Que la vérité soit désagréable à entendre, c'est probable, mais je ne manquerai jamais à la transparence. Relisez le compte rendu de mes auditions précédentes : vous constaterez que, dans la troisième partie de mes interventions, je n'ai jamais mâché mes mots. La tribune que j'ai récemment publiée ne fait que traduire en quelques phrases ce que je viens de décrire ; je l'ai simplement complétée aujourd'hui par des exemples concrets.
Je tenais à apporter cette précision car, par les temps qui courent, il est important d'avoir une vision la plus objective possible de la situation.
Un budget à hauteur de 1,78 % du PIB sera-t-il suffisant ? Juste suffisant aujourd'hui. Et lorsqu'il atteindra 2 % en 2022, il sera également juste suffisant pour réaliser les contrats opérationnels qu'il faut remonter à la hauteur de ce que nous faisons actuellement. Je m'appuie pour vous le dire sur le travail réalisé par l'état-major des armées depuis plusieurs mois et qui vient corroborer cette vision. Mon devoir est de vous livrer mon appréciation de commandant des opérations et de vous dire ce dont nos armées ont besoin. J'estime vous l'avoir dit. Le budget 2017, je le répète, sera juste suffisant, pour peu que le contexte ne change pas. Les LPM de 2008 et de 2012 ont été construites – comment pourrait-on le reprocher à leurs auteurs ? – dans un contexte donné qui a singulièrement changé par la suite. Le rôle du politique est de décider les adaptations nécessaires à ces changements. Or, les changements se sont multipliés ces derniers mois, à un rythme qui, d'ailleurs, s'accélère. Ce budget correspond donc à un minimum, à contexte constant et dans le respect du calendrier que j'ai indiqué. Je vous dis là la vérité.
J'en viens à la question des familles. Si la conduite des opérations, les relations internationales militaires, la transformation des armées et le devoir d'éclairer le président de la République constituent le fondement de mes responsabilités ; les familles de militaire demeurent ma principale préoccupation. Elles constituent pour moi un point de vigilance. Je crois que le moral des troupes est bon, bien qu'il soit inégal. Il est excellent en opérations et plus mitigé dans la « vie du temps de paix », c'est-à-dire dans les garnisons. Mais cette réalité relève principalement de problèmes de la vie quotidienne, généralement liés au soutien et à l'organisation. Les quelques modifications que je propose devraient donc permettre d'améliorer rapidement la situation. Cela demandera tout de même, au bout du compte, un peu d'argent. En revanche, le moral des familles reste une préoccupation, car l'histoire récente de nos armées et de la gendarmerie montre que c'est souvent là que l'édifice peut se craqueler. Nous constatons, au cours de ces deux dernières années, une augmentation du nombre de jours d'absence du domicile – les chiffres que j'ai cités sont un peu effrayants à cet égard. À cette réalité viennent s'ajouter les contraintes inhérentes à la fonction publique et celles liées aux réorganisations. Je rappelle que nous avons tout de même supprimé 50 000 postes depuis 2008. Vous pouvez aisément imaginer les mutations supplémentaires qu'une telle réorganisation a entraînées et les contraintes qui en ont découlé pour les familles.
Nous n'échapperons donc pas à un plan d'actions destiné à revaloriser la condition du personnel. Au demeurant, et c'est un point très important, nous avons déjà pris des mesures en ce sens dans le cadre de la dernière actualisation de la LPM : nous avons créé l'indemnité d'absence cumulée (IAC), dont le versement (avec effet rétroactif au 1er janvier 2016) devrait, en principe, intervenir avant la fin du premier semestre 2017 ; nous avons porté le paiement des indemnités pour temps d'activité et d'obligations professionnelles complémentaires (ITAOPC) – les RTT du militaire – de huit à dix jours et il faudra aller plus loin. Cette mesure est attendue. Au regard du rythme des engagements, nous ne pouvions tout simplement pas les accorder aux militaires. Il était donc urgent de les remplacer par une indemnité financière. Enfin, nous avons doublé l'indemnité d'alerte opérationnelle (AOPER) versée à tous les hommes déployés sur le territoire national jusqu'au grade de capitaine inclus. Tout cela va dans le bon sens.
Il nous faudra toutefois adopter une démarche globale et adapter régulièrement ce plan d'actions. De fait, si la société d'aujourd'hui n'est plus celle d'il y a cinq ans, l'engagé ou le réserviste ont aussi évolué. Les contraintes sont liées au travail des épouses – rendu nécessaire par le fait qu'il est très difficile pour les militaires du rang et les jeunes sous-officiers de vivre avec un seul salaire –, elles sont aussi liées à l'achat d'un logement, au vieillissement des parents ou aux études des enfants. Ces contraintes sociales pèsent en plus des réorganisations, qui nécessitent des mutations plus fréquentes, je l'ai déjà dit. La question du moral des familles est donc pour moi essentielle, je lui accorde une attention toute particulière.
Quel sera ce plan d'actions ? C'est ce qu'il faudra décider. Il devra être fondé sur le nouveau modèle de ressources humaines, avec des flux plus mobiles, avec des départs à tous les étages de la pyramide : c'est tout un dispositif, depuis le recrutement jusqu'à la reconversion, incluant la fidélisation pour les spécialités rares qu'il faudra améliorer ; un vrai travail que nous devons intégrer dans les réflexions préparatoires de la future loi de programmation militaire. Nous y réfléchissons, et nous aurons des propositions à faire aux autorités politiques issues des prochaines élections.
S'agissant de nos partenaires européens, vous avez compris que le modèle que je défends inclut évidemment la coopération avec nos alliés, en priorité les Européens. Se pose, dès lors, la question de l'effort de défense des États membres de l'Union : sur vingt-huit, seuls quatre ont un budget de la défense, pensions comprises, représentant 2 % de leur PIB. D'autres en sont très loin. N'étant pas parmi les quatre pays « vertueux », nous n'avons pas de leçons à donner… Cela étant, la référence au PIB, qui a le mérite d'être une norme, doit être relativisée car elle traduit des réalités très différentes. L'Allemagne, par exemple, est à 1,2 % de son PIB, et a un budget annuel supérieur au nôtre. Ce qui importe c'est la cohérence entre les menaces, les missions et les moyens : si les indices économiques changent et que le PIB augmente ou diminue, il faudra adapter l'objectif des 2 % pour raisonner à périmètre comparable.
Par ailleurs, j'appelle de mes voeux la fin des débats idéologiques entre l'interétatique et le communautaire. Il faut être pragmatique. Prenons tout ce qui permet de réaliser des économies, car si la coopération doit aboutir à augmenter les coûts, ce n'est pas une bonne solution. Pour avoir dirigé pendant quatre ans, en tant que major-général des armées, le groupe de coopération franco-allemande, je sais qu'il existe de nombreuses pistes avec l'Allemagne. La Constitution allemande limite cependant encore fortement sa capacité à s'engager rapidement en opérations. Toutefois, les Allemands ont annoncé qu'ils s'engageraient au Niger. Je m'en réjouis. Avec le Royaume-Uni, la Combined joint expeditionary force (CJEF), issue des accords de Lancaster House, doit nous permettre de mener des opérations. Continuons : nous en avons besoin, et le Brexit ne changera rien dans ce domaine.
Je me suis efforcé de créer une dynamique associant Allemands, Britanniques et Français. Une première réunion s'est tenue il y a quelques semaines, et une autre doit avoir lieu à Londres le mois prochain. Ce trépied me paraît utile. Le renforcer au niveau militaire comme au niveau politique est nécessaire. Pour le reste, je suis évidemment favorable à ce que le rôle de la France dans la protection de l'Europe soit pris en compte de manière plus pragmatique au plan budgétaire. De fait, j'ai le sentiment que les armées françaises participent grandement à la protection des autres États membres. Mes homologues européens nous en sont d'ailleurs très reconnaissants. Mais « se faire payer » en admiration ne résout pas l'équation budgétaire de la défense…
La coopération est indispensable et les choses avancent ; mais il ne faut pas rêver, elle ne réglera pas tous les problèmes.
En ce qui concerne l'intelligence artificielle et la recherche, je vous ai indiqué, tout comme le DGA, que si nous voulions conserver un temps d'avance sur le plan technologique – je pense par exemple au domaine cyber -, il fallait porter le montant des crédits d'études de 730 millions à un milliard par an. Cette évolution est comprise dans le besoin des « 2 % ». Les rééquilibrages technologiques auxquels nous assistons sont préoccupants. Nous devons conserver ce temps d'avance, donc investir dès aujourd'hui, pour qu'en 2030, on puisse se dire que nous avons fait les bons choix.
Nous avons de belles armées, extrêmement efficaces et optimisées ; il suffit de les comparer aux autres. Nous maîtrisons des technologies et des savoir-faire qui nous permettent de mener des opérations qu'aucun autre pays européen n'est capable de mener. Nos capacités de renseignement et de suivi des cibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre nous permettent par exemple d'être au bon endroit au bon moment pour aller « frapper » nos adversaires. Cela n'empêche pas que nous sommes « au taquet ».
Vous l'aurez compris, le modèle complet d'armées est bon, à tous égards. Mais nous ne devons pas nous comporter en rentiers. Il faut faire en sorte qu'il perdure à hauteur des menaces que nous voyons poindre. Cela demande, notamment, de conserver notre avance, y compris sur le plan technologique.