Intervention de Patrick Pelloux

Réunion du 14 mars 2016 à 14h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Patrick Pelloux, médecin urgentiste :

Je vous suis reconnaissant d'avoir créé cette commission d'enquête, qui m'importe au plus haut point. En m'exprimant devant vous, je pense à mes amis de Charlie Hebdo sauvagement assassinés, pour lesquels on a fait tout ce qu'il était possible de faire pour les sauver. Plusieurs d'entre vous ont été caricaturés par ceux qui sont morts, et qui étaient si fortement attachés aux valeurs de la République et de la laïcité. Les victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo sont indissociables de celles de l'Hyper Casher de Vincennes, du chef d'entreprise assassiné à Grenoble et des victimes des tueries du 13 novembre dernier.

Chacun, à Charlie Hebdo, était conscient de la menace depuis que les locaux du journal avaient fait l'objet d'un incendie criminel en novembre 2011. C'était la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale que les locaux d'un journal étaient incendiés en France et, à partir de cette date, Charlie Hebdo a été placé sous protection. La forme de cette protection a évolué avec le temps, et je suis d'accord avec ce qu'a expliqué le ministre de l'intérieur : il est préférable de passer de gardes statiques à des gardes dynamiques, avec des rondes régulières, comme c'était le cas, plutôt que de faire des policiers des cibles potentielles. La garde était moins visible, mais elle était bien là.

L'avant-veille de l'attentat, j'avais déjeuné avec Charb, le seul de l'équipe de Charlie Hebdo ayant encore une garde rapprochée. Bien que sa photo ait été publiée par Al Qaïda dans la péninsule arabique en regard de celle de Salman Rushdie dans une liste de personnes à abattre, il était plutôt confiant en l'avenir et m'avait dit vouloir faire cesser cette garde rapprochée, la menace lui semblant moindre. J'avais répondu que cela me semblait une très mauvaise idée.

Je préside l'Association des médecins urgentistes de France, qui souhaite la modernisation de la structuration des secours d'urgence. Pour donner suite aux travaux engagés par Mme Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'intérieur, en 2008, nous avons fait des propositions tendant à réviser les décrets organisant les relations entre les pompiers et les services d'aide médicale urgente (SAMU). Il ne s'agissait pas de mettre fin à une guerre inventée par la rumeur médiatique mais de moderniser l'organisation de l'accueil des urgences, qui passe par la coopération des systèmes et non par leur concurrence.

Le hasard a voulu que, le 7 janvier 2015, une réunion ait été prévue à la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France, au cours de laquelle le médecin-chef de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), Jean-Pierre Tourtier, et moi-même devions présenter la rénovation des plans de secours. Il se trouve que le siège de la Fédération est situé rue Bréguet, tout près des locaux de Charlie Hebdo. Lorsque le graphiste du journal m'a téléphoné pour me dire ce qui était en cours, nous y sommes immédiatement allés, tous les deux. Ayant traversé sans le savoir la ligne de feu des deux terroristes qui étaient en train d'assassiner lâchement le policier Ahmed Merabet, nous sommes arrivés sur une scène de carnage. Tentez d'imaginer une salle trois fois plus petite que celle dans laquelle nous sommes, où toute la rédaction est réunie, que des terroristes prennent en tenaille en tirant avec des armes de guerre… En bref, entré dans cette pièce avec un ami et confrère, le commandant Tourtier, j'en suis sorti avec un frère.

Nous avons pénétré dans la salle de rédaction dix minutes avant tous les autres secours. Un véhicule de secours et d'assistance aux victimes (VSAV) des pompiers étaient déjà en bas ; nous n'avons pas vu les forces de police, qui étaient en train de poursuivre les terroristes. En ce 7 janvier, nous avons fait preuve de la même vaillance et du même courage que ceux de l'ensemble des secouristes et des policiers, le 13 novembre. Pour dire les choses autrement, on peut toujours préparer des protocoles et des scénarios, comptent aussi la volonté et le courage des hommes, qui s'exerceront quoi qu'il en soit.

Nous faisons partie d'un système héroïque, celui de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, dans lequel, comme l'a souligné son directeur général, Martin Hirsch, des gens sont capables de se lever et d'être là, en une période abjecte où, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, on commet une telle tuerie dans Paris.

Avons-nous bien fait d'y aller ? Mais en de tels cas, on ne réfléchit pas ! Aussi le ministre de l'intérieur a-t-il eu raison de vous dire qu'il fallait revoir la réponse opérationnelle pour améliorer l'efficacité des secours. Nous devons nous adapter pour que la volonté d'aller secourir les personnes victimes d'un attentat se manifeste dans la lumière d'un système de sécurité imparfait à ce jour. Il n'est pratiquement pas possible au préfet de police de décider qu'il y aura une zone d'exclusion, car secouristes et médecins veulent aller porter secours.

C'est ce que j'ai éprouvé, le 13 novembre, lorsqu'un collègue du SAMU m'a alerté, par un appel sur mon téléphone portable, que des explosions et des fusillades étaient en cours. Depuis les attentats de janvier 2015, sous l'égide du professeur Pierre Carli, médecin chef du SAMU de Paris, – moi-même y tenant beaucoup – nous avions mis au point des protocoles dits de damage control, qui consistent à protéger le plus vite possible les gens victimes d'un attentat. Le 13 novembre au matin, nous avions fait, comme souvent, un exercice de simulation avec nos collègues sapeurs-pompiers. Une fois alerté, j'ai décidé de rester à la régulation. Ayant souffert, en janvier, d'un psycho-traumatisme grave, je n'étais pas certain d'être vraiment efficace si je me rendais sur place. J'ai donc aidé à diriger les secours du SAMU. Il fallait porter l'alerte, mais nous ne savions pas vers quoi nous nous dirigions ; le général commandant le service de santé des armées l'a également souligné.

Il est très important de mettre au point des protocoles rénovés incluant le hasard –pour dire les choses autrement, de « se préparer à être surpris » –, même si l'on sait l'essentiel, qui est que ces terroristes veulent en découdre avec les représentants de l'État, les secouristes, les policiers, comme on l'a vu après l'attentat commis contre l'école Ozar Hatorah à Toulouse. Rien ne sert de vouloir prendre ces gens vivants car ils font tout pour tuer et se faire tuer, afin de sidérer le pays ; on ne pouvait donc faire autrement que les neutraliser.

Arrivé à la régulation du SAMU, j'ai constaté que les personnels qui n'étaient pas en service ou qui venaient de le quitter sont revenus spontanément dans les hôpitaux. Cela démontre un très haut niveau de citoyenneté, un engagement très fort, une vaillance qui donne une belle image de la République, une impérieuse volonté d'agir. Après les premiers appels, nous avons envoyé des moyens de secours, qu'il fallait bien répartir. Au Stade de France, il était inutile de dépêcher des équipes supplémentaires – les terroristes s'étaient fait exploser et les moyens présents sur place suffisaient – mais ailleurs, quels moyens envoyer, et quand ? La « ligne de front » se déplaçait mais si, sur le terrain, les liaisons se faisaient bien entre le Pr Carli et le commandant Tourtier, les informations passaient très mal, au niveau des commandements, entre les services de police d'une part, le SAMU et les pompiers d'autre part. Il y a là une source de progrès possible ; pour l'instant, il est extrêmement difficile de comprendre comment les forces de l'ordre sont organisées.

De même, une marge d'amélioration est possible au sein des commandements des services de santé, car des cellules de crises se sont créées à l'AP-HP, à l'Agence régionale de santé (ARS), au ministère de la santé, au SAMU de Paris, au SAMU de Seine-Saint-Denis… Il faudra revoir ces plans de commandement avec un souci de coopération renforcée, pour gagner du temps, puisque l'objectif impératif, pour les services publics, est de répondre efficacement à l'attaque. Les terroristes profitent de la sidération qu'ils provoquent pour faire le plus de morts possible. Que sont ces tueries de masse, comme celle qui a, hélas, été commise hier encore en Côte-d'Ivoire, sinon une stratégie de guerre ? À quoi se livre-t-on sinon à une guerre en massacrant des civils à l'arme lourde en plein Paris ?

Les personnels de secours sont allés sur le terrain très motivés et, bien que sidérés, ils ont très vite su s'adapter aux circonstances. Étant donné l'encombrement du système de communication entre la cellule de crise et les médecins sur le terrain, nous nous sommes constamment appelés avec nos téléphones portables personnels, pour réguler, c'est-à-dire pour adapter nos moyens aux besoins des victimes afin de les emmener là où elles pouvaient être soignées le mieux et le plus vite possible. Nous avons parfois installé plusieurs victimes dans les VSAV des pompiers et parfois scindé les équipes, faisant partir une ambulance avec un médecin et une autre avec une infirmière. Depuis l'attentat commis en janvier à l'Hyper Cacher de Vincennes, nous avons modifié notre pratique. De : « On prend et on part », nous sommes passés à : « On prend, on trie et on part vers le lieu le plus approprié ».

Dans cette optique, nous avons dirigé de nombreuses victimes vers le groupe hospitalier de La Pitié-Salpêtrière dont nous savions qu'il disposait des capacités d'accueil nécessaires en chirurgie digestive, vasculaire et cardiaque pour traiter des plaies par balle – cela est si vrai qu'une greffe cardiaque en cours a continué pendant ce temps. Il faut saluer les chirurgiens venus spontanément proposer leur aide dans d'autres établissements. Ce fut notamment le cas des chirurgiens cardiaques du centre chirurgical Marie-Lannelongue qui se sont rendus à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre. Mais, parce que nous n'avons pas l'habitude d'une chirurgie cardiaque d'un tel niveau au Kremlin-Bicêtre, y transférer une victime aurait été prendre le risque de devoir la transférer ailleurs ensuite. Je signale qu'une seule victime est morte après son transfert à l'hôpital ; les 129 autres sont mortes sur les lieux des attentats.

Concernant l'aide à apporter aux victimes, je tiens à vous parler de l'Institut médico-légal de Paris (IML) car ce qui s'y est passé me pèse. Lorsque nous sommes allés à la levée du corps de Charb, il nous a été dit qu'il reposait au côté de ceux de ses assassins. J'ai fait part de cet épisode au procureur François Molins. Certes, les lieux sont exigus, mais était-il judicieux de nous faire savoir cela ? Surtout, pour dire les choses poliment, une réforme de l'IML de Paris est nécessaire. Comment comprendre que l'IML ait refusé, le 13 novembre, d'envoyer des corps à autopsier à l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) de Pontoise ? Dans cette structure ultra-moderne, où l'on a su identifier en quelques semaines à peine les 4 000 morceaux de corps qui lui ont été remis après qu'un avion de la Germanwings a été précipité dans les Alpes, chacun était pourtant prêt dès minuit à recevoir des dépouilles. De plus, j'ai appris que l'IML a profité des attentats pour réclamer à Mme Christiane Taubira, alors garde des sceaux, un scanner de thanatologie, bien que l'IRCGN en ait un – qui n'a pas servi lors des attentats, je me demande bien pourquoi ! C'est celui de l'hôpital Sainte-Anne qui a été utilisé, et il en est résulté de graves problèmes pour son personnel. Je ne comprends pas pourquoi la coopération n'est pas meilleure entre l'IML de Paris et l'IRCGN.

Une autre remarque portera sur les cellules d'urgence médico-psychologique (CUMP). Elles sont essentielles. Tant de gens devaient consulter après les attentats du 13 novembre qu'il a fallu ouvrir les mairies pour y organiser les consultations. Mais ces soins d'une importance capitale doivent être plus professionnalisés, je l'ai constaté à titre personnel. Après l'attentat commis contre Charlie-Hebdo, nous avons été regroupés dans un théâtre, en état de sidération. Là, on m'a demandé un nombre de fois incalculable qui j'étais et si j'étais impliqué dans les événements qui venaient de se produire. Je me rappelle aussi ces psychologues qui voulaient absolument me faire avaler du sucre… Quand on est perdu comme je l'étais, on a besoin d'être pris en charge par un psychologue ou par un psychiatre et un seul, de dire une fois les choses, et qu'ensuite il y ait un suivi. Je pense donc, comme Martin Hirsch, qu'il n'est pas judicieux de créer une nouvelle structure à l'École militaire et qu'il est préférable de regrouper les victimes à l'Hôtel-Dieu de Paris, comme cela a été fait après les attentats de janvier – parce que s'y trouvent un service de psychiatrie, des médecins et des somaticiens. Les victimes ont besoin d'une écoute, elles ont besoin de voir des blouses blanches. La suite aussi est difficile, et j'espère que la cellule interministérielle d'aide aux victimes permettra d'améliorer la coordination.

Enfin, alors que les journalistes n'ont pas le droit de montrer des photos des assassins et à peine de donner leur nom ou d'enquêter sur eux, ils peuvent s'en donner à coeur joie avec les victimes. Certaines épouses de mes amis morts dans les locaux de Charlie-Hebdo ont été poursuivies par des paparazzi ; quant à moi, j'ai été accusé d'avoir gagné 1,5 million d'euros, et je vais porter plainte contre ce mauvais journaliste du magazine Le Point. Les victimes des attentats ne sont pas protégées du tout ; elles doivent l'être.

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