Intervention de Isabelle Bruneau

Réunion du 15 février 2017 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Bruneau, rapporteure :

Madame la Présidente, chers collègues, dans la continuité des travaux que nous avons effectués sur la fiscalité tout au long de cette législature, je vous présente aujourd'hui un rapport d'information assorti d'une proposition de résolution européenne sur le projet relatif à l'instauration d'une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés « ACCIS » au sein de l'Union européenne.

Le 25 octobre dernier, la Commission européenne a en effet introduit deux propositions de directive sur ce sujet. Avant de vous en présenter les grandes lignes et de vous soumettre la PPRE, je voudrais revenir brièvement sur l'historique de ce projet.

L'idée d'harmoniser, au sein de l'Union européenne, une partie de la fiscalité directe pesant sur les entreprises est un projet ancien. En effet, depuis plus de cinquante ans, les initiatives entreprises dans le cadre de la construction européenne visent à limiter, d'une part, les pratiques concurrentielles déloyales ou excessives et à promouvoir, d'autre part, une plus grande convergence des législations nationales.

Dans les années 1980 et 1990, sous l'impulsion de la « Commission Delors », un certain nombre d'initiatives circonscrites ont été entreprises pour harmoniser certains aspects de la fiscalité des entreprises, par exemple, la convention relative à l'élimination des doubles impositions. Au début des années 2000, ensuite, la Commission européenne redevient force de proposition en matière de fiscalité des entreprises et esquisse, en 2001 une « stratégie pour permettre aux entreprises d'être imposées sur la base d'une assiette consolidée de l'impôt sur les sociétés couvrant l'ensemble de leurs activités dans l'Union européenne ». Les fondations du projet ACCIS sont ainsi posées.

C'est en 2004, sous l'impulsion notable de la France et de l'Allemagne, des groupes de travail de nature technique et politique sont instaurés pour dessiner les grandes lignes d'une assiette commune consolidée. Après près de dix ans de réflexion et de réunions régulières, la Commission européenne introduit, le 16 mars 2011, une proposition de directive relative à l'ACCIS sur laquelle les États membres ne sont, jusqu'à présent, pas parvenus à trouver un accord unanime.

La récente relance du projet ACCIS par la Commission européenne résulte d'une démarche pragmatique, qui tire notamment les conséquences de l'échec des négociations sur la proposition de 2011. En effet, les discussions sur la proposition de 2011 ont fait apparaître que l'importance des bouleversements qu'impliquerait, pour les États membres comme pour les contribuables européens, la mise en place d'une ACCIS et le caractère particulièrement ambitieux de la proposition de la Commission européenne rendaient très incertaine l'issue des négociations. Semblant ainsi tirer les conséquences de l'échec des discussions qui ont entouré la proposition de 2011, la Commission européenne a décidé de scinder le projet ACCIS et d'en séquencer la mise en oeuvre. Au plan technique, elle a fait usage de la possibilité qui est la sienne et a retiré le texte de 2011 pour pouvoir introduire une nouvelle proposition.

Formellement, cette proposition se compose de deux directives : l'une relative à une assiette commune (ACIS) et l'autre relative à une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Afin de ne pas « brusquer » les États membres, la Commission européenne a décidé de séquencer la mise en oeuvre de l'ACCIS et espère un accord sur chacune des deux directives pour une application, respectivement au 1er janvier 2019 et au 1er janvier 2020. Le séquençage en deux textes n'enlève rien à la cohérence du projet et à l'objectif de long terme que constitue l'instauration d'une assiette commune consolidée. Le commissaire Pierre Moscovici, que j'ai eu l'occasion d'auditionner, l'a d'ailleurs très clairement indiqué : l'objectif de la Commission européenne est de parvenir, à terme, à obtenir des États membres un accord sur chacun des deux « C » de l'acronyme.

De manière générale, la relance du projet ACCIS s'inscrit dans le cadre du plan d'action concernant la fiscalité des entreprises de juin 2015 dont elle constitue le premier des cinq domaines d'action prioritaires. L'introduction d'une assiette commune consolidée au sein de l'Union européenne présenterait plusieurs avantages majeurs.

Je précise toutefois, à titre liminaire, que le projet ne concerne que l'harmonisation des règles de l'assiette imposable et non les taux. Les États membres demeureront totalement libres de fixer leur taux d'imposition.

Le premier avantage est que la définition d'un corpus de règles uniques constituerait un embryon de régime commun de définition de l'impôt exigé des entreprises y exerçant des activités. Le deuxième avantage est que la mise en place d'un interlocuteur unique auquel s'adresser pour s'acquitter des obligations fiscales qui leur incombent au titre des bénéfices réalisés en Europe serait un facteur de simplification important. Ainsi, dès lors qu'elles réalisent des bénéfices dans plusieurs États membres, les entreprises pourraient traiter avec une seule administration fiscale, laquelle serait ensuite chargée de répartir le produit de l'impôt recouvré, en appliquant la clé de répartition proposée et le taux applicable dans chaque État concerné.

Les entreprises implantées en Europe n'auraient ainsi plus à jongler avec des législations différentes voire divergentes et pourraient, le cas échéant, y étendre leurs activités. La simplicité qui résulterait d'un tel régime s'apprécie également en termes d'attractivité du territoire européen : l'ACCIS pourrait faciliter l'implantation sur le marché intérieur de certaines entreprises étrangères.

Autre avantage, l'harmonisation des règles présidant au calcul de l'assiette imposable limitera les possibilités, pour les entreprises, de mettre en oeuvre des stratégies d'optimisation fiscale en profitant des failles et asymétries qui existent actuellement entre les systèmes fiscaux nationaux. Ceci devrait enfin limiter la tentation pour les États membres de se livrer, au sein du marché intérieur, à une concurrence fiscale dommageable, thématique que nous avons déjà développée dans un précédent rapport d'information.

Sur le fond, il ressort des auditions que j'ai pu effectuer que le contenu du paquet ACCIS ne présente pas de difficultés techniques insurmontables. La plupart des obstacles seront ainsi de nature essentiellement politique.

Il faut noter néanmoins un certain nombre de différences avec la proposition de directive de 2011. La première différence concerne le caractère obligatoire ou optionnel du régime de l'ACCIS. La Commission européenne propose que l'ACCIS soit obligatoire pour les groupes dont le chiffre d'affaires total consolidé est supérieur à 750 millions d'euros. Je rappelle que ce seuil est celui utilisé par l'OCDE dans ses travaux ainsi que par l'Union européenne dans ses précédentes directives, en particulier dans la directive du 12 juillet 2016 que nous avions eu l'occasion d'analyser avec mon collègue Marc Laffineur dans un précédent rapport consacré au paquet anti-évitement fiscal de la Commission européenne.

Par ailleurs, la Commission européenne a introduit dans sa proposition de 2016 trois éléments nouveaux : il s'agit de deux dispositifs de « politique fiscale » et d'un mécanisme temporaire de compensation des pertes qui permettra aux entreprises de consolider leurs résultats en attendant la mise en place de l'ACCIS dans son ensemble, c'est-à-dire avec le volet relatif à la consolidation.

La Commission européenne propose tout d'abord d'introduire une super-déduction en faveur des activités de recherche & développement qui permettrait aux entreprises qui réalisent des investissements en R&D de déduire de leurs charges une partie significative des dépenses engagées en la matière. Un système encore plus avantageux est prévu pour les petites entreprises innovantes particulièrement dynamiques. Ce dispositif est intéressant mais sa compatibilité avec le crédit d'impôt recherche (CIR) devra être confirmée. C'est un élément très important des négociations pour la France dans la mesure où les entreprises françaises comme les autorités politiques sont très attachées à ce dispositif efficace dans son ensemble et dans la mesure où le dispositif européen est « nettement moins avantageux » que le CIR - je reprends ici les termes du Conseil des prélèvements obligatoires dans un rapport consacré à l'impôt sur les sociétés en décembre 2016.

Le deuxième dispositif consiste en un mécanisme de déduction pour la croissance et l'investissement (DCI) qui devrait permettre de mettre fin au « biais en faveur de la dette » qui résulte du traitement fiscal différent réservé au financement par l'emprunt, d'une part, et au financement par les fonds propres, d'autre part. De manière générale, ce système est particulièrement séduisant pour les entreprises françaises, compte tenu de son caractère avantageux et du fait qu'il n'existe pas d'équivalent en droit interne. Ses effets de moyen-long terme sont toutefois relativement difficiles à évaluer avec précision et il convient donc de se montrer prudent.

Le troisième élément est que la définition d'une assiette commune étant séparée de la phase de consolidation, la Commission européenne propose d'introduire un mécanisme de compensation temporaire des pertes avec récupération, qui devrait rester en vigueur jusqu'au succès des négociations sur la consolidation de l'assiette. Il est ainsi prévu que les groupes puissent prendre en compte, dans des conditions strictement définies, les pertes subies par une filiale ou un établissement stable établis dans d'autres États membres.

J'indique également que la proposition de la Commission européenne contient également une clause de switch-over dont il est peu probable qu'elle figure dans la version finale du texte en cas de succès des négociations sur le texte. Il s'agit en effet d'une clause qui figurait dans le texte initial de la directive dite « ATAD » dont j'ai parlé et qui n'a pas été retenue dans le texte définitif adopté en juillet dernier.

De manière générale, nous proposons de soutenir la démarche comme l'économie générale du paquet « ACCIS » mais il convient d'indiquer certaines incertitudes qui devront être précisées avant l'adoption des directives et de signaler les éléments qui font d'ores-et-déjà l'objet de discussions.

Le seuil établi par la proposition de directive pour en conditionner l'application pose deux types de questions : sur le principe même d'un seuil et sur celui retenu en l'espèce. Au plan théorique, la définition d'un seuil conditionnant l'application des dispositions des directives introduit, quelles qu'en soient les caractéristiques, un risque de fausser la concurrence sur le marché intérieur. Compte tenu de ces réserves de principe, la solution qui pourrait être adoptée pour mettre fin au débat semble être la suppression de tout critère : l'ACCIS serait, dans cette perspective, obligatoire pour tous les acteurs économiques, quel que soit leur chiffre d'affaires. Il s'agit sans doute, à terme, de l'objectif vers lequel tendre. Si certains observateurs sont favorables à une telle proposition, à l'instar de M. Alain Lamassoure, que j'ai eu l'occasion d'auditionner, celle-ci semble, à ce stade, ne pas pouvoir rencontrer suffisamment de soutien.

Je rappelle toutefois que le critère de chiffre d'affaires retenu est, tout d'abord, cohérent avec les travaux effectués par l'Union européenne et par l'OCDE en matière lutte contre l'évasion et l'optimisation fiscales. C'est donc un critère qui a du sens et avec lequel les acteurs sont habitués à composer. Il est, ensuite, sans doute raisonnable de privilégier, dans un premier temps, une application obligatoire circonscrite de la directive, étant donné le bouleversement d'ensemble qu'implique la mise en place d'une ACCIS.

Les conséquences de la mise en place de l'ACCIS sont, à ce stade, relativement incertaines. Elles sont également d'autant plus délicates à apprécier que les implications sur les États et sur les entreprises sont, par effet miroir, inversées. Si l'ACCIS permet aux entreprises de réaliser des « économies » fiscales, c'est autant de recettes en moins pour les administrations nationales.

De manière générale, la mise en place d'un système de guichet unique devrait être bénéfique pour les entreprises qui verront leurs charges administratives réduites grâce à la déclaration fiscale unique. Pour les administrations fiscales, la gestion simultanée et en parallèle de plusieurs systèmes fiscaux nationaux sera, à l'inverse, facteur de complexité et générateur de coûts supplémentaires.

L'impact budgétaire global de l'ACCIS est difficile à évaluer avec précision et les effets seront différents selon les pays. S'agissant de la France, la mise en place de l'ACIS ne serait pas très favorable mais avec la consolidation, les choses seraient différentes. La Commission européenne estime que l'assiette imposable revenant à la France passerait, une fois le volet relatif à la consolidation mis en oeuvre, de 8,3 % à 10 % du total de l'assiette imposable européenne.

Outre ces préoccupations de nature budgétaire, la mise en place de l'ACCIS dans les conditions envisagées par la Commission européenne aura également des conséquences sur les missions quotidiennes de l'administration fiscale. La coexistence de deux systèmes de calcul de l'assiette imposable et de deux modes de recouvrement différents implique, pour les administrations fiscales, une plus grande complexité de gestion et des coûts induits. Du point de vue des entreprises, le régime ACCIS s'analyse comme un vingt-neuvième système de calcul de l'impôt sur les sociétés, qui s'ajouterait ainsi aux systèmes des vingt-huit États membres. Ainsi, les entreprises qui ne sont pas obligatoirement soumises au régime européen devront-elles maîtriser, outre le dispositif ACCIS - pour décider ou non de s'y soumettre-, toutes les règles nationales des pays dans lesquelles elles exercent des activités.

Enfin, la mise en place du régime ACCIS pose également un certain nombre de questions pratiques s'agissant notamment du recouvrement et du contrôle de l'impôt par tous les États membres.

Pour conclure, l'importance des défis d'ordre politique à affronter conditionne fortement le succès des négociations.

Pour mener le projet ACCIS à son terme, plusieurs défis devront être relevés. Il s'agit, tout d'abord, de convaincre l'ensemble de nos partenaires européens de parvenir à un accord unanime, lequel est indispensable à l'adoption des deux directives qui composent le « paquet » de la Commission européenne. Il s'agit ensuite, en cas d'accord sur l'harmonisation des règles d'assiette, de ne pas s'y arrêter et de maintenir l'impulsion politique nécessaire à l'adoption de la directive relative à la consolidation.

Dans cette perspective, la France doit, me semble-t-il continuer à jouer un rôle particulièrement actif dans la promotion du projet ACCIS. Il semble qu'elle puisse compter sur le soutien de l'Allemagne et de certains autres pays comme le Portugal et l'Espagne notamment.

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