Je vous remercie, madame la présidente, pour votre invitation, mais je crains que le temps qui nous est imparti ne suffise pas à traiter de l'ensemble des questions que vous avez abordées. Je salue la présence parmi vous d'amis chers, avec lesquels j'ai traversé des périodes pas toujours favorables à la construction européenne.
Oui, je suis un Européen convaincu, car – je le dis aux jeunes qui m'écoutent – étant un mammouth qui avait quinze ans sous l'Occupation, je sais ce que sont le nationalisme, le populisme et la volonté de domination qui ont conduit l'Europe au désastre.
Nous étions indiscutablement le premier continent du monde en 1914 ; qu'en est-il un siècle plus tard ? Le siècle qui s'est écoulé n'a pas été des plus bénéfiques pour les Européens, à ceci près que ce que nous avons accompli depuis soixante ans est immense. Si la reconstruction après-guerre ne s'est pas faite sans mal, si la France a raté la décolonisation, on peut néanmoins porter au crédit de notre génération la réalisation de l'Union européenne. Aussi insatisfaisante et inachevée soit-elle, cette union, quand bien même elle pose des problèmes nouveaux, est, par rapport à l'ordre ancien qui nous a conduit à deux guerres mondiales, un accomplissement prodigieux.
L'Europe divisée en États rivaux enfermés dans des systèmes d'alliances antagonistes a abouti aux millions de morts de la Première guerre mondiale. On ne mesure pas assez que cette absurde guerre civile européenne, dont payèrent le prix des millions de jeunes hommes âgés de vingt à quarante-cinq ans, auxquels il faut ajouter un nombre considérable de mutilés, fut, pour notre pays, un de ces prélèvements de forces vives dont une nation se remet difficilement, ou ne se remet plus. Je considère d'ailleurs que, mis à part un interlude entre 1920 et 1930, cette guerre a duré jusqu'en 1945.
Aujourd'hui, la paix qui règne sur notre continent semble un bienfait aussi naturel que notre climat tempéré et, pour les jeunes gens réunis dans cette salle aujourd'hui comme pour moi, l'idée même qu'une guerre puisse opposer Français et Allemands paraît chimérique. Or ce bienfait immense, nous le devons à la vision de grands hommes d'État européens – Churchill, Schuman, Monnet, De Gasperi, Adenauer – qui, en 1948, trois ans seulement après la fin de la guerre, se réunissaient à La Haye pour jeter les bases du mouvement européen et de ce que serait l'édification européenne, pour tourner ensemble la page d'un passé qui n'avait été que sang, destruction, larmes et crimes. Cela n'était pas facile : trois ans après la Seconde Guerre mondiale, les plaies n'étaient pas cicatrisées, les peuples n'avaient pas encore perdu le souvenir des souffrances qu'ils avaient endurées, et à leur ressentiment s'ajoutait l'ombre immense des dictatures de l'Est du continent.
Depuis lors, des décennies se sont écoulées et force est de constater que les Européens ont perdu confiance dans l'avenir européen. L'Europe n'est plus pour eux qu'un espace d'affrontement économique en même temps qu'une police d'assurance qui les garantit contre les risques de conflit armé. L'idée que leurs destins sont liés et que c'est ensemble qu'ils doivent penser à leur avenir ne brille plus que d'un éclat falot et intermittent.
Alors que l'Union ne suscite hors de ses frontières qu'admiration, les nations d'Europe n'ont plus assez conscience du privilège que représente pour elles la construction européenne. À nous entendre, nous serions un ramassis de semi-clochards, alors que l'Union européenne est la première puissance économique mondiale ! Les rivalités, naturelles, entre les États membres ne doivent à aucun moment faire oublier que nous devons cette puissance à notre union. Fous et criminels sont ceux qui appellent à sortir de l'Union européenne ou de la zone euro – on sait ce qu'il advient de la bête qui s'éloigne du troupeau : seule et sans défense, elle finit immédiatement entre les griffes des prédateurs. C'est une évidence, notre destin est commun. Nous avons réussi à le construire dans la paix, et chaque pas en avant se révèle profitable pour tous. En dépit de cela, la solidarité et le patriotisme européen me paraissent, hélas, faire singulièrement défaut.
Vous avez évoqué, madame la présidente, le « vent mauvais » qui souffle sur l'Europe – un terme que je n'utilise jamais tant il évoque pour moi la voix chevrotante du maréchal Pétain. Mais peu importent les mots. Aujourd'hui, nous avons besoin de davantage d'Europe, et non de « moins d'Europe ». Pour ne pas régresser et ne pas voir l'Union se déliter, il nous faut continuer à progresser. Or chacun prépare les élections européennes à sa sauce, assaisonnant la campagne électorale d'épices locales et ne se préoccupant que de ce que la construction européenne peut lui apporter ou lui coûter. C'est l'exact inverse de ce qu'il faudrait faire.
Pour en revenir à ma spécialité, le droit et la justice, la construction européenne a donné lieu à des exercices constitutionnels complexes et a offert aux juristes un champ illimité où exercer ce que Jean Giraudoux considérait comme leur qualité première : leur capacité d'invention. Cela étant, le système actuel, qui repose sur la règle de l'unanimité, est fatal à l'Europe des Vingt-Huit, car certains États membres ne considèrent pas que l'Union européenne soit leur avenir, tant s'en faut.
Pour ne citer que lui, le Royaume-Uni est un adversaire de l'Union européenne intégrée. L'autre jour encore, à propos du parquet européen, le Lord Grand Chancelier me disait, avec une parfaite courtoisie : « Jamais ; c'est impossible ». Si la justice anglaise a été la Rolls-Royce des justices, les Anglais doivent être conscients que de l'autre côté de la Manche ne règne pas la barbarie judiciaire et que l'on y rend une justice respectueuse de la hiérarchie des normes, des principes et des valeurs inscrits dans la Convention européenne des droits de l'homme ou la Charte des droits fondamentaux et incarnés par la Cour européenne des droits de l'homme, qu'a d'ailleurs présidée récemment un brillant magistrat anglais. Or aujourd'hui, à entendre M. Cameron, le Royaume-Uni ne vise à rien moins qu'à affaiblir, sinon détruire, la Cour européenne des droits de l'homme, à l'instar de Mme Thatcher, qui fulminait en son temps contre ces « magistrats cosmopolites » se permettant de donner des leçons de droit à l'Angleterre, mère de toute les libertés judiciaires. Cette hostilité ne doit pourtant pas conduire à interdire à tous les Européens de bénéficier des immenses avancées que sont la Convention européenne des droits de l'homme, son insertion, en 1981, dans les normes de droits positif et l'ouverture du droit de recours individuel. Mais comment surmonter les obstacles qu'opposent certains États à une plus grande unification ? Ce problème politique majeur se pose quand on traite du parquet européen.
L'idée d'un parquet européen, à l'oeuvre depuis une dizaine d'années au moins, n'a pas abouti car la volonté politique a fait défaut. Il est pourtant nécessaire que, face à la criminalité organisée transfrontalière, l'Europe se dote d'un organe capable de piloter les poursuites dans tous les États, au premier chef lorsque les criminels s'attaquent aux ressources mêmes de l'Union.
Les frontières et la territorialité du droit et des poursuites facilitent le crime. Elles permettent aux organisations criminelles de gagner du temps en jouant sur la séparation des différents systèmes judiciaires et sur l'absence d'harmonisation entre les législations européennes en matière de poursuites.
Qu'il s'agisse du trafic des pièces détachées de voitures volées, de la corruption ou, sommet de l'ignominie, de la traite des êtres humains, la criminalité organisée se déploie toujours à l'échelle européenne. Permettez-moi donc de ricaner lorsque l'Assemblée adopte une proposition de loi pénalisant le rapport du client à la prostituée, lequel client ne connaît jamais les proxénètes, restés à l'abri derrière leurs frontières et à qui il suffit, lorsqu'une prostituée ne paye plus sa redevance, de lui rappeler que, dans son pays d'origine, ils détiennent ses parents en otage. C'est à mes yeux délaisser l'essentiel pour l'accessoire – et j'aurais en outre beaucoup à dire sur les effets qu'emporte une telle mesure, comble de la fantasmagorie idéologique, sur l'action quotidienne de la police.
Au manque de volonté politique s'ajoute un obstacle culturel à la mise en place du parquet européen, celui que constitue la représentation que se font les États du souverain, incarné dans le roi, qui porte d'une main le sceptre, de l'autre l'épée de justice, reçus au moment de son couronnement. Il est très difficile, politiquement et culturellement, pour un gouvernement, de renoncer à tenir l'épée de justice, a fortiori lorsqu'il est convaincu du caractère remarquable de ses institutions.
Dans ces conditions, comment agir ?
À la suite du traité de Lisbonne, l'article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit l'institution d'un parquet européen. Cela n'est pas indifférent car, la Cour constitutionnelle allemande ayant admis, à l'occasion de l'examen du traité de Lisbonne, que cette disposition n'était pas incompatible avec la loi fondamentale allemande, cette création ne pourra, sur le principe, être contestée par nos amis allemands. Compte tenu de la jurisprudence de la cour fédérale de Karlsruhe, ce n'est pas un mince acquis.
Tout n'est pas réglé pour autant. La création d'un parquet européen implique une décision à l'unanimité qu'il ne faut pas imaginer obtenir : les Anglais, chez qui l'habeas corpus a valeur de tabou, refusent catégoriquement que le représentant d'un parquet étranger leur dise qui poursuivre. La seule solution réside dès lors dans l'établissement d'une coopération renforcée, conformément à la logique qui sous-tend toute avancée en matière de justice européenne, laquelle repose sur la confiance, comme l'a souligné la Cour de justice dans de grands arrêts de principe des années 2000 concernant les Turcs. Lancer, par exemple, un mandat d'arrêt européen – et il n'y a pas d'acte plus grave que celui qui consiste à placer en détention quelqu'un qui n'a pas encore été jugé – implique que le pays où il est exécutoire ait confiance dans l'institution judiciaire étrangère dont il émane.
Mes voyages à travers l'Europe pour sonder les uns et les autres m'ont appris qu'aujourd'hui suffisamment d'États sont d'accord pour se doter d'un parquet européen et lutter ensemble contre les auteurs d'infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union et, un jour, contre la criminalité organisée : outre la France, je citerai l'Allemagne, l'Espagne, le Portugal, l'Italie depuis peu, l'Autriche et les pays du Benelux. En Europe centrale et orientale, la Pologne est d'accord sur le principe mais avec des réticences sur les modalités ; la Hongrie est favorable au projet mais je l'exclue ; la République tchèque s'interroge. Les pays des Balkans sont partants, mais si la Slovénie, fort ardente en ce domaine, peut se prévaloir d'une justice d'un niveau équivalent à la justice autrichienne, je ne suis pas convaincu qu'il soit pertinent d'intégrer à ce stade dans un parquet européen certains autres États de la région. Les pays du Nord de l'Europe se divisent sur le sujet.
Une coopération renforcée pourrait se mettre en place selon deux modèles : celui de la Commission européenne, en faveur duquel Mme Viviane Reding a oeuvré avec une forte conviction, et le modèle franco-allemand.
Le parquet européen tel que le conçoit la Commission serait un nouvel organe européen indépendant, avec, à sa tête, un procureur européen doté de compétences considérables : le pouvoir de déclencher des poursuites et de diligenter des enquêtes, lesquelles seraient menées sur place par les parquets nationaux. Ce maître de l'action publique serait nommé pour huit ans – ce qui est beaucoup –, heureusement non renouvelables, selon la procédure courante : proposition de la Commission, vote du Parlement, acceptation du Conseil. Il serait assisté de deux ou trois procureurs adjoints pareillement désignés, tandis que, dans chaque État membre, un membre du parquet national – à Paris, probablement le chef du parquet financier – ferait office de délégué du parquet européen. Il est entendu que la justice nationale ne serait pas dessaisie. Elle conserverait le contrôle de légalité, notamment en matière de renvoi devant les juridictions, et elle jugerait, le parquet n'étant que l'organe de poursuite et d'enquête.
Français et Allemands, et d'autres qui se rallient à leur proposition, jugent ce schéma prématuré. À l'idée d'un grand inquisiteur européen indépendant, ils préfèrent celle qui consiste à transformer Eurojust en parquet européen. Ils prônent, en clair, un parquet composé de procureurs délégués par leurs États, élisant lui-même son président et ses vice-présidents et dont les décisions seraient prises collégialement, par consensus ou par délibération.
Ce n'est certes pas aussi séduisant que la perspective audacieuse d'une nouvelle institution complétement européenne – il sera temps ultérieurement pour cela – mais, si l'on veut éviter de heurter la sensibilité des hommes et des femmes de justice et les associer pleinement à ce projet, il est important qu'ils ne se sentent pas dessaisis et relégués par Bruxelles au rang de simples exécutants. C'est pourquoi, accroître dans un premier temps les pouvoirs d'Eurojust, pour en faire un parquet composé collégialement de représentants de chaque État me paraît plus facile. Une familiarité de soixante ans avec le monde judiciaire me permet de dire que le vent qui souffle dans les palais de justice n'est pas celui de l'aventure, du « grand large » cher à Winston Churchill. Ce monde accepte d'avancer, il prend parfois des initiatives, mais il préfère progresser dans la continuité que par grands bonds révolutionnaires ; il est attaché à ses façons de travailler et à son indépendance. Aussi, je soutiens que le projet franco-allemand est celui qui convient le mieux à cette heure ; ensuite, le temps passant, on sera nécessairement amené à une plus grande intégration européenne.
Il faudra donc opter soit pour la proposition de la Commission européenne, soit pour la transformation d'Eurojust en un parquet collégial. Mais, d'évidence, il ne se passera rien pour l'instant : les élections européennes sont imminentes et l'Union ne considère pas, hélas, la création du parquet européen comme une priorité absolue. Il faudra donc attendre l'été, au moins, pour présenter le projet franco-allemand au Conseil européen. Il sera rejeté par les Britanniques et leurs amis, et l'on passera alors immédiatement à une coopération renforcée, après que le texte de la proposition franco-allemande aura été affiné – il n'y faudra que quelques mois, car si les principes sont clairs, l'inventivité juridique trouve toujours des solutions aux questions en suspens.
Voilà où nous en sommes au sujet d'une institution que j'estime nécessaire.