Intervention de Robert Badinter

Réunion du 11 février 2014 à 17h00
Commission des affaires européennes

Robert Badinter :

L'Europe des prisons n'est pas un sujet de l'Union. C'est dommage. Je fais de nombreuses missions pour l'UNICEF, qui visent à apprécier la condition des mineurs détenus. En France, les choses se sont améliorées, les mineurs sont détenus dans des conditions convenables et, de surcroît, leur nombre n'a pas augmenté au cours des dernières années. Mais voir comment on traite en prison des garçons et des filles de 15 ans dans certains États membres de l'Union européenne – en Roumanie, en Bulgarie – et aux marches de l'Union – en Moldavie, en Ukraine – saisit d'épouvante. Je suis persuadé que, sans l'aiguillon du Conseil de l'Europe, nous n'aurions pas accompli la moitié des réformes auxquelles nous avons procédé – je sais que, quand un garde des sceaux annonce une réforme, il s'agit communément de combler le retard pris par la France pour honorer ses obligations internationales. Nous devons donc une grande reconnaissance au Conseil de l'Europe. L'Union européenne doit-elle se préoccuper des règles pénitentiaires ? Je le pense, mais comme le Conseil de l'Europe mène sur ce plan une action continue, j'imagine que, par courtoisie, on ne tient pas à donner le sentiment que l'Union européenne veut s'approprier ce qui est son apanage et son grand mérite. Si les conditions de vie carcérale se sont améliorées en Europe, encore que diversement selon les États, c'est, je le redis, pour beaucoup grâce à l'Assemblée parlementaire et à la direction des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Il faut lui savoir gré, particulièrement, de l'institution du contrôleur général des lieux de privation de liberté, grâce auquel des améliorations réelles ont eu lieu ces dernières années.

Que puis-je vous dire des relations entre le Royaume-Uni et la Cour européenne des droits de l'homme que vous ne sachiez déjà ? Vous avez pris connaissance dans la presse des récentes déclarations de M. David Cameron ; vous savez qu'un très grand nombre de parlementaires britanniques ne supportent pas la Cour et ne rêvent que de la mettre au pas –alors même qu'elle a beaucoup moins condamné le Royaume-Uni que la France, multirécidiviste ; vous savez aussi qu'en ce moment même un bras de fer a lieu entre la Cour et la Chambre des Communes à propos du droit de vote des condamnés, grave question de principe. La volonté proclamée s'exprime de mettre la Cour à la raison. Cet isolationnisme judiciaire, ce refus de considérer que la justice européenne puisse donner des leçons à la justice britannique est un trait culturel. Il faudra continuer à oeuvrer pour que ce conflit se résolve mais, pour l'instant, il n'y a rien à faire.

Dire que « c'est la paix qui a fait l'Europe » prête à sourire. Je ne connais pas de plus grand Européen que Victor Hugo qui, en 1849, a, le premier, proclamé l'inéluctable naissance des États-Unis d'Europe dont la capitale, ajoutait-il, serait évidemment Paris… Ainsi donc, la construction européenne serait une vision du passé, et l'heure serait à la déconstruction de l'Union ? Je pense rêver ! Qu'un pays sorte de l'Union européenne ou de la zone euro et la spéculation se déchaînera contre lui. Le jour où la France, comme certains l'y invitent, sortirait de la zone euro, le taux de conversion entre le franc rétabli et la monnaie unique serait tel que la ruine du pays serait totale en quelques semaines possiblement, en quelques mois sûrement. J'ai été membre d'un gouvernement contraint, par trois fois en deux ans, à la douleur d'une dévaluation, parce que les caisses étaient vides ; je vous garantis que la sortie de l'euro provoquerait une ruée spéculative contre la France. Il en résulterait certes que la dette s'évaporerait très vite, mais cette solution me paraît très peu recommandable car s'évanouiraient à la même allure les pensions des retraités et les traitements des fonctionnaires.

J'ai vécu l'après-guerre et je réfute la thèse de M. Myard selon laquelle l'Allemagne aurait été contrainte par les États-Unis d'adopter une Constitution, nouvelle Table de la Loi. Non, la nouvelle Constitution allemande n'a pas été imposée par les vainqueurs. L'Allemagne de 1945 – L'Allemagne année zéro, selon le titre fameux du film de Rossellini – était désespérée, hagarde et criminelle. Pour la première fois dans l'Histoire, on ne pouvait imputer aux seuls chefs qui avaient dirigé le pays l'épouvantable comportement d'une nation dans les États qu'elle avait occupés – le sien et les autres. L'Allemagne, pays d'un grand peuple et d'une grande culture, devait se reconstruire moralement et il lui fallait retrouver ce qui faisait le fondement de l'État. Ce ne pouvait être ni la race, ni la domination ; restait le respect de la loi, très ancré dans la culture germanique. Rappelons-nous quels sont, pour Max Weber, les trois piliers de la culture européenne : la philosophie grecque, la religion chrétienne dans ses deux composantes – l'Ancien Testament et le Nouveau Testament – et le droit romain ; j'y ajouterai les Lumières et leur projection dans les droits de l'homme. Nos amis allemands sont des juristes qui pensent, eux, que les constitutions ne sont pas que des habits que l'on taille et retaille selon les saisons politiques. Il est intéressant de constater à ce sujet que la France en est à sa quatorzième Constitution ; pendant la même période, les Américains en ont eu une seulement.

Le mandat d'arrêt européen est la réalisation la plus rapide et la plus brillante de l'Europe judiciaire mais il doit être mieux contrôlé. Il faudrait pour cela instituer un mécanisme centralisé mis en oeuvre par une chambre d'accusation européenne qui, sur contestation, pourrait être saisie pour apprécier très vite la légalité d'un mandat d'arrêt européen et la réalité des charges invoquées. Nous y gagnerions. Dans une déclaration à la Chambres des Communes, la ministre britannique de l'intérieur a souligné l'intérêt du mandat d'arrêt européen, en ce qu'il permet d'accélérer la procédure d'extradition vers le Royaume-Uni des auteurs de crimes et de délits sur le territoire britannique. Où l'on voit que pragmatisme et critique se concilient heureusement…

La terrible condition des réfugiés impose la refonte du droit d'asile, mais le rejet de l'immigration venant de l'autre côté de la Méditerranée ou d'ailleurs est massif. Le résultat de la toute récente votation intervenue en Suisse vient d'en donner la terrible illustration : un pays où le taux de chômage est de 3,5 % et dont les conditions économiques sont favorables va refuser l'accès de son territoire aux ressortissants étrangers et aux frontaliers. C'est dire que compter sur la générosité des États riches pour accueillir des travailleurs venant d'États défavorisés tient pour l'instant de la chimère ; le Gouvernement et la majorité ont un important travail à faire à ce sujet car, sur les drames de Lampedusa, tout a été dit.

La création d'un parquet européen est l'illustration la plus remarquable de ce qu'il faut parfois aller au-delà du principe de subsidiarité pour parvenir à une institution européenne intégrée : dans ce cas, précisément, la subsidiarité ne fonctionne pas assez bien.

L'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) est d'une mise en oeuvre malaisée. J'ai eu l'occasion de faire un rapport au Sénat sur cette question complexe, dont la finalité est très satisfaisante. Je redoute la coexistence de deux espaces relatifs aux droits de l'homme dans le cadre européen, craignant des interprétations différentes en matière de liberté d'expression, de liberté d'information et d'utilisation des nouvelles technologies notamment. Une unification me semble nécessaire, et il me semble naturel et judicieux de donner cette couronne méritée à la Cour européenne des droits de l'homme. Je considère l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH comme une obligation, mais je crains que certaines chancelleries ne traînent les pieds. Il faudra continuer à y oeuvrer, comme à la création d'un parquet européen.

Le rythme de la marche vers l'abolition universelle de la peine de mort – le voeu de mon cher Hugo – a dépassé mes espérances. Lorsque, en 1981, nous avons aboli la peine capitale, nous étions le 35e État à le faire – et, incidemment, le dernier des pays d'Europe occidentale. Un peu plus de trente ans plus tard, sur les 193 États que compte l'Organisation des Nations unies, cent États sont abolitionnistes en droit et cinquante États, où aucune exécution n'a eu lieu depuis dix ans au moins, le sont en fait. Seuls 43 États ont donc conservé la peine de mort. C'est dire la rapidité d'un progrès qui a pour caractéristique remarquable d'être irréversible : il n'est aucun exemple d'État démocratique ayant rétabli légalement la peine de mort. La démocratie est toujours l'expression, par le suffrage universel, de la volonté du peuple, mais les gouvernements et les élus ont une propension légitime et irrépressible à vouloir être réélus. Pensez-vous donc que si, après l'abolition, on avait constaté dans les grands États européens ou au Canada l'accroissement de la grande criminalité sanglante, la peine de mort n'y aurait pas été rétablie ? Que cela n'ait jamais eu lieu illustre le fait que, comme je l'ai toujours dit, la grande criminalité sanglante est stable et qu'elle suit son cours, hélas, en fonction de facteurs qui ne sont pas la peur de la guillotine ou de la corde.

Le plus saisissant et le plus fort, c'est qu'aucune des juridictions pénales internationales créées depuis 1992 pour juger les pires criminels qui soient, c'est-à-dire les auteurs de crimes contre l'humanité, scélérats qui ne font pas le travail eux-mêmes mais qui l'ordonnent, n'a inscrit la peine de mort dans ses statuts. Cela signifie qu'aucun juge digne de ce nom n'accepterait de siéger dans une juridiction qui pourrait prononcer la peine de mort, serait-ce contre ces criminels-là.

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