Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 30 septembre 2014 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de la défense, sur la situation en Irak :

J'articulerai mon exposé autour de quatre axes : l'histoire de Daech, le contexte dans lequel ce mouvement évolue en Syrie et en Irak, la nature de notre réponse au sein de l'effort international qui ne cesse de s'amplifier et les modalités de notre action militaire contre Daech.

Daech tire son origine du réseau terroriste qu'Abou Moussab al-Zarqaoui, qui avait prêté allégeance à Al-Qaïda en 2004, dirigeait en Irak sous le nom d'Al-Qaïda en Mésopotamie. Ce groupe concentrait, en lien avec Oussama ben Laden, ses attaques contre les forces américaines et ces dernières, lors d'une frappe ciblée, ont tué Abou Moussab al-Zarqaoui en 2006. En octobre de cette même année, l'État islamique en Irak (EII) est fondé par Al-Qaïda en Mésopotamie en y adjoignant d'autres factions de djihadistes locaux. À partir de 2011 et du départ des Américains, l'EII s'organise en réseau en Irak contre la prédominance chiite et crée une branche syrienne, le Front al-Nosra – ou Jabat al-Nosra.

Une rupture importante se produit en avril 2013, car Ayman al-Zaouahiri, leader d'Al-Qaïda depuis la mort d'Oussama ben Laden, refuse la fusion de l'EII et de Jabhat al-Nosra au sein de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Après s'être séparé d'Al-Qaïda, l'EIIL conquiert des territoires en Syrie contre les rebelles, contre l'armée de Bachar el-Assad et contre Al-Qaïda. Le mouvement se radicalise, mais il bénéficie du renoncement américain à frapper le régime de M. el-Assad.

En janvier 2014, allié aux tribus sunnites irakiennes, l'EIIL lance une première attaque contre les forces irakiennes et prend Falloujah – située à 75 kilomètres de Bagdad – ainsi qu'une partie de Ramadi. Dans le même temps, il s'empare de Raqqa en Syrie, qui va devenir son fief. Il prend progressivement l'ascendant sur les autres groupes islamistes de cette région. Le 9 juin dernier, il mène une offensive de grande ampleur contre Mossoul et les abords du Kurdistan autonome, qui lui permet de contrôler le quart nord-ouest de l'Irak, de tenir la frontière avec la Syrie – qui, dans son esprit, n'existe plus – et de consolider ses positions face aux forces irakiennes et aux peshmergas kurdes.

Le 29 juin, Abou Bakr al-Baghdadi, leader incontesté de ce qui s'appelle dorénavant Daech, proclame le retour du califat, ce qu'il faut considérer comme un événement de lourde portée. Etant donné, en effet, que le Calife est le lieutenant de Dieu sur terre, Abou Bakr le premier successeur du prophète, et que le nom d'al-Baghdadi renvoie à celui de la capitale abbasside, tous les croyants sont censés prêter respect et allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, dont le nom comporte une référence politique et territoriale qu'Oussama ben Laden, qui se prévalait uniquement du titre d'émir, n'avait jamais utilisée. Nous récusons pour notre part la référence au califat – employée comme instrument de mobilisation – et préférons l'acronyme Daech, qui a semble-t-il en arabe quelque chose de péjoratif, à l'appellation d'État islamique, car nous ne reconnaissons pas un tel État et ne pouvons accepter que ces terroristes usurpent le nom de l'islam.

Ce groupe terroriste déploie des moyens militaires d'une nouvelle ampleur et une violence sans frein, tout en développant une prétention territoriale étendue et hégémonique. Une seconde génération de djihadistes, postérieure à celle d'Oussama ben Laden et composée d'extrémistes radicaux, aguerris par les combats menés en Irak depuis 2003 et en Syrie depuis 2011, anime ce mouvement.

Daech a tendance à monter en puissance, notamment en raison du montant de la solde versée aux combattants et du soutien des tribus sunnites irakiennes, que le gouvernement de M. al-Maliki a tenues à l'écart du pouvoir, ainsi que d'anciens partisans de Saddam Hussein. L'organisation dispose d'équipements modernes dont elle sait se servir.

L'organisation, forte de ses succès militaires, attire de nombreux combattants qui souhaitent contribuer à la restauration du califat et qui reçoivent une « formation » susceptible d'être mise en pratique une fois de retour dans leur pays d'origine.

Daech se montre capable de conduire des opérations de terrorisme classique, de guerre conventionnelle, de guérilla urbaine et même de guerre informatique. Cette force peut en outre mener des actions de communication et de médiatisation sophistiquées et performantes.

Daech se situe aujourd'hui au-devant de la scène, dans le cadre d'une menace terroriste d'inspiration djihadiste et d'ampleur mondiale, qui dessine un arc allant du Waziristan au golfe de Guinée, partout où les États sont faibles. Ces foyers multiples font ainsi croître le risque d'actions contre nos intérêts et contre notre territoire, et nous devons lutter contre la jonction de ces différentes activités terroristes.

Les Soldats du Califat en terre algérienne, auteurs de l'assassinat d'Hervé Gourdel, ont récemment rompu avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ; ils sont dirigés par un ressortissant algérien, Abdelmalek Gouri, considéré jusqu'alors par nos services comme l'un des bras droits de l'émir Drouk-dal qui coordonne l'action d'AQMI depuis le lancement de l'opération au Mali. Cela montre l'avancée des mouvements de rapprochement et de connexion que nous redoutons. Les autorités marocaines et espagnoles ont d'ailleurs procédé au démantèlement d'une cellule terroriste chargée de recruter des combattants pour Daech.

Une forme de « labellisation » du sordide se développe, l'exemple le plus frappant étant ces décapitations auxquelles procède Daech et qui ne faisaient pas partie du mode opératoire d'AQMI.

En Syrie, le rapport de forces militaire ne permet à aucune des parties de l'emporter. Le régime, appuyé par le Hezbollah et par des milices chiites irakiennes, reste soutenu par ses alliés russe et iranien ; il contrôle la Syrie « utile », à savoir les villes de Damas, Deraa, Homs, le pays alaouite, et menace Alep. L'armée de Bachar el-Assad est bien moins présente ailleurs, même si elle essaie de contrôler les villes. Face à elle, l'opposition syrienne, dite modérée, s'avère fragmentée : elle se trouve en effet composée de l'ASL du Front révolutionnaire syrien et du Front islamique, ces deux derniers mouvements n'étant pas structurés. Le nouveau président de la coalition, M. Hadi al-Bara, tente de créer une organisation commune en instaurant un commandement militaire unique. Je n'inclus évidemment pas Jabhat al-Nosra dans les rangs de cette coalition.

Dans ce contexte, Daech a rapatrié d'Irak des équipements militaires de qualité très supérieure à ceux détenus par les ennemis du président el-Assad, ce qui lui permet de consolider ses positions à l'est du pays – notamment à Deir ez-Zor –, d'éliminer la frontière, de renforcer sa mainmise sur la zone de Raqqa et de menacer Alep. Ces derniers jours, Daech s'est déployé dans le nord du pays, près d'Ayn al-Arab – Kobané en kurde –, ce qui a provoqué l'exode de 100 000 Kurdes vers la Turquie, exode qui pose des problèmes aux autorités de ce pays.

La France aide l'ASL en livrant du matériel d'armement à certains katibat qu'elle connaît bien, afin de s'assurer que ces équipements ne sont pas récupérés par d'autres groupes.

En Irak, les forces de sécurité irakiennes (FSI) restent l'acteur majeur et sont censées rassembler un million d'hommes ; en fait, ce chiffre reste théorique, même si l'armée gouvernementale bénéficie du soutien de milices chiites qui représentent une part importante de la capacité offensive terrestre de l'État. Ces forces sont mal organisées, mal utilisées et peu aguerries, comme leur fuite de la province de Ninive à l'arrivée de Daech l'a montré. Elles cherchent à sanctuariser la capitale et les zones chiites, et connaissent un redressement depuis le début des frappes américaines en août dernier. Le nouveau premier ministre, M. Haïder al-Abadi, qui a remplacé M. al-Maliki, veut reconstituer et réorganiser l'armée irakienne, et souhaite unir les différentes communautés – kurdes, chrétiennes, yézidies, sunnites et chiites – comme le prouve la composition de son gouvernement. Sa détermination à inscrire cette action dans le long terme a impressionné le Président de la République et moi-même lorsque nous lui avons rendu visite le 12 septembre dernier.

Les peshmergas, soldats du Kurdistan, héritiers de divers mouvements de résistance kurde, collaborent avec les autorités irakiennes. Aguerris, ils conduisent en ce moment des attaques, qui semblent efficaces, dans le nord du pays.

Des forces sunnites de résistance à Daech se sont constituées, enjeu capital pour la suite des événements, car l'ensemble des communautés doivent être associées aux solutions militaires et politique du conflit. Ces milices doivent se coordonner avec le gouvernement irakien, ce rapprochement constituant un test des intentions de M. al-Abadi, même si l'on peut faire preuve d'optimisme et penser qu'il traduira ses engagements en actes.

La progression de Daech est contenue, mais la ligne de front s'étend sur plus de 1 000 kilomètres. Les zones de Falloujah, de Salaheddine, de Tikrit et du sud de Bagdad sont les plus disputées, mais Daech ne semble plus en mesure de prendre Bagdad.

Daech déploie des méthodes militaires adaptées à la nouvelle situation, en conduisant des actions asymétriques au moyen d'engins explosifs improvisés – qui ont fait des victimes dans les rangs des FSI et des peshmergas – et de véhicules-suicide. Par ailleurs, ses membres tentent de se fondre dans la population pour contrarier les frappes aériennes de la coalition internationale.

Daech s'avère un acteur hors norme, du fait de la violence de son action, de sa puissance et de sa détermination ; il sait jouer de l'effet de surprise stratégique et dispose d'une forte capacité d'influence et de recrutement. Des combattants étrangers rejoignent en permanence ses rangs, attirés notamment par le succès de l'organisation ; ce phénomène est générateur de risques à long terme pour de nombreux pays, y compris la Russie. Il convient de briser la dynamique de victoires de Daech, mais l'action militaire ne suffira pas.

La communauté internationale a apporté une vaste aide humanitaire à la population irakienne, dont près de deux millions de membres ont été déplacés, principalement vers le Kurdistan. Un fort consensus s'est dessiné aux Nations unies autour de la résolution 2170 du 15 août dernier, de la déclaration du 19 septembre du président du Conseil de sécurité et de la résolution 2178 du 27 septembre. Sur le plan économique, nous tentons d'assécher les sources de financement de Daech ; Bahreïn organisera prochainement une conférence internationale pour lutter contre les flux financiers occultes dont il bénéficie, notamment ceux provenant du pétrole.

Les États-Unis ont pris l'initiative de frappes dès le mois d'août, la nuit du 22 au 23 septembre ayant été la plus intense en la matière. Les pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe – Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn et Koweït – et la Jordanie ont rejoint la coalition et lancé des offensives dans le nord de la Syrie contre les infrastructures pétrolières et gazières, afin de tarir le financement de Daech. La Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, le Royaume-Uni et l'Australie font également partie de la coalition. À la suite de la libération des otages turcs de Mossoul, le président de la République de Turquie, M. Recep Tayyip Erdoğan, a annoncé que son pays intégrerait la coalition, un projet de mandat devant être discuté au parlement d'Ankara le 2 octobre.

La France a agi dans le domaine humanitaire en effectuant six livraisons, d'un total d'une centaine de tonnes, depuis le milieu du mois d'août. Par ailleurs, nous avons renforcé, en lien avec les autorités irakiennes, notre coopération militaire avec les peshmergas kurdes, à qui nous fournissons des armes. Nous ne déploierons pas de troupes au sol.

Sur le plan politique, la France a organisé la conférence internationale de Paris, coprésidée par les présidents François Hollande et Fouad Massoum, qui a contribué à structurer la communauté internationale.

Dans le domaine militaire, nous avons engagé l'opération Chammal, demandée officiellement par les autorités irakiennes en vertu de l'article 51 de la charte des Nations unies, et dont le but vise à affaiblir Daech pour permettre aux FSI et aux peshmergas de restaurer leur contrôle du territoire irakien. Il faudra du temps pour atteindre cet objectif, car une cohorte d'avions de chasse ne règlera pas le problème en quelques jours, mais nous fournissons un appui aérien aux troupes irakiennes pour les aider à reconquérir leur pays. Nous avons d'abord dû conduire des opérations de renseignement – nous n'étions en effet plus présents en Irak depuis la première guerre du Golfe – afin de posséder une autonomie de décision pour les frappes ; ensuite, nous avons renforcé notre potentiel opérationnel et nous nous sommes appuyés sur nos forces stationnées à la base d'Al Dhafra aux Émirats arabes unis. Il existe deux types de frappes : les frappes d'opportunité, pour lesquelles le pays de la coalition prenant son tour peut décider d'une frappe qui se présente au cours de sa mission, et les frappes délibérées, qui répondent à une identification préalable de cibles lourdes – dépôts logistiques ou centres de commandement. Nous menons ces frappes avec le souci permanent d'éviter les dégâts collatéraux.

La coalition n'intervient à ce stade qu'en territoire irakien et en réponse à la sollicitation des autorités irakiennes.

Je me rendrai après-demain aux États-Unis pour évoquer ces questions avec mon homologue, M. Chuck Hagel, et pour m'entretenir aux Nations Unies de notre engagement au Mali et en République Centrafricaine, pays où la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) sont en train de prendre notre relais.

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