Intervention de Christian Vigouroux

Réunion du 21 février 2017 à 14h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christian Vigouroux :

Votre commission m'a convoqué, le Président de la République ayant proposé de me nommer en tant que personnalité qualifiée – l'adjectif est toujours délicat, car si la qualification de la commission est avérée, celle des personnes doit être établie avec plus de prudence – à la présidence d'une commission constitutionnelle. Je dois à la représentation nationale quelques brèves indications sur mon parcours et sur les raisons qui m'ont poussé à accepter la mission qui m'était proposée. Disons d'emblée que je suis convaincu de l'utilité de cette commission, qui contribue à l'objectivité du débat public. D'autre part, je crois – prétention ultime de ma part – pouvoir être moi-même utile à cette commission qui m'intéresse ; dans le cas contraire, je ne me trouverais pas devant vous.

Jusqu'à ce jour, j'ai exercé un métier et trois activités cumulatives ou alternatives. Mon métier, d'abord, fut celui de conseiller d'État, dans sa double dimension de juge et de conseil. Je l'ai abandonné voici quelques mois, en raison de la limite d'âge, après être parvenu à la présidence de la section de l'intérieur du Conseil d'État, qui est l'instance consultative pour tous les projets de lois et décrets provenant des ministères de l'intérieur, de la justice, de l'éducation et de la culture, donc toutes les questions relatives à la sécurité et à la justice, mais aussi aux institutions et au droit électoral.

Au Conseil d'État, que je sers depuis quarante-et-un ans, j'ai exercé presque tous les métiers, tout d'abord dans les instances consultatives qui donnent des avis au Gouvernement – et, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, à l'Assemblée : je reconnais ici plusieurs parlementaires que j'ai eu l'honneur de recevoir, à leur demande, au sujet de propositions de loi. J'ai notamment présidé deux sections consultatives : celle du rapport et des études, qui fait le lien avec l'université et l'international, et celle de l'intérieur. J'ai oeuvré pendant plus longtemps encore dans le contentieux, là aussi à presque tous les postes : rapporteur, assesseur, président de chambre, jusqu'à président adjoint de la section du contentieux du Conseil d'État. Tel est mon métier de base ; j'y suis attaché, et je reste à votre disposition pour vous montrer que ces activités m'ont bien souvent mis en rapport avec le droit électoral. L'une des premières affaires électorales que j'ai eu à traiter comme jeune rapporteur, il y a une quarantaine d'années, fut une affaire douloureuse de détournement du nom d'un candidat à des fins de propagande antisémite. Mes activités consultatives ne m'ont pas conduit à participer directement à l'examen par le Conseil d'État de grands projets législatifs de redécoupage, mais la section que j'ai présidée a examiné de nombreuses cartes administratives – cartes territoriales, carte des universités ou encore carte judiciaire.

À côté de ce métier de conseiller d'État, j'ai exercé trois activités pendant ma carrière dans le service public. La première est alternative : j'ai eu des responsabilités dans des cabinets ministériels, moyennant des conditions que je me suis toujours imposées et sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez. J'ai ainsi exercé dans les ministères chargés des universités, de l'intérieur, de la justice et des affaires sociales – me permettant ainsi de bien connaître le fonctionnement de l'État.

Ensuite, au début de ma carrière, j'ai exercé les fonctions purement administratives de directeur adjoint de l'urbanisme et des paysages. Ce titre mystérieux de « directeur des paysages », comme celui de directeur des libertés publiques, fait sourire : seule la France en est capable. Toujours est-il que j'ai exercé ces fonctions lors de la décentralisation de l'urbanisme, et que j'ai ainsi appris à mieux connaître la France au fil de mes nombreux déplacements pour aller expliquer aux maires ce qui les attendait. Par ailleurs, j'ai été conseiller juridique au ministère de l'industrie et président du comité de déontologie de la Haute Autorité de santé : ce sont des fonctions discrètes mais intéressantes et importantes.

Enfin, la troisième activité – cumulative avec mon emploi au Conseil d'État – que j'ai exercée est aussi ma passion : l'enseignement. J'ai été pendant vingt ans professeur associé à l'Université de Paris-I puis à Saint-Quentin-en-Yvelines. J'ai ainsi constaté qu'à niveau équivalent, les étudiants de la première voulaient tous préparer le concours de l'École nationale d'administration ou devenir parlementaires tandis que ceux de la seconde se préparaient aux concours de catégorie B et C et envisageaient de devenir conseillers généraux. Ce fut aussi une manière d'apprendre la France.

J'en viens aux questions de M. le rapporteur. J'ai répondu à son questionnaire avec beaucoup de modestie : si je m'intéresse aux questions de droit électoral, je ne suis pas un puits de science en la matière. La première question, relative à la publicité des débats de la commission, est sans doute la plus importante. Pour avoir exercé dans de nombreux comités consultatifs, je sais deux choses : tout d'abord, il ne faut pas confondre le donneur d'avis et le décideur. J'ai participé à l'élaboration de la décision rendue par le Conseil d'État en 2003 sur l'affaire Stilinovic, dans laquelle le garde des Sceaux, après s'être engagé à se conformer à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, a vu sa décision annulée au motif qu'il ne pouvait pas lier son pouvoir à un donneur d'avis. J'en ai retenu qu'un donneur d'avis n'est qu'un donneur d'avis, même s'il en est de deux sortes : certains, comme le Conseil d'État jusqu'à une date récente, émettent des avis qui ne sont destinés qu'à ceux qui les ont sollicités, en l'espèce le Gouvernement, tandis que d'autres, comme la commission prévue à l'article 25 de la Constitution, sont de nature très différente puisqu'ils versent leurs avis au débat public – je dirais même qu'ils le pensent pour le débat public, car on n'écrit pas de la même manière un avis destiné à un pouvoir constitutionnel et un avis rendu sur la place publique.

Je sais qu'à sa création en 2008, la commission qui nous occupe a donné lieu à d'abondants débats. Devait-elle se charger elle-même du redécoupage ou se contenter de veiller sur le processus ? La solution adoptée se trouve à mi-chemin : la commission n'effectue pas le découpage elle-même puisqu'elle est saisie par le Gouvernement mais, en rendant un avis, elle effectue en quelque sorte un deuxième découpage. C'est de cette façon qu'elle a travaillé en 2010, et c'est sain : le donneur d'avis, sans décider, propose néanmoins au décideur de comparer son projet avec le résultat qu'aurait produit une méthode différente. Dès lors que le délibéré est secret, qu'il n'est pas prévu de publier des opinions dissidentes et que la « boîte noire » de la production de l'avis demeure close, il me paraît judicieux que l'avis soit rendu public s'agissant d'une question qui concerne si hautement l'Assemblée nationale et le Sénat. La solution alternative consisterait à confier le découpage à la commission, mais cela signifierait que les pouvoirs constitutionnels se défont d'une responsabilité qui est la leur. Je suis sans doute affreusement conservateur, monsieur le rapporteur, mais la solution actuelle me satisfait donc.

Vous m'avez interrogé sur l'autosaisine de la commission : vous comprendrez que mon sentiment est le même. Je crois à la Constitution – je suis même de ceux qui conservent toujours dans leur portefeuille un exemplaire de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui peut toujours servir. Que les organes constitutionnels remplissent leurs fonctions, et qu'ils s'appuient sur les organes consultatifs les plus indépendants qui soient ou qu'ils s'en éloignent. Nuançons cependant : sans s'autosaisir à proprement parler, les commissions de cette nature savent, dans leurs avis, faire passer des messages que le Gouvernement est libre de suivre ou non, par exemple concernant le redécoupage décennal automatique – bien que je ne sois guère favorable à l'automaticité dans ce domaine. Certes, la commission n'a pas la parole dès lors qu'elle n'est pas saisie ; une fois saisie, elle sait néanmoins dire si l'évolution sociale rend un nouveau découpage nécessaire. N'y voyez pas une tautologie : la commission peut ainsi être saisie d'un projet de révision partielle de la carte et saisir l'occasion pour émettre un avis général. Elle jouit donc d'une marge d'autosaisine, en quelque sorte.

Quant aux limites cantonales, il me semble raisonnable, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le Conseil d'État a reprise, de les rapprocher de celles des circonscriptions, même si ce rapprochement n'est pas automatique. Dans les zones de scrutin uninominal, l'histoire des terroirs parle d'elle-même, et je préfère l'histoire à la jonglerie. Je présiderai dans trois mois une partie du Congrès des sociétés d'histoire naturelle et d'archéologie du Centre, qui portera justement sur les frontières entre les régions d'oc et d'oïl : ce n'est pas un hasard si l'on réfléchit encore à ces questions aujourd'hui.

Les bassins de vie sont un critère important. J'ai participé à l'examen des projets de loi sur l'intercommunalité et sur la naissance des métropoles. En la matière, la transformation est formidable ! Songez qu'en 1927 le département du Rhône avait déjà quatorze circonscriptions tandis que la Creuse en avait quatre ; aujourd'hui, le Creuse n'en a plus qu'une, chancelante, alors que le Rhône campe toujours sur ses quatorze circonscriptions. Il va de soi que la prise en compte des transformations géographiques sera au coeur des travaux de la commission, si j'y exerce des responsabilités.

Quant au cadre départemental, je ne rêve pas chaque matin d'y porter atteinte. Vous avez, Monsieur le rapporteur, évoqué l'hypothèse de la réduction du nombre de circonscriptions : ce débat est somptueusement illustré dans les travaux préparatoires à la loi de 1927 portants rétablissement du scrutin uninominal, où l'on affirmait déjà que le nombre de circonscriptions était trop élevé – c'est dire la permanence des problématiques. Dans leur rapport sur l'avenir des institutions, MM. Bartolone et Winock envisagent de ramener ce nombre à quatre cents. Je ne dis pas que je suis favorable à cette hypothèse, mais, si les autorités politiques en décidaient ainsi, je ne vois guère comment, dans le Limousin qui m'est cher, la Creuse pourrait à elle seule conserver une circonscription. C'est pourquoi je crois qu'il faudrait adopter une nouvelle conception en variant le découpage selon les cas, par exemple en regroupant des départements ou en divisant des régions, et faire preuve d'inventivité. Si la commission était saisie de projets de cette nature, je suis convaincu qu'elle aurait de beaux jours devant elle pour tâcher de donner un avis approprié.

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