Je parlerai en tant que praticien de l'intervention de conseil en entreprise. À l'époque où les lois Aubry ont été votées, je travaillais à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT). J'ai coordonné l'activité du réseau afin de mettre en oeuvre le dispositif d'appui-conseil aux PME instauré par la loi Aubry 1. Plus de 30 000 interventions ont eu lieu en entreprise, ce qui nous a permis de bien connaître les problèmes rencontrés par les PME pour appliquer la réduction du temps de travail (RTT).
En 2001, j'ai intégré le cabinet ESSOR consultants, qui m'a demandé d'accompagner, en 2001 et en 2002, la négociation d'accords locaux, en particulier dans les hôpitaux. Depuis lors, le cabinet, dont l'activité principale est de conduire les projets de changements en entreprise relatifs à l'organisation et au temps de travail, reçoit un flux régulier de demandes émanant d'entreprises ou d'organisations publiques, qui souhaitent corriger certains dysfonctionnements, évoluer pour intégrer de nouvelles contraintes ou, plus rarement, renégocier les accords initiaux.
Je tenterai de répondre à deux questions. Quelles sont les tendances essentielles de la transformation des organisations et des conditions de travail impulsée par la RTT ? Comment se pose, quinze ans après les lois Aubry, la problématique de l'évolution de l'organisation du temps de travail ?
Pour les entreprises qui ont réduit la durée du travail de façon significative, c'est-à-dire statistiquement les grandes et les moyennes entreprises, la RTT a été un vecteur important de modification des organisations et des conditions de travail.
La première modification concerne le découplage fréquent entre le temps de l'entreprise, ou de la production, et les temps individuels. Chaque fois que, dans l'histoire, le temps de travail a été réduit, jusqu'à atteindre 39 heures en 1982, on a diminué de façon concomitante le temps de l'entreprise et les temps individuels, par exemple en supprimant progressivement le travail du samedi ou celui du vendredi en fin de journée. Pour des raisons économiques liées à la recherche de compétitivité, les lois Aubry ont tenté de maintenir à 39 heures, voire d'augmenter le temps de production, tout en réduisant le temps individuel de travail des salariés. Cette évolution a induit de nouvelles formes d'organisation complexes, caractérisées par les horaires décalés, l'alternance des équipes et les absences dues à la rotation au sein des équipes. Il a fallu en outre renforcer la polyvalence des salariés, afin qu'ils puissent se remplacer, et réviser la coordination des activités, par exemple pour assurer la prise en charge des patients dans un hôpital ou des clients dans une société de service.
La seconde modification induite par la RTT est la diversification et l'individualisation des temps de travail. Les lois Aubry ont fait bien plus que réduire de manière purement quantitative la durée légale du travail. Elles ont ouvert l'éventail de l'aménagement du temps de travail, tant par l'annualisation, qui a élargi la notion de modulation introduite en 1982, que par le forfait annuel en jours, qui s'est beaucoup développé pour les cadres. La loi de 2008 a poursuivi cette évolution. Aujourd'hui, les pratiques forment un kaléidoscope, qui varie en fonction des activités, des services, des équipes, voire des salariés eux-mêmes. Chacun a désormais son propre compteur, dont il use de manière propre dans le cadre des 35 heures. De ce fait, les intervenants sollicités par les entreprises ont de plus en plus de mal à comprendre l'organisation du temps de travail, tant elle est fragmentée et diversifiée. De plus, il existe un écart croissant entre ce que prévoient les accords d'entreprise et la réalité des pratiques.
À ces deux tendances que sont le découplage des temps et l'individualisation de l'aménagement du temps de travail, s'ajoute la recherche constante d'une optimisation économique du temps de travail. Les entreprises ont, d'une part, limité les recrutements compensateurs de la RTT – la loi Aubry 1 prévoyait d'ailleurs une augmentation de seulement 6 % des effectifs pour une RTT de 10 % – ; elles ont réduit d'autre part les temps tels que les pauses, réunions d'équipe ou passages de consigne, considérés comme non directement productifs.
Les salariés, qui restent largement attachés à la RTT, surtout quand elle se traduit par des jours de repos supplémentaires, ont souvent le sentiment qu'ils ont acheté du temps libre par une dégradation de leurs conditions de travail. Ils sont en effet soumis à de nouvelles contraintes : horaires décalés, intensification du travail et développement de la polyvalence, qui peut être dévalorisante. L'ambivalence des effets de la RTT, selon que l'on s'intéresse au versant du travail ou du hors-travail, a été soulignée dès 2003 par la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).
La RTT a entraîné une complexification de l'organisation du travail. Dans les hôpitaux, la gestion des plannings est un casse-tête pour les cadres de santé, surtout quand des tensions s'exercent sur les effectifs. Une part importante des demandes qui nous parviennent s'explique par la difficulté de maîtriser des problèmes d'organisation. Dans le secteur de la maintenance industrielle, l'activité à court terme est si variable qu'il est quasiment impossible de s'adapter aux exigences des donneurs d'ordre tout en respectant les règles de base qui prévoient une durée maximale de travail par jour et par semaine, et un repos minimum entre deux postes de travail.
Ces remarques m'amènent à poser la seconde question : comment aborder, quinze ans après les lois Aubry, la problématique du temps de travail dans les entreprises ?
Sur ce point, j'observe, en tant que consultant, un certain paradoxe. Les entreprises, qui ont considérablement transformé leur organisation, restent frileuses quand il s'agit de prendre en compte les nouveaux besoins d'organisation ou d'intégrer des facteurs comme la porosité croissante de la sphère du travail et du hors-travail, induite par le développement des outils mobiles et du travail à distance. Il est de plus en plus délicat de délimiter précisément le temps de travail dans les services ou l'industrie, où se développent diverses modalités d'astreinte ou d'intervention à distance. Sur le plan psychologique, l'intensification des contraintes n'est pas sans effets sur le vécu hors travail. Le chargé de clientèle d'une banque m'a confié que la difficulté de concilier le travail administratif et les rendez-vous avec les clients crée en lui une culpabilité qui peut le réveiller la nuit.
L'individualisation des comportements et des attentes par rapport au temps de travail accompagne une évolution sociologique plus générale. L'organisation du travail perd sa dimension collective, ce qui rend difficile la construction de compromis acceptables quand les salariés formulent des attentes différentes.
L'exigence de réactivité ou de disponibilité immédiate tend à se généraliser. Dans le secteur des services, les entreprises, ainsi qu'une partie des salariés, s'accoutument à l'idée qu'il faut répondre sur-le-champ à la demande du client. Pour certains, l'idée qu'on pourrait maîtriser le temps de travail est utopique au regard de la contrainte économique.
En dépit de ces constats, on observe une certaine frilosité. La négociation et l'implantation des 35 heures ont laissé de si mauvais souvenirs, du fait de leur complexité et des tensions internes qu'elles ont engendrées, que les entreprises restent prudentes. De leur côté, les salariés et les représentants du personnel craignent, si l'on aborde le sujet, que l'on ne remette en cause des avantages acquis, notamment les jours de RTT.
Pourtant, la question du lien entre temps de travail et santé, qui était reléguée au second plan lors de la mise en place des 35 heures, est progressivement réapparue, à partir de problématiques diverses : montée de l'absentéisme, émergence des risques psychosociaux liés à l'intensification du travail, gestion du vieillissement de la population. La jurisprudence rappelle l'importance du droit à la santé. De récentes décisions de justice relatives aux forfaits en jours ont annulé des accords de branche, au motif que ceux-ci méconnaissaient l'obligation de garantir une charge de travail raisonnable.
Pour ne pas réduire la réflexion à un débat économique pour ou contre les 35 heures, il faut revenir au fondement historique du droit du travail : le lien entre la santé et les conditions de travail. L'organisation actuelle est complexe, diversifiée, marquée par la variabilité et l'individualisation. Cependant, après avoir impulsé des transformations importantes dans les entreprises, la mise en oeuvre de la RTT a induit depuis dix ans une forme de glaciation intellectuelle face aux évolutions rapides du temps de travail. Il est temps d'ouvrir la réflexion sur toutes les dimensions de l'organisation du travail.