Intervention de Frédéric Lerais

Réunion du 2 octobre 2014 à 10h45
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Frédéric Lerais, directeur général de l'Institut de recherches économiques et sociales, IRES :

Je vous remercie de cette invitation. Je vais vous apporter quelques éléments de réflexion sur cette question difficile et sujette à débats, en me concentrant sur les effets sur l'emploi, avant d'aborder la situation à partir de 2003.

Dans une première partie, je présenterai l'évaluation des effets sur l'emploi entre 1996 et 2002, en rappelant les méthodes et les difficultés d'évaluation. À cet égard, il est important de noter que toutes les évaluations sont datées, si bien qu'il est difficile d'apprécier le dispositif sur une longue période. Dans une seconde partie, je poserai la question « Et ensuite ? », en m'interrogeant sur la faisabilité d'une évaluation et en revenant sur quelques évolutions macroéconomiques.

La réduction du temps de travail est un dispositif à géométrie variable : la baisse de la durée du travail n'a pas été uniforme (1996, 1998 et 2000) et, surtout, elle n'a pas concerné toutes les entreprises. Elle a constitué une étape dans la baisse séculaire de la durée du travail.

Pendant de longues années, la réduction du temps de travail a été abordée sous l'angle de l'amélioration des conditions de travail. Puis dans les années 1990, le thème est revenu en raison du chômage de masse, les diverses politiques suivies n'ayant pas réussi à contenir celui-ci. Ainsi l'objectif de la loi dite « de Robien » de 1996 et de la loi « Aubry » de 1998 était la création d'emplois, avec la recherche d'un équilibre pour les entreprises.

Le dispositif précurseur « de Robien » (1996-1998), basé sur le volontariat et une baisse de la durée du travail de 10 %, exigeait, en contrepartie des aides, un accroissement des effectifs de 10 % sur deux ans. Il s'agissait donc d'un dispositif très offensif.

Le dispositif expérimental mis en place en 1998-2000, la loi « Aubry 1», prévoyait la baisse de la durée légale à trente-cinq heures, un dispositif incitant les entreprises à passer aux trente-cinq heures avant la baisse de la durée légale, et un seuil d'engagement sur l'emploi abaissé à 6 % pour bénéficier des aides. Pour faire face à cette baisse de la durée du travail, des gains de productivité horaires étaient escomptés.

Le dispositif généralisé « Aubry 2 » prévoit, pour sa part, un contingent annuel d'heures supplémentaires fixé à 130 heures avec un décompte dégressif, des allègements revus et généralisés, des accords majoritaires pour bénéficier des aides, un mode de calcul de la durée qui peut être modifié, et le maintien du SMIC mensuel. Ainsi, l'obligation des accords majoritaires va engendrer un dynamisme exceptionnel sur la période dans les négociations d'entreprise. Et très souvent, la baisse n'a pas été pas de 10 %, mais de 6 % à 7 % dans la mesure où un certain nombre d'éléments, comme le temps d'habillage, ont été décomptés aux termes des accords.

Cette succession de dispositifs à géométrie variable est une opportunité, en permettant d'envisager de comparer les comportements des entreprises. Mais cela fait apparaître trois types de difficultés. D'abord, les entreprises passant à trente-cinq heures étaient différentes des autres : elles avaient probablement des caractéristiques objectives – en termes de taille, de secteur, d'emploi ou de durée du travail – ou subjectives au regard de la position des acteurs sociaux en leur sein à propos de la baisse de la durée du travail. Ensuite, les ampleurs de baisse de la durée étaient différenciées – j'en ai dit un mot sur le calcul de la durée du travail dans certains accords. Enfin, les aides étaient différenciées. Ainsi, les différents dispositifs n'ont pas eu les mêmes effets en termes de créations d'emploi.

La méthode d'analyse utilisée, assez sophistiquée, a parfois été critiquée un peu vite de mon point de vue, alors qu'il faut reconnaître le sérieux des travaux réalisés à l'époque. Ces travaux ont été effectués à partir d'enquêtes de la DARES, qui présentaient le très grand avantage d'être trimestrielles, mais aussi avec des données de l'Unedic notamment. Le principe général consistait à analyser l'évolution des effectifs des entreprises passant aux 35 heures par rapport à celles restées à 39 heures. Il s'agissait donc de comparer les trajectoires des entreprises bénéficiaires à d'autres non bénéficiaires mais considérées comme comparables en termes de secteur, de dynamisme, etc., pour éviter les biais de sélection.

Ainsi, en s'attachant à déterminer, dans la mesure du possible, les échantillons témoins et les biais de sélection, l'ensemble de ces travaux économétriques estime les effets emplois à 6 %-7 % pour le dispositif « de Robien » – taux assez éloigné de l'objectif des 10 % affiché initialement –, à 6 %-7 % pour « Aubry 1 », à 3 %-4 % pour « Aubry 2 anticipatrice », et à environ 4 % pour « Aubry général ».

Ces estimations présentent des limites. D'abord, des limites générales liées à la représentativité de l'échantillon, à l'attrition – disparition spontanée des entreprises de l'échantillon au cours du temps –, etc. Ensuite, des limites spécifiques liées aux 35 heures, du fait d'accords d'entreprise ou d'accords d'établissement, de caractéristiques utilisées relativement pauvres – qui négligent en particulier l'opinion des acteurs sociaux. Par ailleurs, les entreprises restées à 39 heures étaient-elles de bons témoins ? Avaient-elles des caractéristiques particulières ?

Quel impact ont eu les différentes lois successives ? Globalement, il semble que l'impact pour les entreprises restées à 39 heures n'ait pas été trop important jusqu'en 2002-2003.

Je rappelle que le dispositif reposait sur trois piliers : une baisse de la durée du travail, des aides supplémentaires, et des accords prévoyant des modérations salariales. Ce sont ces éléments qui permettaient l'équilibre. En cherchant savamment à séparer ces trois effets par des modèles structurels, certains en ont conclu que la baisse de la durée du travail avait abouti à un effet négatif. En tant que chercheur, je pense qu'il n'est pas raisonnable de vouloir décomposer un dispositif prévoyant d'emblée un équilibre. En d'autres termes, les entreprises n'auraient pas baissé la durée du travail sans aides, elles ne seraient jamais passées aux 35 heures sans accords de modération salariale.

Selon ces estimations, relativement convergentes, qui ont donné lieu à de nombreuses publications, 350 000 emplois ont été créés sur la période 1996-2002. Les estimations ex ante tablaient sur 700 000 emplois. Deux facteurs expliquent cet écart : le champ, car les petites entreprises ont été moins concernées, et la baisse de la durée du travail, de moins grande ampleur que prévue initialement. On le voit : le passage des évaluations ex ante aux évaluations ex post n'est pas si simple.

L'équilibre entre gains de productivité, modération salariale et aides de l'État a permis de ne pas dégrader trop fortement les comptes des entreprises. De mon point de vue, on peut parler de pérennité des effets de la RTT sur l'emploi.

Le financement des aides et le supplément de ressources fiscales générées par les créations d'emplois auxquelles s'est ajouté l'allègement consécutif des dépenses sociales, ont globalement abouti à un équilibre, ou peut-être à un léger surcoût en termes de finances publiques.

Et ensuite ?

Je le redis, les évaluations sont datées : le chiffre que je vous ai indiqué vaut pour la période 1996-2002. Une évaluation ultérieure s'avère plus difficile, probablement impossible, car elle se sera jamais aussi sophistiquée, et ce pour plusieurs raisons : la généralisation d'« Aubry 2 », ce qui se traduit mécaniquement par l'absence de repères témoins ; la question de la convergence des garanties mensuelles de rémunérations ; la généralisation aux petites entreprises ; et enfin, les réformes après 2003, qui se traduisent par de fortes modifications du contingentement, ainsi que du coût des heures supplémentaires, etc.

L'établissement de comparaisons internationales sur la durée du travail est très complexe au regard des différentes notions – durée normale, durée habituelle, durée collective, durée effective, etc. Il est également difficile du fait des méthodologies retenues, les ménages ayant une perception des heures comptabilisées différente de celle des DRH. Le champ de l'enquête lui-même pose question : est-ce le champ de l'ensemble de l'économie, le secteur privé ou le secteur public, le temps complet, le temps partiel, etc. ? Tous ces facteurs appellent à la prudence au regard de l'affirmation selon laquelle la durée du travail annuelle en France serait parmi les plus basses – ce qui n'est pas, de mon point de vue, tout à fait juste.

Certes, la France enregistre la durée la plus basse en termes de temps complet. Mais il faut prendre en compte la part du temps partiel, moins importante en France, ainsi que le nombre d'heures des temps partiels, plus élevé que dans de nombreux pays. Ainsi, les comparaisons avec l'Allemagne montrent une durée du travail totale un peu plus basse du point de vue des salariés, à 1 547 heures, et légèrement plus haute du point de vue des entreprises, à 1 440 heures.

Ces chiffres sont issus de deux enquêtes sur l'emploi : l'une réalisée auprès des salariés auxquels il a été demandé d'estimer leur durée de travail la semaine précédente ; l'autre auprès des entreprises auxquelles a été envoyé un questionnaire. Il s'agit donc de deux perceptions. En effet, une personne cumulant des temps partiels ne se considérera pas forcément à temps partiel – une aide à domicile avec quatre employeurs, par exemple, estimera être à temps complet –, tandis que les employeurs feront la différence entre temps complets et temps partiels. Des travaux sur ce sujet sont en cours à la DARES dans le but d'homogénéiser les sources.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion