Intervention de Isabelle Eynaud-Chevalier

Réunion du 18 septembre 2014 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d'Altedia :

Notre cabinet, qui compte 750 consultants répartis sur l'ensemble du territoire, est leader en France dans le conseil en ressources humaines. Il est régulièrement saisi de problèmes qui ont trait au temps de travail. Je l'ai rejoint au cours de l'été 2013, après avoir été haut fonctionnaire au ministère du travail, où j'ai été l'adjointe de plusieurs délégués généraux à l'emploi et à la formation professionnelle.

Si mon approche du temps de travail a été marquée par mes fonctions antérieures, je viens à vous avec l'humilité du praticien et n'aborderai le sujet que sous l'angle des dossiers dont le cabinet a eu à connaître, en respectant l'anonymat des organisations pour lesquelles il est intervenu.

Le temps de travail est un sujet aussi complexe que sensible. Qu'il s'agisse de l'organisation du travail, de sa rémunération ou de l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, toute décision, dont l'impact est considérable, doit être soigneusement pesée.

Il y a de multiples raisons pour lesquelles un cabinet comme le nôtre peut être sollicité. Si chaque situation est singulière, toutes sont complexes, en raison de l'empilement des dispositions qui régissent la matière, de sa difficulté intrinsèque et parce que les conditions économiques actuelles sont très différentes de celles qui avaient prévalu lors de l'adoption des lois Aubry.

La première raison pour laquelle on nous sollicite est l'accroissement de la concurrence et l'agressivité de la politique des prix. Ces phénomènes incitent les entreprises à rechercher une organisation plus efficace et une réponse plus adaptée à la demande de la clientèle. L'élargissement des plages horaires répond à une tendance sociologique.

La deuxième raison est la réduction de la durée des cycles économiques et le manque de visibilité, du fait du contexte général ou de problématiques sectorielles très fines qui imposent une plus grande agilité.

Parallèlement, les entreprises recherchent une organisation moins cloisonnée, qui suppose, même dans des environnements complexes, une polyvalence des salariés. Un prestataire externe qui intervient en milieu hospitalier doit intégrer, outre la complexité de sa propre organisation, celle de l'unité qui l'accueille, ce qui produit des effets en chaîne, difficiles à prévoir comme à analyser. De plus, les réorganisations successives entraînent des effets secondaires qui n'avaient pas été anticipés et qui occasionnent une surcharge de travail, ainsi qu'une anxiété diffuse et le sentiment d'une perte du sens. La conjugaison de ces facteurs explique le lien qu'on établit parfois entre la problématique du temps de travail et celles des risques psychosociaux.

Certaines catégories de salariés ont l'impression que la charge de travail est mal répartie. Fondée ou fictive, cette sensation peut générer un épuisement qu'il faut identifier et traiter. Les technologies de l'information et de la communication, qui brouillent les repères entre le temps de travail et le temps personnel, contribuent au sentiment diffus d'insécurité.

Les dispositifs de rémunération ne permettent pas toujours de récompenser les salariés les plus engagés, ce qui induit un divorce entre l'implication dans le travail et la gratification monétaire. Les difficultés connexes dues à l'éloignement du domicile et aux aléas du transport, qui expliquent l'absentéisme, doivent aussi être prises en compte. Les outils de gestion du temps, pas toujours adaptés à l'organisation concrète du travail, représentent une charge supplémentaire, notamment pour les managers de proximité.

Ces problématiques peuvent être prises en charge dans un cadre légal renouvelé, puisque la loi de 2008 a créé de nombreux espaces de négociation de branche et d'entreprise. Notre expérience, qui confirme les statistiques de la direction générale du travail, montre que la négociation d'entreprise peut progresser en termes quantitatifs. On comptait trente-huit accords de branche en 2013, contre neuf en 2009. Le fait qu'il s'agisse du quatrième thème de négociation, après le salaire ou l'intéressement, corrobore l'impression d'une certaine frilosité des acteurs sociaux.

Pourtant, les entreprises ont tout intérêt à se saisir du sujet, à condition de l'aborder avec tact et pragmatisme, en cherchant des solutions économiquement et socialement soutenables dans la durée pour l'ensemble des salariés. Il faut anticiper les situations, tant pour mener à terme les expertises, d'autant plus longues que la matière est complexe, que pour tenir compte des délais de négociation et d'instauration d'une nouvelle organisation du temps de travail. L'optimisation de ce temps permettra d'améliorer la compétitivité des entreprises et de répondre aux attentes des salariés.

La modification de l'organisation du temps de travail, qui passe par la négociation, ne peut être menée sans l'adhésion du corps social. Les attentes des salariés sont, par définition, portées par leurs représentants, qui doivent posséder une vision très fine de la complexité des organisations et de l'individualisation des situations. Pour engager une renégociation du temps de travail, les entreprises doivent par conséquent mobiliser leurs ressources internes, ainsi que des ressources d'expertise qui ne sont pas sans coût et dont les gains peuvent paraître aléatoires. C'est ce qui explique en partie leur attentisme.

Nous leur proposons systématiquement une démarche en plusieurs étapes, en privilégiant l'examen préalable de la situation. Pour éviter les idées préconçues, nous nous refusons à porter trop rapidement un diagnostic. Il n'est pas toujours bon de bouleverser les règles applicables, le simple respect de la norme suffisant parfois à remédier aux dysfonctionnements.

Le diagnostic est réalisé de manière pluridisciplinaire, puisque notre cabinet réunit des spécialistes du droit du travail, de l'organisation et des risques psychosociaux, ainsi que des économistes.

Nous analysons d'abord les organisations en place, ce qui demande de maîtriser les cadres temporels dans toute leur diversité – sur la semaine, le mois et l'année –, de comprendre l'organisation des équipes et d'apprécier leur degré de flexibilité.

Vient ensuite l'analyse de la performance du cadre juridique. Nous recensons tous les dispositifs auxquels recourt l'entreprise. Il nous arrive d'identifier un risque compétitif, si l'organisation est en décalage avec celle des entreprises du même secteur. La maîtrise du temps de travail est constitutive d'une opportunité ou d'un coût économique. D'où la nécessité d'un benchmark pour réfléchir à la situation d'une entreprise.

Nous analysons dans un troisième temps les pratiques internes et la posture des acteurs. Dans toutes les entreprises où nous intervenons, la pratique s'éloigne considérablement de la théorie. Des usages plus ou moins connus, ainsi que l'interprétation des accords introduisent, par rapport à la norme, des écarts injustifiés, auxquels s'ajoutent des distorsions issues du management opérationnel ou de celui des ressources humaines. Leur cumul introduit des brouillages considérables, y compris dans le ressenti des salariés.

La quatrième et dernière investigation porte sur l'outil de gestion et de suivi des temps de travail. Les systèmes en vigueur font l'objet de nombreuses critiques, que nous tentons d'objectiver. Ils peuvent être inadaptés à la nature de l'activité ou mal utilisés parce qu'ils sont trop complexes et facteurs de distorsion. Il arrive qu'on ne puisse en tirer une information stable sur la réalité des pratiques qu'en rectifiant au préalable les données saisies. Nous menons chaque fois une longue enquête de terrain qui nous amène à rencontrer tous les niveaux hiérarchiques, c'est-à-dire jusqu'à quatre ou cinq niveaux de responsabilité. Ces entretiens passionnants permettent d'approcher, outre les questions d'organisation, l'ensemble de la réalité vécue dans l'entreprise.

Tout nouveau dispositif doit être motivé par la recherche d'un équilibre durable. Pour atteindre celui-ci, il faut identifier le temps de travail – au sens strict et étendu –, le degré d'autonomie des personnes dans l'organisation – qui alimente autant de revendications que de craintes –, les perspectives d'évolution – toujours diverses et singulières –, et l'équilibre entre l'engagement des salariés et leur niveau de rémunération.

Ces notions recouvrent celle, plus vaste, de la qualité de vie au travail, sur laquelle je partage le point de vue de M. Pépin. L'organisation du temps de travail gagne à être abordée dans le cadre de la nouvelle consultation annuelle du comité d'entreprise sur les orientations stratégiques et leurs conséquences sur l'emploi et les compétences. Cette consultation créée par les partenaires sociaux dans le cadre de l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 a été transcrite par la loi de sécurisation de l'emploi de juin 2013. Bien que l'application de ces dispositions, qui remontent à l'an dernier, ne se soit pas encore inscrite dans la pratique, la loi est prometteuse. Elle permettra d'aborder ces questions avec les partenaires sociaux au sein de l'entreprise, dans un cadre détaché des enjeux économiques immédiats, souvent anxiogènes.

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