Intervention de Christiane Charbonnier

Réunion du 2 octobre 2014 à 9h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Christiane Charbonnier, directrice de la direction « Droit du travail » de l'UIMM :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, nous vous remercions de nous donner l'occasion de nous exprimer sur cette question de la réduction progressive du temps de travail.

Celle-ci a été amorcée au XIXe siècle avec la réduction de la journée de travail des femmes et des enfants, dans un souci de protection de la santé publique. La réduction du volume de l'horaire de travail s'est poursuivie au cours du XXe siècle et au tout début du XXIe siècle, avec la dernière réduction de la durée légale du travail à 35 heures.

Ces réductions, dont les motivations ont été différentes selon les époques, ont été plus ou moins difficiles à mettre en oeuvre dans les entreprises et ont souvent conduit à des retours en arrière pour des raisons économiques et financières, lorsqu'elles n'étaient pas complètement justifiées, comme la première d'entre elles, par la préservation de l'intégrité physique des travailleurs.

J'évoquerai donc brièvement les différentes étapes de la réduction du temps de travail et aborderai, compte des enseignements que nous pouvons en tirer, les suggestions que nous pourrions faire pour l'avenir.

La première réduction importante du temps de travail du XXe siècle est apparue en 1919, couplée avec la fixation, le dimanche, de la journée hebdomadaire de repos. La journée de travail a été limitée à huit heures sur six jours, ce qui faisait 48 heures de travail au plus sur la semaine. Cette première réduction ne sera pas tout de suite réellement effective puisque dès le vote de la loi, des décrets ont été adoptés pour autoriser des heures au-delà de ces huit heures par jour. Le volume de ces heures qualifiées d'heures supplémentaires pouvait aller jusqu'à 300 par an. Ce n'est qu'en avril 1935 que l'autorisation de faire des heures supplémentaires fut supprimée. Ce n'est donc qu'à cette date que la réduction du temps de travail à 48 heures deviendra effective.

La deuxième réduction importante du volume du temps de travail fut prévue par une loi de 1936 qui, d'une part, consacra le décompte du temps de travail sur la semaine, et non plus sur la journée et, d'autre part, fixa une durée hebdomadaire de 40 heures par semaine, avec deux semaines de congés payés. Conçue de manière autoritaire et générale pour toutes les entreprises, la semaine de 40 heures ne pourra pas réellement être mise en oeuvre. En effet, deux ans après, des décrets furent adoptés pour autoriser à nouveau des heures supplémentaires afin de permettre aux entreprises de dépasser cette durée de 40 heures, faute de main d'oeuvre disponible pour faire face au travail correspondant aux heures libérées par cette réduction d'horaire.

Ce n'est qu'à partir de 1968, en même temps que l'instauration de la quatrième semaine de congés payés en 1969, que seront mises en oeuvre des réductions conventionnelles, progressives, du temps de travail des salariés. Ainsi, dans la métallurgie, quatre accords ont été adoptés entre 1968 et 1973 pour réduire progressivement la semaine de travail de 48 heures à 40 heures. À cette date seulement, et progressivement dans le courant des années soixante-dix, la durée du travail va effectivement passer à 40 heures de façon pérenne.

En 1956, le passage de deux à trois semaines de congés payés n'a pas connu le même sort que ces réductions d'horaires. Cette troisième semaine de congés payés a été tout de suite effective parce qu'elle ne faisait que consacrer par la loi ce qui existait déjà dans les accords collectifs des entreprises.

On commence à s'apercevoir qu'en fait, la réduction du temps de travail ne devient effective et pérenne que si elle est consacrée par des dispositions conventionnelles prévues par les entreprises, et au rythme de celles-ci.

En 1982, est programmée, avec le passage de quatre à cinq semaines de congés payés, une réduction importante de la durée légale du temps de travail, de 40 à 35 heures par semaine. Toutefois, pour tenir compte des enseignements précédents, cette réduction ne devait être que progressive, c'est-à-dire ne rentrer en vigueur que par palier, entre 1982 et le 1er janvier 1986.

Dans la métallurgie, nous avions négocié à cette époque un accord qui amorçait la réduction effective de la durée du travail de 40 à 35 heures. Il prévoyait une réduction de la durée collective des salariés à 38 heures 30, et même à 38 heures pour les salariés travaillant en équipe de nuit. Par ailleurs, une annexe à cet accord ramena à 33 heures 36 le temps de travail des salariés travaillant en continu dans les entreprises sidérurgiques – équipes se succédant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pour des raisons techniques.

La crise économique de 1983 contraindra les pouvoirs publics à renoncer au projet de ramener la durée légale du travail à 35 heures, Seule la cinquième semaine de congés payés et la semaine de 39 heures seront consacrées par la loi. De la même façon, dans la métallurgie, nous n'avons pas poursuivi les réductions progressives du temps de travail entamées en 1982. Nous nous sommes arrêtés à 38 heures 30, et à 38 heures, et à 33 heures 36 pour les salariés travaillant en continu.

En 1998, le taux de chômage est de 10 %. La situation économique n'est donc pas favorable à une nouvelle réduction générale du temps de travail pour améliorer les conditions de travail des salariés en vue d'un meilleur équilibre vie professionnellevie personnelle, comme le prévoyaient les réductions antérieures. La priorité est plutôt de donner du travail à tous ceux qui n'en ont pas. L'idée qui prévaut alors est de réduire à nouveau la durée du travail, mais pour partager le volume du travail existant, et créer des emplois avec le volume d'heures libérées par le temps supplémentaire de repos des salariés qui ont un emploi.

Cet objectif est louable, mais malheureusement très difficile à atteindre. L'idée que le travail a un volume donné et qu'il faut le partager pour en donner à tous est erronée, surtout lorsque la réduction d'horaire s'accompagne d'une compensation salariale. En effet, la loi du 19 janvier 2000 imposait une compensation des salaires au niveau du SMIC, qu'il était socialement, mais aussi juridiquement impossible de ne pas appliquer à l'ensemble des salaires. La baisse de salaire, même décidée par accord collectif consécutif à une réduction d'horaire, constitue une modification du contrat de travail que le salarié peut refuser.

Face à cette situation, l'UIMM n'a pas procédé à une baisse de l'horaire collectif de référence de tous les salariés de la métallurgie.

Nous avons négocié, uniquement au niveau de la branche, les modalités d'application des 35 heures, afin que les entreprises puissent organiser la répartition du volume de l'horaire avec l'ensemble des outils de flexibilité autorisés par la loi mais en perdant le moins possible d'heures productives. Nous y sommes plus ou moins parvenus, compte tenu de ce que permettait la loi.

Nous avons négocié sur la définition du temps de travail effectif, afin d'écarter au maximum les temps improductifs dans la comptabilisation des 35 heures, et sur le volume du contingent d'heures supplémentaires. En effet, la durée légale du travail n'est pas une durée obligatoire mais seulement le point de départ des heures supplémentaires. Certaines entreprises peuvent se mettre à une durée supérieure, et d'autres à une durée inférieure, sauf si un accord de branche impose à toutes les entreprises de la branche de se mettre à cette durée légale.

Nous avons négocié pour faire en sorte que cette durée légale soit calculée non plus sur la semaine comme le prévoyait la loi de 1936, mais sur l'année, les heures supplémentaires ne se décomptant qu'à la fin de l'année. Cela permet aux entreprises de faire varier les horaires pour tenir compte de leur charge de travail – dans les limites des durées maximales du travail.

Nous avons enfin négocié les forfaits en heures ou en jours sur l'année pour les salariés qui ont une autonomie dans la gestion de la répartition du volume horaire de travail qu'ils sont tenus de réaliser en application de leur contrat de travail.

Cet accord a été vivement critiqué, car il n'imposait pas à toutes les entreprises de ramener leur horaire de travail à 35 heures – ou en dessous. Néanmoins, il fournissait des outils de flexibilité à toutes celles qui souhaitaient le faire pour y procéder dans les meilleures conditions.

De fait, il a conduit à des mises en oeuvre très diversifiées de la réduction du temps de travail.

Certaines entreprises, notamment les plus petites, n'ont pas réduit l'horaire à 35 heures. Elles ont utilisé le contingent, soit pour maintenir les horaires auxquels elles étaient, soit pour le réduire légèrement en dessous de l'horaire collectif, qui était généralement, dans la métallurgie, de 38 heures 30. Si elles ne l'ont pas fait, c'est qu'il leur était difficile, compte tenu de leur petite taille, de partager les emplois, c'est-à-dire d'en recréer à partir du volume d'heures libérées par la réduction d'horaires. Il était impossible de recruter, sur ces heures libérées, des personnes suffisamment polyvalentes. Comment auraient-elles pu remplacer à la fois les salariés qui faisaient de l'administratif, ceux qui faisaient de la recherche, ceux qui faisaient de la production, ceux qui faisaient de la maintenance, ceux qui faisaient du commercial, etc. Il était totalement impossible de partager vraiment les emplois dans les petites entreprises.

Certaines ont réduit les horaires de travail sur la journée, ou sur la semaine – environ 3 heures 30 dans les entreprises de la branche. D'autres ont préféré regrouper les heures de repos que les salariés auraient dû avoir en plus sur la semaine, et ont formé des journées supplémentaires de repos. Cela les a conduit à augmenter le nombre de jours non travaillés dans l'année de 4 ou 5 semaines – 21 jours si elles étaient à 38 heures 30, 24 jours si elles étaient restées à 39 heures, Ces quatre ou cinq semaines supplémentaires de congés payés étaient très difficiles à absorber par les entreprises, d'autant plus que la compensation était intégrale. Les entreprises devaient en effet payer les salariés exactement de la même façon.

Parmi les entreprises qui ont choisi d'apprécier le temps de travail sur l'année au lieu de la semaine, certaines ont retenu la formule que je vous ai décrite tout à l'heure : une modulation d'horaire permettant de faire varier l'horaire entre 48 heures sur une semaine, voire 0 heure sur d'autres semaines, en fonction de la charge de travail.

Enfin, les forfaits en heures et en jours sur l'année ont été largement utilisés par les entreprises, pour les salariés ayant une autonomie dans la répartition de leur volume horaire de travail – autonomie dans les limites des contraintes imposées par la fonction, c'est-à-dire par les rendez-vous de la clientèle ou les réunions avec la direction ou les collègues, pour organiser leur travail.

Finalement, l'avenir a donné raison à cet accord qui avait pourtant été très critiqué. En effet, dès 2003, soit juste un an après l'entrée en application de la durée légale des 35 heures, le chômage a commencé à remonter. La situation des entreprises ne s'améliorant pas malgré les allègements de charges, plusieurs lois sont intervenues pour assouplir les modalités d'application de cette nouvelle durée légale. Ces modalités d'application aboutissaient toutes à trouver des solutions pour permettre aux entreprises qui le pouvaient de relever leurs horaires de travail : augmentation du contingent ; élargissement du nombre de jours de repos pouvant être affectés au compte épargne temps ; système des heures choisies et des jours choisis pour les salariés qui souhaitaient travailler au-delà des durées de référence ; rachat des jours de RTT, possibilités ouvertes aux accords d'entreprise de déroger aux accords de branche, même si ces derniers étaient plus favorables.

Voilà ce qui s'est passé au XXe siècle. Passons maintenant aux perspectives d'avenir. Faut-il continuer à réduire le temps de travail, ou faut-il penser les choses autrement ?

On s'aperçoit que les assouplissements résultant des lois adoptées postérieurement à 2003 ont été finalement très peu utilisés par les entreprises. On peut invoquer plusieurs raisons à cela : d'abord, le manque d'activité : la croissance n'étant pas au rendez-vous, les entreprises n'ont pas eu l'opportunité d'utiliser ces assouplissements ; ensuite, la résistance du corps social, organisations syndicales et salariés ; enfin et surtout, et c'est pour nous la vraie raison, la complexité des textes et le coût de ces assouplissements.

Étant donné que la durée légale constitue le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, on ne peut augmenter le volume horaire en utilisant les assouplissements que dans le cadre de la réglementation relative aux heures supplémentaires : il faut d'abord négocier un contingent d'heures supplémentaires suffisant pour permettre la remontée des horaires ; ensuite, négocier les conditions de rémunération de ces heures supplémentaires, la majoration ne pouvant pas être inférieure à 25 % pour les huit premières heures, et à 50 % au-delà ; enfin, attribuer, pour les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent négocié, une contrepartie en repos obligatoire – de 50 % pour les entreprises de 20 salariés au moins, et de 100 % pour les autres.

Par ailleurs, si l'on envisage de relever les horaires au niveau de l'ancienne durée légale de 39 heures, ce qui ne peut se faire sans une augmentation proportionnelle du salaire, cela conduit, en prenant en compte la majoration des heures supplémentaires entre 35 et 39 heures, à une augmentation de salaire de 14,4 %. Je précise que le passage à 35 heures avait déjà conduit, avec la compensation salariale, à une première augmentation de salaire de 11,4 %.

J'ajoute qu'en raison de l'insécurité juridique de tous les textes qui ont été adoptés, de nombreux contentieux se sont développés : sur les forfaits jours ; sur le décompte des heures dans le cadre de la modulation d'horaires sur l'année ; sur l'utilisation des comptes épargne temps pour rémunérer les temps non travaillés par les salariés lors des baisses d'activité à la place de la mise des salariés en situation de chômage partiel.

Nous pensons donc qu'il serait nécessaire, au-delà des efforts déjà entamés dans la loi de 2008, de simplifier de façon radicale les règles régissant le temps de travail tout en allégeant les coûts de l'heure de travail pour donner une vraie flexibilité aux entreprises, laquelle serait, à notre avis, profitable à l'activité économique. Comment procéder ?

On peut se demander si la voie la plus efficace ne pourrait pas être, puisque la durée légale n'est pas une durée obligatoire, de supprimer purement et simplement la durée légale.

La suppression de la durée légale entraînerait celle du seuil de déclenchement des heures supplémentaires pour ne laisser substituer que les durées maximales du travail : 10 heures par jour, 48 heures sur une semaine et 44 heures sur douze semaines – durée qui a été réduite à 42 heures dans la métallurgie. Dans ces limites-là, les entreprises pourraient alors fixer leur durée de travail de référence, en concertation avec les représentants des salariés. Cette durée de référence serait la durée de travail des salariés à temps plein.

Les conditions de dépassement de cette durée de référence devraient nécessairement être prévues par les accords fixant cette durée de référence, et les modifications de la répartition de ce temps devraient être arrêtées de la même façon, afin que les salariés connaissent avec précision les périodes de temps qu'ils doivent consacrer à l'exécution de leur contrat de travail.

Que feraient les entreprises après une telle modification législative ? Elles n'auraient plus, à chaque fois qu'elles voudraient modifier leurs horaires, à se demander si elles ont bien appliqué toutes les règles sur les heures supplémentaires.

Les entreprises qui le souhaiteraient pourraient, soit maintenir leur système actuel, ce que feraient sans doute la plupart des entreprises, soit revoir leur système actuel de temps de travail pour le rendre plus performant : à la hausse ou à la baisse en fonction de la situation dans laquelle elles se trouvent, et pour un coût un peu moindre. En effet, la suppression du seuil de déclenchement des heures supplémentaires entraînerait bien sûr automatiquement la suppression de l'obligation de négocier un contingent d'heures supplémentaires et de majorer les heures effectivement travaillées au-delà de la durée légale, et d'octroyer des contreparties en cas de dépassement de ce contingent.

Cette suppression aurait aussi l'avantage de simplifier la réglementation relative au temps partiel, qui se définit par rapport à la durée légale et qui est encore plus complexe, voire plus rigide que celle du temps plein.

Cette simplification devrait s'accompagner d'une plus grande portée de l'accord collectif par rapport au contrat de travail. Le volume et la répartition de l'horaire déterminés par l'accord collectif ne devraient pas pouvoir être refusés par les salariés si l'on ne veut plus continuer à sacrifier, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, l'intérêt collectif au profit d'intérêts individuels souvent contradictoires.

Quoi qu'il en soit, et quelles que soient les options choisies, une erreur est certainement à éviter : celle qui consisterait à imposer des réductions importantes et identiques pour toutes les entreprises. En effet, toutes les réductions identiques pour toutes les entreprises, auxquelles on a procédé en France, n'ont pas pu être appliquées au moment où elles ont été décidées.

La réduction d'horaire, à notre avis, ne peut se faire que de façon individualisée et progressive, en fonction de la situation particulière de l'entreprise concernée, après concertation avec ses partenaires sociaux, dont la légitimité devrait être renforcée par la négociation qui va s'engager la semaine prochaine au niveau interprofessionnel.

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