Intervention de Général d'armée Denis Favier

Réunion du 9 mars 2016 à 16h15
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Général d'armée Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale :

La gendarmerie a joué un rôle clé dans la recherche opérationnelle engagée à l'occasion des attentats de janvier 2015. Je distingue trois aspects opérationnels bien distincts s'agissant de ces événements.

Une première phase concerne l'attaque de Charlie Hebdo qui se déroule dans la matinée du 7 janvier, à partir de 11 heures 20, dans Paris intra-muros. Du fait de cette localisation, le préfet de police de Paris est incontestablement à la manoeuvre en termes de responsabilité opérationnelle. Très rapidement, compte tenu des indications données sur la fuite des terroristes en direction du Nord, la gendarmerie déclenche, dans la région Île-de-France et en grande périphérie parisienne, une manoeuvre de contrôle des flux et des axes dont la pertinence sera par la suite démontrée : nous savons aujourd'hui que les terroristes sont venus buter sur un dispositif de gendarmerie installé sur l'autoroute A4.

Dans un délai très bref après la commission des faits, une structure de crise est installée à l'hôtel de Beauvau, à laquelle je suis associé bien que n'étant pas concerné au premier chef. Pour avoir connu d'autres crises dans le passé, je considère que cette organisation inédite au sein du salon « Fumoir » constitue une plus-value notable, car tous les acteurs de sécurité se trouvent associés, autour du ministre, dans la gestion de la crise et partagent l'appréciation de la situation. Dans cette salle de crise, nous avons pris des mesures de renforcement du dispositif de contrôle général des flux, des palais nationaux et des centrales nucléaires – à ce stade, nous estimions qu'il existait peut-être des risques d'attaque terroriste sur différents sites sensibles.

Dès le début de l'après-midi du 7 janvier, la gendarmerie engage un volume très important d'unités. En moins de deux heures, huit escadrons de gendarmerie mobile sont mobilisés, ce qui représente un effort considérable. Au total, environ 520 hommes sont à la disposition du préfet de police. À quinze heures, le Président de la République réunit pour la première fois, autour des ministres, l'ensemble des décideurs en matière de sécurité. En tant que directeur général de la gendarmerie, je suis présent à cette réunion, ce qui me permet d'appréhender parfaitement la situation et d'adapter mon dispositif avec anticipation.

Durant toute cette phase de police judiciaire, nous sommes « force concourante » et nous apportons à ce titre notre appui et le soutien de nos moyens à la police nationale, « force menante ».

Dans l'après-midi, nous apprenons que le RAID va intervenir à Reims pour contrôler les logements de proches des frères Kouachi. L'opération de police judiciaire prend donc une dimension extraterritoriale, sortant du ressort de la préfecture de police de Paris pour se dérouler dans une zone qui relève davantage de la compétence de la gendarmerie nationale. On voit bien alors que la manoeuvre qui se dessine sera globale et qu'elle nécessitera un engagement fort de tous les acteurs. Dans un esprit de participation et de collaboration active avec la police, nous mettons des moyens à sa disposition, en particulier pour assurer le bouclage du site sensible sur lequel le RAID va travailler. Nous engageons également des hélicoptères pour assurer la surveillance des lieux.

Dans cette phase initiale, il est déterminant que soient réunis dans une même salle, autour de l'autorité ministérielle, tous les décideurs des forces de sécurité : en de telles circonstances, le partage de l'information en temps réel se révèle essentiel. Ce point constitue une préoccupation majeure du ministre de l'Intérieur et garantit la cohérence du dispositif global mis en oeuvre.

Une deuxième phase commence le matin du 8 janvier. Les choses basculent à 8 heures 53 avec l'assassinat, par Coulibaly, de la policière municipale de Montrouge Clarissa Jean-Philippe, puis, à 9 heures 20, avec le braquage d'une station-service à proximité de Villers-Cotterêts, sur la route nationale 2, par deux individus qui sont très rapidement identifiés comme étant les frères Kouachi. Cette station-service se trouve en zone de gendarmerie. On sort alors d'une phase exclusivement judiciaire pour entrer dans une phase de recherches opérationnelles. Comme je suis associé à la conduite globale des opérations, je propose au ministre de suivre cette logique.

Notre solide implantation territoriale nous permet de tenir le terrain : nous mettons en place un plan Épervier dans un rayon de quarante kilomètres autour de Villers-Cotterêts, en contrôlant une vaste zone qui comprend la forêt de Retz ; nous engageons le GIGN afin qu'il apporte son soutien aux unités territoriales déjà présentes sur le site ; nous installons à Villers-Cotterêts un poste de commandement opérationnel (PCO), placé sous le commandement du colonel Armando De Oliveira. Dans sa zone de compétence, la gendarmerie nationale n'est plus alors force concourante, mais devient la force menante dans une opération, non plus seulement de police judiciaire, mais de recherches opérationnelles. C'est un autre élément clé qui me semble également déterminant.

Cette opération de recherche opérationnelle s'est révélée payante. Nous avons su tenir le terrain en mobilisant l'ensemble de nos forces et capacités : gendarmerie mobile, gendarmerie départementale, garde républicaine, hélicoptères. Tous les renseignements recueillis auprès des habitants dans le cadre du dispositif dynamique de contrôle de zone ont été vérifiés afin de nous assurer de la présence ou de l'absence des frères Kouachi. Les conditions de recherche de la journée du 8 janvier sont particulièrement difficiles : la météo est défavorable et la nuit tombe tôt. Nous travaillons en complémentarité totale avec la police nationale. J'ai moi-même défini le secteur de recherches du GIGN, à l'est de la zone de Villers-Cotterêts, et celui du RAID, qui se trouve un peu au Sud ; il n'y a pas de chevauchement de compétences. Chaque force agit dans le souci de l'intérêt général dans un excellent esprit de coordination.

Lorsque la nuit tombe, nous disposons de renseignements fragmentaires qui m'incitent à proposer au ministre de maintenir le dispositif. Nous tenons, en particulier, les carrefours et les hameaux, nous patrouillons et vérifions chaque fois que nécessaire les renseignements collectés. Cette option démontre toute sa pertinence car, le matin du 9 janvier, les frères Kouachi, qui avaient été « fixés » dans la zone que nous tenions, sortent du bois, au sens propre comme au sens figuré. Ils viennent buter sur notre rideau d'interception alors qu'ils quittent le secteur vers la Seine-et-Marne. À 8 heures 30, alors que je me trouve en réunion à l'Élysée, l'information me parvient qu'à 8 heures 20, ils se sont emparés d'une voiture, après en avoir expulsé la conductrice. Je m'isole alors pour travailler avec mes cartes et donner des directives. Le GIGN, qui se trouve à quelques kilomètres, se déploie immédiatement par hélicoptère sur le site de Dammartin-en-Goële ; les effectifs de gendarmerie départementale, en alerte et sur place depuis la veille, contrôlent les axes. Les frères Kouachi se retrouvent pris dans une nasse ; ils sont détectés par une patrouille qui riposte avec une formidable lucidité aux tirs de kalachnikovs. Cette opposition forte les contraint à se retrancher dans les locaux d'une imprimerie. Je fais part de cette manoeuvre au Président de la République et aux ministres présents, qui me demandent de me rendre sur les lieux pour coordonner l'ensemble des opérations.

Lorsque j'arrive sur place, vers 11 heures 40, le PC opérationnel est déjà activé : le colonel Bonneau, commandant le GIGN, est présent ainsi que le procureur de la République de Paris, M. François Molins, et le préfet de Seine-et-Marne. Le GIGN encercle l'imprimerie dans laquelle se sont réfugiés les frères Kouachi. Le RAID et la BRI sont présents et se mettent à notre disposition mais, à ce stade, il n'est pas nécessaire de faire appel à leurs capacités, car nous sommes assez nombreux et en mesure de gérer la situation. Nous travaillons sur le site dans une logique de sécurisation globale : la situation de l'otage caché dans l'imprimerie est prise en compte ; les établissements scolaires à proximité sont évacués. Nous entrons alors dans une phase de neutralisation des terroristes.

À ce stade, la prise de l'épicerie cachère à Paris n'est pas encore survenue. Nous prenons connaissance de qui se produit à la porte de Vincennes à 13 heures 30. Le RAID et la BRI quittent alors Dammartin-en-Goële pour Paris afin de prendre en compte cette nouvelle situation. À partir de ce moment, deux opérations lourdes se déroulent donc simultanément, avec une priorité opérationnelle très clairement donnée à l'épicerie cachère où un nombre important d'otages est retenu par Coulibaly. Le scénario prévu à Dammartin est donc modifié : l'assaut est désormais subordonné au dénouement de la situation de la porte de Vincennes. Cependant, les choses ne se déroulent pas comme prévu, car les frères Kouachi sortent de l'imprimerie à 16 heures 54. J'en informe le ministre et je lui dis que nous allons les neutraliser, ce qui suppose qu'une opération offensive soit organisée dans le même temps à Paris pour libérer les otages et neutraliser Coulibaly. La coordination est parfaite entre nous, le RAID et la BRI ; des officiers de liaison du RAID et du GIGN, respectivement à Dammartin et à Paris, assurent des échanges opérationnels par téléphone, qui confirment les informations que nous partageons au plus haut niveau politique. C'est dans ce contexte, immédiatement après que l'assaut a été déclenché à Dammartin, que l'opération s'est engagée à la porte de Vincennes.

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