Merci de vos nombreuses questions.
C'est aux réalités objectives qu'il faut faire référence. Monsieur Accoyer, vous dites que, parce que le passage de la durée du travail de 40 à 39 heures et le passage de l'âge de la retraite de 65 à 60 ans n'ont pas eu d'effets majeurs sur le chômage, nous aurions dû abandonner l'idée de réduire la durée du travail. J'ai envie d'inverser votre raisonnement : la réduction du temps de travail que nous avons menée, et qui n'était, je le rappelle, que l'un des multiples aspects de notre politique de lutte contre le chômage, a été une période de chute du nombre de demandeurs d'emploi ! Ce sont les faits qui doivent trancher, et non l'opinion subjective de tel ou tel.
S'agissant de l'idée de partage du travail, j'ai précisé tout à l'heure que notre idée n'était pas de partager un nombre d'heures constant, mais de créer une dynamique. Moins de travail hebdomadaire pour certains, mais globalement dans le pays beaucoup plus d'heures travaillées et beaucoup plus d'hommes et de femmes au travail : voilà le résultat de cette réforme. Faut-il regarder les choses du point de vue global, ou bien du point de vue d'un seul individu ?
Ni la ministre de l'emploi et de la solidarité ni moi-même n'avons dit à l'époque que les 35 heures devaient s'appliquer automatiquement dans la fonction publique ; pour nous, elles concernaient le secteur concurrentiel. Il y a eu une exception, et sur ce point j'admettrai les critiques de M. Accoyer : l'hôpital. Il nous a semblé que les conditions de travail à l'hôpital, à certains égards et au moins pour certains personnels, se rapprochaient des conditions de travail dans les entreprises. C'est pourquoi nous avons fait cette distinction. Je ne la regrette pas : le passage aux 35 heures à l'hôpital était une décision de principe, que je continue de juger juste. Je suis néanmoins obligé d'admettre que nous aurions dû attendre deux ans de plus : n'oublions pas qu'il y avait eu des suppressions de postes massives, notamment d'infirmières ; quand nous sommes arrivés aux responsabilités, et surtout quand nous avons commencé d'imaginer appliquer les 35 heures à l'hôpital public, nous avons relevé le numerus clausus pour les médecins, afin de pouvoir en recruter davantage, et nous avons massivement recruté des infirmières. Mais il faut trois ans pour former une infirmière, bien plus pour former un médecin : d'une certaine façon, il aurait mieux valu retarder la réforme pour que les recrutements pussent être plus importants encore.
Souvenons-nous néanmoins que la pression des personnels hospitaliers, notamment, était très forte. Nous y avons cédé, et c'est mon principal regret.
Vous dites, monsieur Accoyer, que les entreprises étaient contraintes de négocier. Mais nous avions nous aussi des contraintes, puisque nous avions été élus par les Français, devant lesquels nous avions pris des engagements. Un Gouvernement est-il fondé à respecter ses promesses malgré les protestations de corporations ? Je le crois. Après le vote de la première loi, nous avons laissé aux entreprises la possibilité de négocier ; si les représentants des chefs d'entreprise, et notamment le MEDEF, avaient voulu entrer tout de suite dans un processus de négociation, la chronologie, je l'ai dit, aurait pu être différente.
Il me semble étrange de rendre les 35 heures responsables de la baisse de compétitivité des entreprises françaises. Vous semblez considérer que les coûts de production sont les seuls éléments de la compétitivité : mais il n'est que de regarder les publicités de certaines entreprises de certain pays que je ne citerai pas pour se rendre compte qu'elles vantent la qualité du produit et non son prix bas… Peut-être faudrait-il regarder de ce côté-là. En tout cas, je note que c'est au moment où les 35 heures sont détricotées, voire annulées, que la compétitivité s'affaisse. Voilà une contradiction logique que je vous laisserai lever.
Les salariés français ont surtout la réputation auprès des chefs d'entreprises étrangers d'être des hommes et des femmes de qualité, qualifiés et faisant bien leur travail. Je n'irai pas plus loin dans cette direction : je ne veux pas polémiquer avec M. Accoyer, qui m'a si courtoisement reçu à Châlons-en-Champagne il y a peu.
Sur le pouvoir d'achat des salariés, on ne peut pas faire aux 35 heures des reproches contradictoires : elles auraient abaissé les rémunérations et donc le coût du travail, et en même temps elles auraient dégradé la compétitivité-prix des entreprises françaises. En bonne logique, ces procès s'annulent les uns les autres. Si les 35 heures avaient vraiment tous les défauts que veut bien leur prêter M. Accoyer, si elles étaient vraiment le mal français, alors ceux qui étaient au pouvoir devaient les supprimer. Mais ce n'est pas la réalité.
Sur les régimes de retraite, je concéderai un deuxième regret au président Accoyer. C'est mon Gouvernement qui avait demandé les rapports dont vous parlez et qui avait mis en place le Comité d'orientation des retraites. Nous étions parvenus, à la veille de 2002, à des diagnostics partagés entre les représentants du patronat, les syndicats et les grands organismes de retraite. Nous avons finalement pensé que nous aborderions ce sujet dans un deuxième mandat donné par le peuple. Cette période nouvelle ne s'est pas ouverte.
On attendait 700 000 créations d'emplois, et il n'y en eut que 350 000 à 400 000 : les experts que vous accueillerez pourront sans doute répondre mieux que moi, mais il me semble que le fait que seuls 10 millions de salariés – ceux des entreprises de plus de vingt salariés – aient été concernés par les 35 heures n'est pas indifférent.
Monsieur Gorges, en revenant sur la dissolution de 1997, vous abordez des sujets plus politiques qui m'embarrassent terriblement ! Je ne veux pas faire parler ceux qui ne sont pas là. Mais je peux raconter qu'Alain Juppé m'a remis, au moment de notre passation de pouvoir, une note de conjoncture qui lui venait du ministère de l'économie et des finances et avec laquelle il espérait me dicter la politique économique que devait suivre mon Gouvernement – sur ce point, il a été déçu, bien sûr. Le Président de la République d'alors avait fait campagne sur le thème de la fracture sociale ; mais lui et ses conseillers savaient aussi quelle politique menait alors le Gouvernement. Ils ont pensé – sur la base sans doute de la note que je citais – que la période qui allait s'ouvrir serait très mauvaise ; ils ont jugé qu'il valait mieux, surprenant l'opposition, provoquer des élections, les gagner, et se donner un peu de temps. Ils se sont trompés sur le pronostic politique, mais aussi sur le pronostic économique – non pas que la conjoncture économique ait formidablement changé : la croissance mondiale pendant les années Balladur et Juppé a été de 3,7 % par an en moyenne, de 4,5 % pendant les années Raffarin et Villepin, et de 3,4 % à mon époque. Mais mon Gouvernement a mené une autre politique économique, ce qui a changé la donne.
Vous posez ensuite une question plus difficile encore : comment ai-je pu perdre en 2002 ? Peut-être y a-t-il eu chez certains un excès de confiance ; cette question pourrait aussi être posée à deux personnes qui ne sont pas membres de la commission.
À partir de 2002, les routes de la France et de l'Allemagne divergent, dites-vous. C'est vrai, mais à partir de 2002, il y a un autre Gouvernement, qui mène une autre politique : il faudrait introduire ce facteur dans votre raisonnement. Je trouve un peu étonnant, en bonne logique, que des hommes politiques attribuent une détérioration qui se produit alors qu'ils sont aux responsabilités à l'action du Gouvernement précédent. Pourquoi donc la situation ne s'est-elle pas miraculeusement améliorée quand le venin des 35 heures a perdu sa force ? Voilà une question qu'il faudrait poser.
Je ne répondrai pas aux questions de politique fiction. Je ne suis pas aux responsabilités. J'ai décidé de ne pas m'exprimer dans la vie publique française, sauf lorsque je dois corriger des erreurs faites sur la politique menée lorsque j'ai gouverné, ou bien lorsque tel ou tel problème me tient à coeur. Il revient aux acteurs aujourd'hui de faire des choix. Il y a au moins une question qui se pose : 10 millions de salariés sont aux 35 heures, 7 millions n'y sont pas. On ne résoudra pas forcément ce problème par un passage général aux 35 heures, car les conditions ont changé, et nous n'avons plus de croissance. Or, je l'ai dit, c'est aussi la croissance qui nous avait conduits à nous engager dans ce mouvement. Mais je ne peux pas répondre à ces questions aujourd'hui.
Monsieur Colas, la question de la compétitivité a été prise en considération et c'est la raison pour laquelle il y a eu ces négociations, qui ont porté sur une meilleure organisation du travail, ces allègements de charge et aussi une certaine modération salariale – qui ne signifiait nullement à l'époque baisse des salaires, mais ralentissement des espérances d'augmentation de salaire pour les salariés des entreprises qui passaient aux 35 heures. Théoriquement, cela ne devait pas concerner les salariés des entreprises de moins de 20 salariés, et je rappelle qu'entre 1997 et 2002 le pouvoir d'achat moyen des ménages a augmenté, ce qui n'était pas toujours le cas auparavant.
Si les 35 heures n'ont pas été supprimées, c'est, je crois, parce qu'une grande partie de la polémique menée contre elles était de nature idéologique et politique. Une fois aux responsabilités, rien de tout cela ne tenait plus. De plus, les chefs d'entreprise qui s'étaient engagés dans ces négociations – qui n'ont pas été simples – n'avaient pas envie de voir mis à bas le résultat de ces efforts.
Monsieur Noguès, vous avez raison de rappeler la loi Robien. Vous demandez pourquoi il y a eu trop peu d'embauches : je crois que c'est lié à une politique d'ensemble, car la croissance mondiale a été plutôt plus favorable après 2002.
Madame la rapporteure, pardonnez-moi : je vous laisserai tirer les leçons de cette expérience. Ne jouissant pas des supposés privilèges du pouvoir, pourquoi devrais-je en avoir les contraintes ?
Vous me demandez quelles erreurs ont été faites. La distinction entre entreprises de plus de vingt salariés et de moins de vingt salariés demeure aujourd'hui encore ; j'ai aussi reconnu que les choses avaient été difficiles à l'hôpital.
Monsieur le président, vous m'interrogez sur les liens entre le temps de travail et la productivité : c'est l'augmentation de la productivité qui a permis, historiquement, la diminution du temps de travail dans le monde ; la question de la réduction du temps de travail comme politique volontariste est une question qui peut être posée et parfois même résolue.
Je l'ai dit, nous ne voulions pas partager une richesse constante, mais une richesse croissante. En matière de salaires, nous avons fait un choix, qu'une partie du monde salarial a d'ailleurs pu avoir du mal à comprendre : nous avons préféré à des augmentations de salaire potentielles pour des salariés déjà au travail la perspective de rendre du travail à des centaines de milliers de personnes. Nous avons choisi de favoriser le retour à l'emploi, et cru que le vieux thème de la solidarité entre les salariés ne devait pas être considéré comme obsolète.
Vous évoquez, Monsieur le président, un coût de 20 milliards d'euros : avec tout le respect que je vous dois, ce chiffre est de pures fantasmagories. Même si l'ensemble des entreprises étaient passées aux 35 heures, le coût se serait élevé, d'après des estimations certes délicates, au plus à 15 milliards d'euros !
Nous n'avions pas décidé, je l'ai dit, que le passage de la sphère publique aux 35 heures se ferait automatiquement. Si vous vous intéressez à ce qui s'est passé dans les collectivités territoriales, vous constaterez qu'un certain nombre d'entre elles avaient anticipé, depuis plusieurs années, le mouvement de réduction du temps de travail.
Vous espérez, monsieur le président, que notre pays parvienne à un consensus sur la question du temps de travail. Ce serait évidemment souhaitable. J'ai compris en tout cas que c'était sans doute l'esprit dans lequel travaille cette commission d'enquête. Croyez bien que j'y suis extrêmement sensible.