Intervention de Lionel Jospin

Réunion du 9 octobre 2014 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Lionel Jospin, ancien Premier ministre :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, cette audition s'imposait à moi mais c'est avec grand plaisir que je réponds à votre sollicitation.

J'ai apprécié votre choix d'un champ d'enquête très large. Mais c'est bien le chef du Gouvernement qui a mis en place les 35 heures que vous avez souhaité entendre : je m'en tiendrai donc à ce que fut notre action à l'époque.

Dans l'opposition, entre 1995 et 1997, nous avions beaucoup réfléchi et travaillé, en particulier à la question de la réduction du temps de travail. Le passage aux 35 heures était l'un des principaux points du programme que nous avons proposé aux Français pour les élections législatives de 1997 : une fois élus, nous devions tenir nos promesses.

Le chômage était alors une obsession, puisqu'il y avait à l'époque 3,25 millions de chômeurs, soit 12,6 % de la population active. Il se disait que, contre ce fléau, tout avait été essayé : nous avons décidé de rompre avec ce fatalisme et de mettre l'emploi au coeur de notre action.

Si l'évolution historique de la productivité faisait de la réduction du temps de travail un instrument précieux, ce n'est pas le seul que nous ayons utilisé. Nous n'étions pas non plus adeptes de la philosophie passive du partage d'une masse de travail constante. Nous considérions que la réduction du temps de travail devait s'inscrire dans une dynamique.

Avec le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et la ministre de l'emploi et de la solidarité, puis avec l'ensemble du Gouvernement, nous avons donc cherché un chemin de politique économique qui nous permettrait à la fois d'amorcer le redressement des comptes publics et de retrouver la croissance. Nous devions nous qualifier pour l'euro : pour cela, il nous fallait diminuer notre déficit budgétaire, alors supérieur à 4 % du PIB, et maîtriser notre dette publique, qui venait de franchir le seuil de 60 % du PIB.

Nous voulions renouer avec la croissance économique, d'abord pour créer des emplois, mais aussi parce que nous pensions que cela nous aiderait à diminuer le déficit budgétaire comme celui de la sécurité sociale.

Nous ne négligions pas les effets possibles pour la société de la réduction du temps de travail, mais, je le redis, elle ne constituait pour nous ni une fin en soi, ni un remède miracle. Elle s'inscrivait dans une politique d'ensemble, avec la mise en place des emplois-jeunes, la création de postes dans le secteur public et la recherche du retour de la croissance. La détermination du Gouvernement à faire massivement reculer le chômage était absolue.

Nous voulions aussi faire revenir la confiance dans le pays : la confiance est presque un facteur de production. D'ailleurs, elle est effectivement revenue.

C'est seulement quand la croissance a redémarré que nous avons lancé le processus et adopté la première loi sur les 35 heures, promulguée le 13 juin 1998 : nous voulions en effet lier la réduction du temps de travail et la dynamique de l'économie. Devions-nous d'entrée de jeu procéder par la loi ? N'aurait-il pas fallu commencer par la négociation ? Si, sur la base des contacts pris par la ministre en charge du dossier, il était apparu que des négociations entre le patronat et les syndicats pouvaient s'ouvrir, dans la perspective de conclure un accord interprofessionnel, alors nous aurions pu en faire la première étape de notre démarche. La loi serait intervenue plus tard. Mais à aucun moment le MEDEF – qui venait de succéder au CNPF – n'a laissé entendre qu'il était prêt à envisager un tel accord. Dès lors, le Gouvernement devait soit renoncer à un engagement majeur pris devant les Français, soit commencer le processus par la loi – nous choisîmes cette seconde solution.

La loi de 1998 fixait un cap, et le passage aux 35 heures n'était pas immédiat – il ne devait intervenir qu'un an et demi plus tard, au 1er janvier 2000. C'était donc bien là le début d'un processus. Cette première loi était conçue comme un encouragement à la négociation collective ; la seconde devait ensuite tirer les conséquences de ces discussions engagées dans les branches et dans les entreprises. Ainsi, si la négociation n'avait pas pu avoir lieu avant l'adoption de la première loi, elle avait lieu après ; des allègements de cotisations patronales étaient prévus pour la faciliter. Cette première loi fut accompagnée de 101 accords de branches et de 16 000 accords d'entreprise.

La seconde loi fut promulguée le 19 janvier 2000. Elle a fixé la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures et son équivalent annuel à 1 600 heures. Elle ne s'appliquait qu'aux entreprises de plus de vingt salariés ; pour celles de moins de vingt salariés, la décision était renvoyée à 2002. L'aide incitative était remplacée par un allègement de charges pérenne, mais naturellement lié à des créations effectives d'emplois.

Durant la législature, 212 accords de branche et 100 000 accords d'entreprise sur la réduction du temps de travail ont été conclus. Un nombre considérable de négociations entre les responsables d'entreprises et les syndicats ont donc eu lieu. Quelle qu'ait été la position du MEDEF au départ, les entreprises ont joué le jeu, même les petites : l'UPA (Union professionnelle artisanale) s'est engagée très positivement et très vigoureusement dans le processus. La taille des entreprises n'est donc pas forcément un obstacle.

Les accords ont porté, vous le savez, sur la durée du travail, mais aussi sur l'organisation de l'appareil productif et l'amélioration de la productivité. Au bout du compte, on a rarement négocié dans les entreprises autant que durant cette période.

Il n'est pas aisé d'isoler les effets des 35 heures sur les performances économiques de notre pays entre 1997 et 2002. Au moment où j'ai quitté les responsabilités, nous manquions de recul pour dresser un bilan ; de plus, les entreprises de moins de vingt salariés n'étaient pas – et ne sont toujours pas – passées aux 35 heures.

Les travaux de la DARES et de l'INSEE montrent que les 35 heures ont permis la création de 350 000 à 400 000 emplois, dans le seul secteur concurrentiel. Il faudrait d'ailleurs y ajouter de nombreux emplois indirects, dans le secteur du tourisme et des loisirs par exemple, et même l'effet de croissance produit par le retour à l'emploi d'hommes et de femmes nombreux jusqu'alors improductifs.

La logique des lois sur les 35 heures était qu'elles ne coûtaient à l'État que pour autant que des emplois étaient créés ; les allègements de charge représentaient certes une dépense pour l'État, mais cette perte étaient en grande partie compensée, pour l'État et surtout pour la sécurité sociale, par la baisse des dépenses d'indemnisation du chômage et la hausse des recettes sociales et fiscales. En termes financiers, le coût des 35 heures a été évalué à 7,7 milliards d'euros par la direction du budget, après 2002. Les effets de ces retours à l'emploi massif ont été évalués par la DARES et l'UNEDIC à 6,5 milliards d'euros : autrement dit, l'effet de compensation global a été important. Le coût net des 35 heures serait donc de 1,5 milliards d'euros pour la collectivité.

Notre intention était que la réduction du temps de travail n'affecte pas la compétitivité de nos entreprises. Les gains de productivité obtenus par une meilleure organisation du processus productif, négociée avec les syndicats, l'effet des exonérations de charges et une certaine modération devaient y pourvoir : ce fut le cas.

Regardons en effet quelques indicateurs économiques de notre pays entre 1997 et 2002, au moment où l'effet des 35 heures jouait à plein. Notre croissance économique a été supérieure d'un point à la moyenne européenne ; 2 millions d'emplois nets ont été créés, ce qui est le record absolu pour cinq années dans l'histoire économique de la France, y compris pendant les Trente Glorieuses, durant lesquelles le taux de croissance était pourtant supérieur. Le nombre des heures travaillées en France a atteint un record ; le chômage a été réduit de 900 000 personnes, et le taux de chômage est passé de 12,6 % de la population active à 9 %.

Pendant le même temps, le déficit budgétaire et l'endettement ont été réduits, en proportion de la richesse nationale ; notre balance commerciale a été largement excédentaire. Enfin, les comptes de la sécurité sociale ont été à l'équilibre. Le pouvoir d'achat moyen par ménage a progressé plus que pendant les législatures précédente et suivante.

J'indique là des faits incontestables. Les 35 heures n'ont pas empêché ces résultats macroéconomiques positifs ; elles ne les ont certes pas produits à elles seules, mais elles y ont contribué.

Aujourd'hui, les 35 heures sont passées dans les moeurs et l'on dit volontiers que l'on « prend ses RTT ». Elles sont toujours critiquées par certains, pour des raisons qui m'apparaissent souvent plus idéologiques ou politiques que fondées sur l'examen raisonnable et équilibré de leur impact réel – jusqu'à présent en tout cas. Je constate que, si les Gouvernements qui ont succédé au mien ont parfois contrarié ou contourné les 35 heures, sans d'ailleurs en obtenir d'effets probants pour la croissance, l'emploi ou la compétitivité de nos entreprises, aucun n'a abrogé les lois qui les instauraient.

La réduction du temps de travail a été à mon époque l'un des instruments d'une grande et, je crois, efficace politique pour l'emploi : c'est pourquoi je reste fier d'avoir dirigé le gouvernement qui l'a conduite.

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