Monsieur le Président, mes chers collègues, ce rapport prend la suite des travaux que nous avons menés depuis deux ans en matière d'asile. Il s'agit d'un sujet important et d'actualité sur lequel nous avons travaillé plusieurs mois. Ce rapport porte sur les politiques européennes en matière de lutte contre l'immigration irrégulière, au regard des migrations en Méditerranée, qui sont dues pour une large part, il faut le souligner, aux conflits militaires et civils persistants qui se déroulent dans des zones proches de la Méditerranée. Le présent rapport vise à se concentrer sur la zone méditerranéenne, compte tenu des enjeux inédits et spécifiques qui s'y attachent.
Nous avons souhaité en premier lieu, rappeler le drame de Lampedusa, qui avait coûté la vie à 366 migrants le 3 octobre 2013. De très nombreuses tragédies se sont malheureusement depuis déroulées en Méditerranée, faisant de cette route migratoires la plus dangereuse au monde selon l'organisation internationale pour les migrations (OIM).
L'opération Mare Nostrum a été lancée dès le 18 octobre 2013 par les autorités italiennes afin de sauver les migrants en détresse et, il faut le souligner, de lutter contre les différentes formes de criminalité en Méditerranée qui prolifèrent sur la misère humaine et l'entretiennent. Cette opération a sauvé un grand nombre de vies et doit être saluée à ce titre. Elle a également soulevé un grand nombre d'interrogations sur la capacité de l'Union à mettre en oeuvre une politique cohérente en matière de lutte contre l'immigration irrégulière, sur l'absence de coopération entre les États membres et l'Union, ainsi que sur le manque de solidarité des politiques migratoires européennes.
Nous examinerons dans un premier temps la pression migratoire en Méditerranée, qui se déroule dans des conditions dramatiques. Nous analyserons quelles sont les priorités fixées pour les politiques européennes intervenant en matière de lutte contre l'immigration irrégulière et les évolutions intervenues depuis le drame de Lampedusa. La place des problématiques migratoires dans les relations avec les États tiers doit être interrogée. Nous présenterons enfin le rôle spécifique de Frontex et les enjeux qui s'y attachent, notamment en matière de protection des droits fondamentaux.
Les franchissements irréguliers atteindront un niveau inédit en 2014. La principale route suivie est la route de la Méditerranée centrale (163 674 franchissements entre janvier et novembre, soit un quasi triplement par rapport à la même période en 2013), puis la route de la Méditerranée orientale (47 198 franchissements enregistrés, soit un doublement par rapport à la même période en 2013), et la route des Balkans occidentaux (22 620).
L'organisation internationale pour les migrations (OIM) indique que, sur les neuf premiers mois de l'année 2014, 4 077 migrants ont été recensés comme ayant perdu la vie, dont 3 072 pour la seule Méditerranée, qui apparait comme étant de loin la zone la plus dangereuse pour les migrants irréguliers. L'OIM estime que, depuis 2000, 22 400 personnes auraient perdu la vie en tentant d'atteindre l'Europe.
Dès 2013, les franchissements irréguliers de frontières ont marqué une accélération et se sont orientés vers la Méditerranée centrale. Dans son analyse de risque annuelle 2014, l'agence Frontex rappelle que les détections de passages frontaliers irréguliers se sont nettement accrues entre 2012 (72 500 détections) et 2013 (107 000 détections, soit une hausse de 48 %).
Il convient ici de souligner que les franchissements irréguliers des frontières recensés sont le fait de flux mixtes de migrants au sein desquels les États membres devront distinguer les demandeurs d'asile des autres migrants sans visa ni passeport, principalement des migrants pour des motifs économiques. Une des difficultés majeures dans l'accueil des flux mixtes de migrants réside dans la nécessité absolue d'assurer la protection des demandeurs d'asile qui doivent être protégées en application des normes internationales, européennes et constitutionnelles.
Il convient également de rappeler brièvement que, selon les données Eurostat, 434 160 demandes d'asile ont été déposées dans les 28 États membres en 2013 (contre 332 000 en 2012), parmi lesquelles 50 470 sont issues de Syriens, 41 270 de Russes, 26 290 d'Afghans. Les derniers chiffres connus portent sur les demandes d'asile déposées au troisième trimestre 2014, au cours duquel le nombre a atteint près de 180 000 (un quart des demandes étaient issues de Syriens). À l'évidence, un lien existe entre les pays d'origine des demandeurs d'asile et les régions connaissant des conflits et des déplacements forcés de populations civiles, et l'existence de ces conflits explique pour une grande part cette pression migratoire.
Les flux migratoires en Méditerranée ont connu une évolution très rapide en 2014, comme le soulignait le directeur exécutif de Frontex, M. Gil Arias-Fernández, lors de son audition devant notre commission le 18 novembre 2014.
Un tiers de l'ensemble des migrants en situation irrégulière étaient Érythréens (depuis le premier trimestre 2014, en Méditerranée centrale, leur nombre aurait été multiplié par dix, passant de 1 522 à 16 207). Plus de 10 000 Syriens ont cherché à rejoindre l'Union par la frontière maritime italienne et 5 000 par la frontière gréco-turque.
L'opération Mare Nostrum a été lancée à la seule initiative de l'Italie le 18 octobre 2013, à la suite du drame de Lampedusa qui avait coûté la vie à 366 migrants le 3 octobre 2013. L'opération a été mise en oeuvre à l'initiative du ministre des affaires étrangères et du ministre de la défense.
Le Vice-amiral Foffi, commandant en chef de la Marine italienne, qui commandait l'opération Mare Nostrum, et que nous avons rencontré, a souligné que l'opération Mare Nostrum ne se limitait pas au sauvetage en mer mais visait en premier lieu à augmenter le niveau de sécurité en mer avec des mesures de contrôle précises des voies de circulation. La zone opérationnelle recouvrait 71 000 km2, allant de la côte Est de la Tunisie au Sud de l'Italie, soit trois fois la superficie de la Sicile. Cinq unités ont été déployées en permanence. Les moyens aériens ont également joué un rôle de premier plan.
Au 30 juin 2014, 81 870 personnes avaient été sauvées en mer, 404 embarcations secourues et 196 trafiquants arrêtés. Quatre navires mères avaient été saisis et le cas s'était présenté de devoir secourir 1 556 migrants présents sur un seul navire. La Marine italienne juge également cette opération efficace en termes de sécurité maritime et de lutte contre tous types de trafics.
Le coût de la mission a été évalué à 9 millions d'euros par mois.
Le directeur central de l'immigration italien a rappelé que près d'un tiers des migrants recueillis lors des opérations maritimes étaient Erythréens et 20 % Syriens.
Selon nombre d'États membres, parmi lesquels la France, qui avait dès l'origine souligné les risques liés à ce type d'opération en termes d'effet d'appel, Mare nostrum aurait paradoxalement pu contribuer à faciliter le trafic et à accroître le nombre de migrants. Cette opération aurait permis aux trafiquants de migrants d'envoyer des migrants toujours plus nombreux sur des embarcations de plus en plus dangereuses, disposant de moins en moins d'eau et de vivres, la Marine italienne les secourant près des côtes libyennes.
Selon les derniers éléments communiqués, l'opération Mare nostrum aurait permis de sauver plus de 150 000 personnes.
À l'heure actuelle, si elle a arrêté l'opération Mare nostrum après le lancement de l'opération Triton, la Marine italienne a en revanche maintenu un dispositif national de sécurité et de surveillance maritime comprenant quatre navires de haute mer.
Quelles sont les priorités pour les politiques européennes en matière de lutte contre l'immigration irrégulière ? L'approche globale de la question des migrations et de la mobilité (AGMM), qui constitue depuis 2005 le cadre général pour une politique extérieure en matière migratoire, est analysée dans le rapport. Dans son rapport bisannuel du 21 février 2014 sur l'AGMM, la Commission européenne dresse un bilan en demi-teinte des actions menées.
L'AGMM est mise en oeuvre au moyen des différents dialogues politiques (régionaux et bilatéraux), d'instruments juridiques tels que les accords de facilitation de la délivrance des visas et accords de réadmission, des dispositifs de soutien aux projets dans les États tiers. Des partenariats pour la mobilité ont été récemment conclus avec des pays importants (Maroc, Tunisie) ainsi que des accords de réadmission (Turquie). Aucune action n'est pour l'instant possible en Libye. Toute coopération bilatérale a été suspendue avec la Syrie.
La Commission européenne estime que ces dialogues régionaux, doivent, pour être opérationnels, être pris en charge par un groupe d'États membres qui mènent les discussions. Or, plusieurs dialogues pâtissent du manque d'engagement des États membres. La pénurie des moyens d'incitation à disposition de l'Union pour obtenir une meilleure coopération en matière de réadmission, de retour et de réintégration est soulignée. Il ressort de ce rapport que les priorités apparaissent peu hiérarchisées et que l'impact concret des dialogues est difficile à mesurer. Ces négociations présentent nécessairement plus d'intérêt pour les pays du voisinage immédiat. Ainsi, les négociations portent peu leurs fruits avec les pays d'Afrique subsaharienne.
Plusieurs fonds européens participent de la lutte contre l'immigration irrégulière et ont été restructurés pour la période pluriannuelle en cours 2014 - 2020. La capacité à débloquer des fonds en urgence devrait être renforcée. Les Fonds Asile Migration et Intégration (FAMI) et le Fonds Sécurité Intérieure (FSI), dans son volet frontières extérieures, sont les fonds finançant les projets en matière de lutte contre l'immigration irrégulière.
Les principales mesures législatives existantes en matière de lutte contre l'immigration irrégulière et de lutte contre la traite des êtres humains sont issues de plusieurs secteurs d'action :
- la directive 200952CE prévoit des normes minimales sur les sanctions et mesures à l'encontre des employeurs d'étrangers en situation irrégulière, qui tirent profit de travailleurs prêts à exercer des emplois peu qualifiés et mal rémunérés du fait de leur situation irrégulière ;
- la directive retour établit des normes communes pour le retour des personnes en situation irrégulière. En France, le nombre d'éloignements effectifs d'étrangers depuis la métropole a atteint en 2012 36 822 (21 841 si l'on exclut les départs aidés). Il convient de souligner que 11 000 personnes ont fait l'objet de renvoi ou de réadmission vers un État membre de l'Union européenne. Le nombre d'éloignements contraints réalisés depuis la métropole a atteint 20 853 en 2013. La France est signataire de 43 accords bilatéraux de réadmission. L'Union a, quant à elle, comme cela est détaillé dans le rapport, signé 17 accords de réadmission ;
- la lutte contre les filières et la traite des êtres humains joue également un rôle central. Il convient de rappeler que, entre 2012 et 2013, Frontex a noté une baisse des arrestations des passeurs de 11 % (6 900 personnes arrêtées), qui peut être analysée au regard de la pratique qui s'oriente davantage vers la fraude documentaire, permettant aux réseaux d'agir en amont et de demeurer en retrait. Selon les informations qui nous ont été transmises par le ministère de l'intérieur, en 2013, 203 filières ont été démantelées par les autorités françaises. Plus de la moitié de ces filières (114) étaient spécialisées dans l'acheminement et le maintien d'immigrants en situation irrégulière sur le territoire national. Il convient également de rappeler le renforcement de la lutte contre la traite des êtres humains avec la directive de 2011 ;
- le paquet législatif sur les frontières intelligentes comprend plusieurs propositions. Le système européen entréesortie proposé en 2013 par la Commission européenne calculerait la durée de séjour autorisée, aiderait à identifier une personne qui ne remplit pas les conditions de séjour et permettrait aux autorités des États membres d'identifier les personnes ayant dépassé la durée de séjour autorisé et de recueillir des statistiques. Ce texte pose plusieurs problèmes, notamment financier, et quant à ses objectifs opérationnels, l'accès des forces de police au système n'étant pas prévu. Ce paquet législatif sur les frontières intelligentes comprend aussi un programme d'enregistrement des voyageurs, visant à pouvoir procéder à des vérifications simplifiées aux frontières pour les ressortissants de pays tiers ayant fait l'objet de contrôles de sûreté préalables dont on estime qu'ils présentent peu de risques.
Le rapport analyse les travaux entrepris depuis le drame de Lampedusa. La task force pour la Méditerranée a été créée, à l'initiative des États membres et de la Commission européenne à la suite du Conseil Justice et affaires intérieures des 7 et 8 octobre 2013.
La task force a préconisé l'adoption d'un large éventail de mesures suivant une approche intégrée pour l'ensemble du bassin méditerranéen. Cinq domaines d'action ayant une large portée géographique ont été identifiés :
- les actions faisant l'objet d'une coopération avec des pays tiers ;
- la protection régionale, la réinstallation et l'amélioration des voies d'entrée légale en Europe ;
- la lutte contre le trafic de migrants, la traite des êtres humains et la criminalité organisée ;
- le renforcement de la surveillance des frontières, contribuant à améliorer le tableau de situation maritime, à protéger les migrants et à leur sauver la vie en Méditerranée ;
- l'assistance aux États membres qui font face à de fortes pressions migratoires et la solidarité avec ceux-ci.
Le Conseil européen des 26 et 27 juin 2014 a, dans ses conclusions, défini les orientations stratégiques pour la planification législative et opérationnelle des années 2014 à 2019 au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Il a souligné la nécessité de mettre en place une approche globale en matière de migration, d'asile et de gestion des frontières. Dans ses conclusions du 10 octobre 2014, le Conseil Justice et Affaires intérieures a confirmé la volonté commune des ministres « de mettre fin au clivage actuel entre les principes de solidarité et de responsabilité et de mettre au point un même message et une action commune au niveau de l'UE ».
Le Conseil propose, au-delà des mesures d'urgence, une approche structurelle fondée sur trois piliers :
- premier pilier : la coopération avec les pays tiers, l'accent étant mis en particulier sur la lutte contre les passeurs et les trafiquants d'êtres humains ;
- deuxième pilier : le renforcement de la capacité de Frontex à réagir avec souplesse et promptitude aux pressions et risques émergents ;
- troisième pilier : les mesures au niveau de l'UE destinées à soutenir et mettre intégralement en oeuvre le régime d'asile européen commun.
La Commission européenne doit présenter en 2015 un agenda européen pour les migrations.
Le rapport détaille le rôle de Frontex et les questions se posant à la fois sur sa capacité à faire face à de tels flux migratoires, notamment avec l'opération conjointe Triton, et à assurer le respect des droits fondamentaux dans le cadre des opérations que l'agence coordonne. Son budget annuel pour 2014 a atteint 98 millions d'euros. Le régime de responsabilité de l'agence et des États membres est détaillé, s'agissant des opérations conjointes dans leur ensemble, des vols de retour conjoints et des opérations maritimes. Nous soulignons que l'ambition de créer un corps européen de gardes-frontières doit être rappelée, bien qu'elle reçoive peu de soutien, et que le budget de Frontex devrait être relevé au niveau des ambitions exprimées et des besoins constatés sur le terrain. Les dernières avancées avec le nouveau règlement adopté le 15 mai 2014 établissant des règles pour la surveillance des frontières maritimes extérieures sont détaillées.
Le dispositif Eurosur, qui est une plateforme de surveillance, est également examiné et il ressort que son caractère opérationnel doit être renforcé.
Je passe la parole à Charles de La Verpillière qui va vous présenter la résolution.