pouvaient donner lieu à des mutualisations, parmi lesquels la PTS. Nous les avons pris au mot et nous avons étudié ce qu'il en était. On est loin du compte.
L'organisation territoriale est d'une extrême complexité – je vous passe les détails. Pour la police, les services déconcentrés sont organisés sur trois niveaux. La PTS est traitée, au niveau régional, par les dix-sept services régionaux de police judiciaire (SRPJ), auxquels s'ajoute le service de la préfecture de Paris, et, au niveau départemental, par 175 services locaux de police technique. Il n'existe pas de schéma directeur commun aux deux forces. Le dernier schéma directeur remonte à 1995 pour la police, et à 2006 pour la gendarmerie.
La Cour recommande de rétablir le conseil supérieur de la PTS afin d'associer les ministères de l'intérieur, de la justice et de la recherche. Cette instance devrait être chargée de proposer des orientations stratégiques en matière organisationnelle, scientifique, judiciaire, sécuritaire, normative et internationale. Sur ce dernier point, il s'agit de garantir que les positions de la France au niveau européen sont présentées d'une seule voix.
Deuxième recommandation, la plus urgente : la réorganisation au sein même de la DGPN. Nous avons été entendus. À la suite de notre relevé d'observations provisoire, le ministre de l'intérieur a décidé de confier à un inspecteur général de la police nationale, M. Frédéric Dupuch, actuel directeur de l'INPS, l'étude de la création d'un service central de la PTS – nous aurions préféré une direction centrale. Ce service central est un pas en avant, mais il faut être vigilant quant à sa mise en oeuvre. Ce service devrait permettre d'unifier la vision de la police scientifique au sein de la seule DGPN.
Troisième recommandation : placer l'INPS sous la tutelle de ce nouveau service central et le recentrer sur ses missions opérationnelles, afin d'assurer une bonne distribution des rôles entre le service central chargé des normes, de la recherche, de l'accréditation et les laboratoires.
J'en viens aux moyens et à leur maîtrise. La PTS, c'est à la fois beaucoup et peu. Pour le seul ministère de l'intérieur – inutile de chercher un budget de la PTS, nous sommes allés à la pêche aux chiffres –, elle représente 300 millions d'euros, soit 7 % des dépenses relatives à la fonction de police judiciaire des deux programmes Police nationale et Gendarmerie nationale, 90 % des dépenses correspondent aux rémunérations.
À cela, il convient d'ajouter 52 millions d'euros de frais de justice payés par le ministère de la justice à ses prestataires, dont la moitié pour des analyses génétiques et l'autre pour des analyses toxicologiques.
L'essentiel des coûts de la PTS porte donc sur la ressource humaine et les analyses en laboratoire. L'investissement immobilier peut également représenter un coût important : par exemple, l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), un très bel outil, très moderne, a coûté 47 millions d'euros, payés essentiellement en 2011 et 2012.
Quant aux moyens humains, là aussi, c'est assez compliqué. On trouve des personnels qui se consacrent exclusivement à la PTS et d'autres qui le font de manière occasionnelle. À la police nationale, la PTS est assurée par deux catégories de personnel : 1 200 policiers actifs et 2 000 scientifiques, qui sont des fonctionnaires. À la gendarmerie nationale, l'organisation est différente : 800 gendarmes qui ont reçu une formation scientifique et technique se consacrent aux tâches de PTS, mais il n'y a pas de personnel scientifique spécifique.
Il en résulte que le coût moyen d'un personnel de PTS est plus élevé dans la gendarmerie que dans la police, et ce pour deux raisons : les coûts des personnels sont plus élevés pour les gendarmes et le niveau de rémunération des personnels scientifiques de la police est moins élevé que celui des policiers actifs.
Les effectifs affectés à titre principal à la PTS représentent 4 000 équivalents temps plein travaillé (ETPT), auxquels il convient d'ajouter les 19 000 agents « polyvalents » de la police et de la gendarmerie effectuant de façon très occasionnelle des actes de PTS.
La Cour a analysé les autres coûts, de matériel notamment – vous les trouverez dans le rapport. Le ministère pourrait faire un effort pour mieux les mesurer.
Comment apprécier la performance de l'utilisation de ces moyens ?
D'abord, en matière de recueil des traces, forts des bonnes pratiques que nous avons relevées, nous considérons qu'il existe des marges d'efficience.
S'agissant de l'activité génétique, les chiffres montrent que, paradoxalement, la limitation du nombre de traces génétiques prélevées et analysées permet d'améliorer le nombre de profils déterminés car cela incite à mieux sélectionner les prélèvements. Les directeurs généraux de la gendarmerie et de la police ont donné des instructions en ce sens – cela nous paraît une bonne chose – mais la position du ministère de la justice n'est pas tout à fait la même. Celui-ci aurait tendance à penser que plus on en fait, mieux ça vaut. Ce n'est pas forcément vrai, car les bonnes pratiques et les chiffres tendent à monter qu'en la matière, le mieux est l'ennemi du bien. On peut dire la même chose de l'activité papillaire.
Deuxième élément sur lequel les efforts doivent porter : les fichiers. La PTS est inconcevable sans les fichiers nationaux – vous savez combien ils ont été utiles, y compris dans les enquêtes récentes sur les attentats. Ce qui fait la performance de ces fichiers, c'est le nombre d'individus signalisés.
L'un des problèmes tient à ce que les fichiers ne se « parlent » pas entre eux. En outre, l'identité des personnes n'est pas suffisamment fiabilisée, notamment dans le fichier des empreintes génétiques – il y a beaucoup de doublons. On doit pouvoir, en lien avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), renforcer la certitude que les noms des titulaires d'empreintes sont les bons. Il y a sans doute un gros effort à faire pour mieux utiliser ces deux fichiers, qui sont en eux-mêmes une richesse.
Troisième élément pour lequel on doit faire des progrès : les scellés. Ils font l'objet de multiples enregistrements successifs. La conservation des scellés sensibles, qui reste sous la responsabilité des tribunaux, n'est absolument pas satisfaisante – vous le savez.
La Cour émet plusieurs recommandations : généraliser les bonnes pratiques et harmoniser les règles concernant notamment la limitation du nombre de prélèvements génétiques analysés ; mieux encadrer les policiers polyvalents et améliorer la formation ; interconnecter les deux fichiers FAED et FNAEG – le fichier national automatisé des empreintes génétiques – à une base commune d'identité. Pour ce faire, un travail avec la CNIL devra être entrepris ; il faudrait enfin adopter un système harmonisé et unique de gestion et de conservation des scellés. L'IRCGN pourrait être un bon lieu de conservation à condition de ne pas faire financer cette conservation par la seule gendarmerie.
Enfin, les analyses sont réalisées dans deux types de structures : les laboratoires scientifiques et les plateaux techniques.
Les grands laboratoires nationaux publics – INPS et IRCGN – ou privés font essentiellement des analyses génétiques et de la toxicologie. Le rapport présente une carte de l'implantation de ces laboratoires, auxquels il faut ajouter les plateaux ou plateformes techniques.
Les laboratoires sont au nombre de six – cinq pour l'INPS, et l'IRCGN – pour le public et treize pour le privé. On connaît mal l'activité du privé, qui n'est approchée qu'au travers des frais de justice.
L'INPS a fait de remarquables progrès de productivité. Le principal laboratoire, qui est très industrialisé, est implanté à Lyon. Son activité, centrée sur les analyses génétiques, connaît une forte croissance. Il travaille essentiellement pour la sécurité publique.
À l'autre extrémité – je ne caricature pas –, l'IRCGN ne traite pas la totalité des besoins de la gendarmerie. Il a fait le choix de la sélectivité des activités et de la recherche, se situant plutôt dans le haut de gamme.
Une réflexion commune devrait être engagée sur la carte des laboratoires publics ; sans doute peut-on envisager des progrès de productivité et une répartition des activités entre eux.
Les plateformes ou plateaux techniques, en très grand nombre, sont plus simples ; ce ne sont pas vraiment des laboratoires mais des lieux où se pratique la révélation de traces papillaires. Mais, à l'instar des laboratoires, les plateaux techniques doivent être accrédités. Ce n'est pas encore le cas d'un grand nombre d'entre eux. Dans ce domaine, nous regrettons très vivement l'absence de travail commun entre la police et la gendarmerie pour définir des référentiels et des formations communes. Chacun a suivi son chemin. Nous n'en voyons absolument pas la justification.
Le niveau de production par plateau technique est globalement faible, particulièrement dans la gendarmerie, sauf dans certains endroits.
La police compte un très grand nombre de plateaux techniques – plus de 200. Elle a prévu de passer à 85 ou 90 à l'horizon 2018 car certains d'entre eux ne seront jamais accrédités. La gendarmerie estime qu'elle a déjà mené sa réorganisation – ce qui est vrai. Chacun a fait les choses de son côté.
Le nombre de plateaux techniques est beaucoup trop important. Nous estimons qu'à terme, en comparaison avec les pays européens, il pourrait être réduit à une centaine.
Pour rationaliser le réseau des laboratoires et plateaux, la Cour recommande de réduire le nombre de laboratoires publics grâce à une vision partagée entre les deux forces ; d'élaborer une carte commune des plateaux techniques des deux forces pour arriver, à moyen terme, à une centaine au total ; pour le ministère de la justice, de passer des marchés publics pour les analyses les plus courantes – génétique et tests salivaires – afin de mieux organiser la répartition de l'activité entre le public et le privé.
En conclusion, nous constatons une faible mobilisation des deux forces pour parvenir à des mutualisations, malgré les enjeux. En dépit du volume d'activité qu'elle représente – 80 % environ –, la police est trop occupée par son organisation interne et ne dispose pas vraiment de directives politiques du ministre de l'intérieur. La gendarmerie s'estime bien organisée, bien positionnée et fait de la réorganisation de la police un préalable à tout rapprochement.
La seule manière de s'assurer d'un réel rapprochement est, à moyen terme, l'instauration d'une direction de la PTS commune aux deux forces et qui regrouperait les laboratoires.
Pour y parvenir, la méthode doit reposer sur deux principes et quatre axes. Les principes sont, d'une part, le respect des équilibres entre les deux forces et l'utilisation optimale des qualités de chacune d'elles, d'autre part, le maintien de la capacité opérationnelle de chacune des forces.
Les quatre axes ont été évoqués à travers les dix recommandations : rénover la gouvernance, clarifier l'organisation et rationaliser le réseau des laboratoires et des plateaux, harmoniser les pratiques, ainsi qu'améliorer la performance et les indicateurs.
Où en est-on en février 2017 ?
La préfiguration du nouveau service central est en cours, avec de réelles avancées au sein de la police nationale : le service central serait bien positionné au niveau de la DGPN ; sa mise en place s'accompagnerait d'une remise en ordre des responsabilités en matière de normes et de pilotage du métier de PTS. Toutefois, ce service n'aurait pas de lien hiérarchique avec les personnels scientifiques ou policiers actifs dans les plateaux techniques. Ne faisons pas de procès d'intention, mais il existe un risque que cette structure ne dispose pas de tous les leviers opérationnels nécessaires. Le juge de paix dans ce domaine sera le nombre de plateaux dans la police en 2018.
Enfin, nous restons sur notre faim sur un point : aucun travail ne semble engagé pour les mutualisations entre les deux forces, au-delà de quelques discours très généraux – il est vrai que cette question n'était pas dans la lettre de mission du préfigurateur du service central dans la police.