Il est paru opportun de faire aujourd'hui un point sur la situation de la Grèce, au moment où débute sa présidence de l'Union et à la veille d'échéances européennes décisives. Je dois dès à présent dire combien il est difficile d'évaluer une situation qui demeure extrêmement préoccupante sur le terrain. Quelques très timides indices de reprise peuvent inviter il est vrai à un léger optimisme.
Après six années d'effondrement, le produit intérieur devrait renouer avec une modeste croissance de 0,6°% en 2014, avec notamment une production industrielle dont l'hémorragie est en voie d'interruption.
Surtout, les énormes efforts budgétaires consentis depuis le début de la crise semblent porter leurs premiers fruits, avec un déficit public ramené, dans un contexte économique extrêmement critique, de 15,7°% à 4°% en 2013. L'État grec est en conséquence parvenu à dégager un léger excédent primaire, avant paiement des intérêts de la dette, qui s'affermirait à 2,6°% en 2014.Ces performances limitées sont toutefois peu de chose face à la violence du choc subi par la société grecque et la puissance des menaces devant elle.
Il y a d'abord, bien sûr, l'hypothèque de la dette publique, et les défis qu'implique ce qu'il faut bien appeler la refondation d'un État sur des bases nouvelles. Il est vrai, d'une part, que cette dette a été fortement allégée grâce à la décote « volontaire » de 50°% agréée par les créanciers privés à la suite du Conseil européen du 27 octobre 2011, qui représente environ 43°% du PIB. D'autre part, il faut signaler que sa détention à près de 70°% par ses partenaires, qu'il s'agisse des mécanismes européens de stabilité, du FMI ou de la BCE, place la Grèce à l'abri des mouvements erratiques et spéculatifs des marchés qui avaient tant fait pour déclencher l'effet boule de neige.
Il n'en reste pas moins que pour faire face à une dette qui atteint 175°% du PIB, la Grèce devra être capable de dégager, chaque année, un excédent budgétaire primaire supérieur à 4,5°% du PIB. Une telle performance suppose une profonde rupture avec les pratiques du passé. Les symptômes de la « mal-administration » grecque sont en effet bien connus. On peut citer notamment le doublement en trente ans des dépenses de fonctionnement de l'État grec, qui atteignaient avant la crise 6,8°% du PIB contre 3,5°% en moyenne dans l'Union, ou les effectifs imposants de la fonction publique, qui employait près du quart de la population active. Des titularisations répétées et sans réels concours d'agents publics ont ainsi dessiné une fonction publique aux compétences disparates, aux rémunérations parfois aléatoires en l'absence de toute grille unifiée des salaires, et aux qualifications souvent inexploitées.
Ces défaillances trahissent aussi des difficultés qualitatives.
Je pense notamment à sa structure complexe, laissant trop de place au clientélisme qui prospère dans l'imprécision et l'instabilité des missions publiques. Je pense aussi à sa propension au formalisme. Mais je pense surtout au vrai talon d'Achille de l'administration grecque, sa difficulté à collecter l'impôt. Liée aussi à l'importance de l'économie souterraine, d'ailleurs constatée dans d'autres pays comme l'Italie, cette faiblesse obère la capacité de la Grèce à faire face aux dépenses d'un État moderne et fragile, par des inégalités sociales inacceptables, le contrat social. Faire face à de tels défis suppose de réunir deux conditions. La première, c'est d'enraciner les réformes dans la durée. La seconde, c'est de mobiliser les principaux concernés, pour qu'ils s'approprient les réformes et consentent ainsi à de vrais changements de comportement.
Or, dans l'urgence, les programmes d'austérité ont d'abord retenu une approche trop brutale, trop comptable et trop ouvertement défiante à l'égard des employés publics. Ils se sont concentrés sur des objectifs exclusivement quantitatifs, avec par exemple la baisse de 20 % des effectifs de la fonction publique et des rémunérations avec l'adoption d'une grille indiciaire. Ils ont d'abord sollicité les bases fiscales les plus aisément mobilisables - malheureusement aussi les plus injustes, comme la TVA, augmentée dès 2010 de 19 à 23°%.
Ce n'est que récemment, sous l'impulsion notamment de la « task-force » européenne mise en place à l'automne 2011, que des réformes plus qualitatives ont été mises en oeuvre, sous l'impulsion d'un Secrétaire général responsable directement auprès du Premier ministre.
Sur le front des impôts, une lutte résolue, fortement aidée par le recours intensif aux nouvelles technologies, a été initiée contre la fraude fiscale. Et un premier débroussaillage courageux a été fait dans le maquis des exemptions fiscales injustifiées sans aller toutefois jusqu'à s'attaquer aux intérêts les plus solides, qu'ils s'agissent des armateurs ou de l'Église orthodoxe.
Cet ajustement budgétaire, qui représente un effort structurel atteignant le montant historique de 20°% du PIB, a dû être mené en même temps qu'était relevé le défi de la compétitivité. Car la crise grecque de 2010 est à la fois une crise des finances publiques et une crise de compétitivité. Profitant de la baisse des taux d'intérêt et de l'allègement des contraintes extérieures liées à l'euro, la Grèce a en effet laissé ses termes de l'échange se dégrader de 20 à 30°%, accentuant la vulnérabilité d'une économie déjà très insulaire par rapport au centre de gravité de la zone euro.
Je veux toutefois, à ce stade, rompre avec de trop nombreux préjugés en vous invitant à ne pas surestimer le retard grec. Ainsi, pour ne citer ce seul chiffre, l'augmentation du PIB de 12°% entre 2000 et 2008 a avant tout reposé sur une forte hausse de la productivité horaire (+ 11°%) alors même que le temps de travail demeurait beaucoup plus élevé qu'ailleurs (2 119 heures par travailleur et par an en 2007 contre 1 554 en France ou 1 390 en Allemagne). La Grèce n'a ainsi pas connu, contrairement à beaucoup d'autres, d'emballement de l'endettement privé.
Ces réserves posées, force est de constater que sur ce front, comme sur le front budgétaire, les politiques suivies pour faire face à la crise furent essentiellement quantitatives et brutales, reposant sur une compression des importations et l'imposition des traditionnelles « thérapie de choc libérales », avec par exemple une baisse de 22°% du coût du travail.
Et là encore, les résultats demeurent fragiles, sans doute parce que ces politiques ont jusqu'ici échoué à s'attaquer aux causes réelles des difficultés de l'économie grecque, qu'il s'agisse de son faible potentiel d'innovation (les dépenses de recherche de dépassaient pas 0,6°% du PIB contre 2 % dans l'Union) ou de ses fragilités bancaires, exacerbées par l'appauvrissement des ménages. Seule la relance des fonds structurels grâce au Pacte pour la croissance de juin 2012 a dessiné un point de lumière dans ce sombre tableau, représentant une relance de 3°% de PIB en 2013 et en 2014.
Derrière ces chiffres et ces réformes, se cache toutefois un coût humain extrêmement élevé. Pour prendre la mesure des difficultés, il faut se figurer que la richesse nationale a baissé en cinq années de 23°% et le revenu disponible pour les ménages de 27°%. Il faut noter que le chômage a explosé de 9 à 24,3°%, avec 61°% pour les 15-24, ou que la pauvreté réelle a plus que doublé de 12 à 26°%.
Cette considérable dégradation des conditions de vie de nos concitoyens européens pèse de manière disproportionnée sur les plus fragiles. Ainsi, relevons que l'écart de revenu après impôt entre les 10°% les plus riches et les 10°% les plus pauvres est passé de 10 à 17 en trois ans.
À cet égard, je pense utile de noter que le choc fut d'autant plus violent qu'il a touché une population qui souffrait déjà au préalable d'inégalités inacceptables. Et, contrairement là encore aux préjugés traditionnels, il faut remarquer que les réformes mises en oeuvre depuis 2010 ont été, prises une à une, plutôt redistributives. C'est leur nombre et leur ampleur, en soumettant le pays à une austérité sans précédent, qui ont précipité l'effondrement de l'économie et l'explosion corrélative des inégalités.
Les conséquences politiques de ces difficultés sociales critiques sont bien connues, allant de l'effondrement des deux grands partis à l'irruption de pratiques politiques sur fond de racisme, d'antisémitisme, de violences organisées, avec notamment l'apparition au Parlement du parti néonazi d'Aube dorée.
Et force est de constater que la perspective des élections européennes, traditionnellement difficiles pour les partis de gouvernement, puis celle de l'élection du président de la république en février 2015, qui exige la réunion des deux tiers des suffrages au Parlement lorsque le Gouvernement ne dispose aujourd'hui au Parlement que d'une majorité d'une voix, contribuent à assombrir un peu plus cet horizon orageux.
Cet aperçu rapide de la situation grecque peut enfin nous encourager à formuler des réflexions plus générales sur la responsabilité de l'Union européenne dans la gestion des crises des dettes souveraines. Je crois qu'il faut d'abord relever que c'est moins le principe et l'ampleur de l'intervention de la zone euro qui est en cause que son rythme et ses atermoiements.
Le paradoxe est que les réponses des chefs d'État et de gouvernement européens aux soubresauts de la crise financière ont été au départ trop lentes et trop imprécises, entretenant un climat dangereux d'incertitudes et de contagion aux pires moments, alors que les politiques concrètes suggérées par les institutions prêteuses, notamment via la troïka, ont été systématiquement dictées par des considérations mêlant une vision unilatérale de l'économie et l'absence de perspectives politiques constructives.
En conséquence, pendant que les sempiternels « sommets de la dernière chance » entretenaient l'idée folle d'une sortie de la Grèce de l'euro, les programmes d'ajustement, précisément privé de la perspective rassurante d'un accord européen stable, se sont révélés beaucoup trop brutaux et ont très fortement sous-estimé leur impact récessif sur l'économie. Il suffit pour s'en rendre compte de rappeler que le programme initial détaillé en mai 2010 prévoyait une chute de l'activité à l'horizon de 2013 limitée à 3,5°% du PIB (elle a dépassé 23°%,), une contraction de la demande intérieure de 10°% (elle a atteint 21°%) ou une stabilité du chômage (qui a été multiplié par presque trois)…
Des erreurs de prévision d'une telle ampleur doivent beaucoup, il est vrai, à la crise européenne et aux faiblesses de l'État grec. Mais elles découlent manifestement avant tout du refus d'observer qu'il existe une contradiction majeure entre la poursuite d'un assainissement budgétaire violent et celle d'un redressement accéléré de la compétitivité. Les experts internationaux ont ainsi systématiquement et spectaculairement sous-estimé l'impact récessif de l'austérité, c'est-à-dire la valeur des multiplicateurs budgétaires, en l'absence d'une demande privée apte à compenser les effets des contractions budgétaires.
En dernier lieu, je pense que l'expérience des pays soumis à un programme d'ajustement structurel a profondément bousculé les attentes et les équilibres démocratiques au sein de l'Union européenne.
La méthode retenue, dans laquelle les engagements des États bénéficiaires de l'assistance européenne sont négociés et évalués par des représentants non élus issus d'organismes aux légitimités contestées a échoué à encourager l'appropriation nationale des programmes et à garantir un contrôle démocratique satisfaisant.
Cette défaillance démocratique majeure résulte d'ailleurs, à de nombreux égards, d'un véritable jeu de dupes. Il semble indéniable que l'existence d'une troïka technocratique a bien souvent fourni aux gouvernements des États bénéficiaire de l'aide européenne comme à leurs partenaires de l'Eurogroupe et du FMI, l'occasion de se défausser de choix difficiles.
Cette situation est dangereuse pour l'Europe toute entière, bouc émissaire paradoxale des populations soumises aux ajustements perçus comme dictés de l'extérieur comme de celles qui estiment payer le prix d'une solidarité que les traités ne prévoyaient pas. Elle exige une clarification démocratique rapide avec notamment une pleine responsabilité de l'ensemble des acteurs européens de la troïka devant le Parlement européen, notamment dans le cadre du rapport d'enquête sur la troïka mené par Othmar Karas et Liem Hoang Ngoc et débattu en plénière en mars prochain. Elle doit aussi nous encourager à avancer rapidement dans l'édification d'un espace de débats et d'échanges réguliers entre les parlements nationaux, souverains budgétaires et donc responsables ultimes devant les citoyens de la conduite des politiques économiques et financières, par exemple dans le cadre de la Conférence budgétaire à laquelle notre Commission est si profondément attachée.