La direction régionale que je dirige participe du maillage territorial de la DCPJ. Comme mes homologues basés à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rennes, Lille, Strasbourg ou Dijon, je suis chargé d'un territoire particulier – même si cette notion peut sembler paradoxale face à une criminalité organisée dont les auteurs sont des malfaiteurs qui se déplacent sur l'ensemble du territoire national. Il nous est en effet nécessaire de sectoriser notre action. Dans le secteur placé sous mon autorité, je dirige un service comprenant environ 420 personnes, qui sont à la fois des enquêteurs traditionnels mais aussi des spécialistes financiers ou criminels capables de réaliser des opérations de constatation très précises sur des scènes particulières. Je dirige également une BRI dans le cadre du dispositif que vous a présenté M. Doidy. En clair, ma direction est autonome et en mesure de traiter tous types d'affaires.
Pour chacun des champs thématiques dans lesquels nous intervenons, nous dépendons naturellement de nos responsables nationaux représentés dans les offices ou, en matière de terrorisme, de la SDAT. Autrement dit, nous représentons dans chacun de ces domaines une antenne de la direction centrale. Pour information, j'occupais moi-même les fonctions de M. Doidy à la DCPJ avant d'aller à Versailles. De fait, nous nous connaissons tous, travaillons ensemble depuis de nombreuses années et, surtout, dépendons du même chef. C'est important car, en matière de terrorisme plus encore qu'ailleurs, les logiques d'action sont nationales, voire transnationales, et la complexité de l'organisation policière – qu'illustre l'abondance des acronymes que nous utilisons – s'oppose à l'extrême mobilité des malfaiteurs que nous devons neutraliser. C'est ainsi, toutefois, et nous devons nous y adapter ; c'est d'autant plus aisé lorsque les responsables en poste se connaissent bien.
Nous avons été très rapidement alertés des attentats du mois de janvier, même s'ils se sont pour l'essentiel déroulés à Paris. D'un point de vue strictement judiciaire, nous n'avons donc pas été sollicités immédiatement ni au cours des deux premiers jours. En revanche, la DCPJ a d'emblée sensibilisé ses effectifs, en particulier ceux de la DRPJ de Versailles, assez particulière puisqu'elle est compétente dans les quatre départements de la grande couronne francilienne – Val-d'Oise, Yvelines, Essonne et Seine-et-Marne. Autrement dit, elle a été plus que les autres directions territoriales concernée par les deux séquences d'attentats sur lesquelles votre commission enquête. Cependant, au milieu de ce dispositif se trouve la préfecture de police de Paris. Sur cette plaque francilienne, qui constitue une sorte de continuum criminel, se superposent donc deux directions territoriales qui n'ont ni le même directeur général – sauf à remonter jusqu'au ministre de l'intérieur – ni les mêmes modes de fonctionnement. Il faut là aussi articuler ces différents services entre eux. Quant à moi, je place le cas échéant les effectifs de la BRI de Versailles à la disposition de la SDAT afin que son chef puisse en coordonner l'utilisation avec les autres effectifs de BRI qu'il juge utile de mobiliser.
Les frères Kouachi et Coulibaly ont été rapidement identifiés et ont pris la fuite. Les zones du Grand Est parisien, jusqu'à Reims, ont été désignées comme possibles zones d'accueil ; tout un ensemble de forces y a donc été déployé. Ajoutons à la complexité du dispositif le fait que certaines de ces zones sont du ressort géographique et juridique de la gendarmerie, ce qui explique la participation de gendarmes dans la conduite des enquêtes. En réalité, la piste ouverte à Reims et à Charleville-Mézières n'a donné lieu à aucune interpellation et, à mesure que les malfaiteurs étaient ciblés avec plus de précision, le dispositif a été réorienté vers la région parisienne, plus précisément en Seine-et-Marne – laquelle relève de ma juridiction. La présence des frères Kouachi fut confirmée à Dammartin-en-Goële, qui se trouve au nord du département. Il va de soi que les chefs des différentes DRPJ avaient été avisés du développement de l'enquête par le système d'information de la direction centrale – dans ce type d'affaires, en effet, il est essentiel de disposer de forces à la fois réactives et proactives qui soient capables d'anticiper la mise en place de dispositifs de surveillance et de filature, mais aussi des axes d'enquête. Dès le début de l'affaire, l'application main courante attentat (AMCA) fut déclenchée afin d'exploiter tous les éléments transmis par les citoyens concernés de près ou de loin via la ligne téléphonique dédiée en vue des auditions, déplacements et vérifications à effectuer dans le cadre de l'investigation. Or, ces éléments relèvent aussi des services territoriaux en fonction du lieu de domiciliation des victimes et témoins.
J'ai donc été alerté par ma direction, dès le matin du vendredi 9 janvier, du déplacement de l'affaire vers la Seine-et-Marne, et j'ai immédiatement anticipé en me rendant dans la zone. Outre son siège à Versailles, notre DRPJ dispose de quatre antennes couvrant l'anneau territorial sur laquelle elle est compétente, à Cergy-Pontoise, Meaux, Melun et Évry. Tôt le matin, j'ai naturellement alerté le chef de l'antenne de Meaux en lui demandant de rassembler tous ses effectifs dans les meilleurs délais, et de se rendre sur-le-champ à Dammartin-en-Goële. Il était important de repérer les lieux dans cette zone très particulière où la route nationale 2 relie Villers-Cotterêts à la région parisienne – une zone industrielle où les opérations de surveillance ne sont pas toujours aisées – et, surtout, de préparer l'accueil de la force de projection du siège, que j'organisais au même moment. C'est en effet au siège que se trouve la brigade criminelle, dont les enquêteurs spécialisés auraient à intervenir en cas d'assaut. Les effectifs locaux se sont donc très rapidement déplacés pour étudier le terrain et trouver une zone permettant de nous accueillir, cependant que les effectifs du siège étaient en route avec la brigade criminelle et le soutien de la police technique et scientifique pour répondre au plus vite aux exigences d'un assaut et de l'enquête subséquente, ainsi qu'à tout autre acte éventuel. Lorsque nous sommes arrivés sur place, en effet, un contact s'était déjà produit entre les malfaiteurs et des forces locales de gendarmerie ; le Parquet nous a immédiatement désignés comme investigateurs pour traiter ces premiers éléments, entendre les militaires impliqués, comprendre ce qui s'était passé et mettre la procédure en musique – tous ces actes aboutissant en effet en cour d'assises où la précision est indispensable.
Les autorités décisionnelles se sont regroupées à Dammartin-en-Goële, dans des locaux municipaux, où je me trouvais en présence du général Favier, du procureur de Paris et de plusieurs de ses substituts, et du directeur de la préfecture de police de Paris. Les instructions pouvaient ainsi être données en parfaite synergie, et j'ai pu au fil de la journée cerner davantage les liens réels qui existaient entre les frères Kouachi et Coulibaly, dont nous n'avions pas a priori compris qu'ils agissaient de manière coordonnée. Nous avons assisté à l'arrivée du GIGN puis du RAID en appui : un assaut se préparait sur place.
Avant même l'assaut dans l'imprimerie, une nouvelle scène de prise d'otages est survenue. Une partie des agents présents à Dammartin ont donc rejoint Paris, les autres demeurant sur place. Il est toujours difficile d'anticiper un « sur-attentat » ou un nouvel acte, et nous avons notamment beaucoup appris en matière de déplacement des effectifs, ce qui nous a permis d'être plus rapides lors des attentats de novembre.
Le GIGN a donné l'assaut dans les locaux de l'imprimerie lorsque les malfaiteurs en sont sortis ; ils ont été rapidement neutralisés. Entre temps, les effectifs de la police technique et scientifique, basés à Lyon, nous avaient rejoints ; notre force d'appoint technique était donc largement suffisante pour effectuer les constatations à l'intérieur et à l'extérieur des locaux de l'imprimerie et pour traiter les corps des deux malfaiteurs. Ces constatations longues et minutieuses nous ont occupés presque toute la nuit, après quoi nous avons rédigé les procès-verbaux. C'est en fin de soirée le dimanche que nous avons remis les résultats complets, propres et définitifs de nos travaux à l'autorité judiciaire. Près de quatre-vingts enquêteurs y ont participé, notamment l'ensemble de la brigade criminelle – soit une trentaine d'enquêteurs. Dans ces enquêtes extrêmement sensibles et complexes, chacun veut s'assurer de n'omettre aucun détail, de ne commettre aucune erreur qui pourrait être fatale à l'enquête. Nous effectuons donc un travail supplémentaire par rapport aux enquêtes du quotidien, ce qui nécessite non seulement d'y consacrer plus de temps, mais de prendre davantage de décisions.
Le dimanche soir à peine passé, commençait dès le lundi la poursuite des complices des trois malfaiteurs neutralisés dans l'Essonne – qui relève de la DRPJ de Versailles – et plus précisément à Fleury-Mérogis, zone ardue que l'on connaît pour son établissement pénitentiaire, mais à proximité de laquelle se trouve également une cité difficile, la Grande-Borne, à Grigny. J'ai naturellement mis la BRI de Versailles à la disposition des effectifs de la SDAT et de la BRI nationale déployés sur place, ce qui était d'autant plus opportun que nous avions précisément été saisis un an auparavant d'une affaire de malfaiteurs dans ce même périmètre. Connaissant bien les lieux, nous avons pu ouvrir la voie et préparer l'accueil de nos collègues de la direction centrale en leur expliquant le contexte. Les opérations de surveillance ont duré plusieurs jours, jusqu'à l'interpellation et l'arrestation de l'ensemble des malfaiteurs suspectés d'avoir apporté leur concours aux actes terroristes de la semaine précédente.