Intervention de Stéphane Carcillo

Réunion du 18 septembre 2014 à 10h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Stéphane Carcillo :

Je vous remercie de m'avoir donné l'opportunité de vous présenter une synthèse des résultats de l'analyse économique et des travaux d'évaluation disponibles concernant les effets des 35 heures. Je préciserai à cet égard que si je suis en effet maître de conférences à l'Université Paris I et Professeur affilié au département d'économie de Sciences-Po, ainsi que vous l'avez indiqué, je suis également actuellement en détachement auprès de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), mais que c'est à titre personnel que je m'exprime aujourd'hui ici.

Ma présentation se focalisera sur les impacts économiques des 35 heures, en laissant de côté les effets sociétaux que je connais moins bien. Elle comprendra quatre parties : premièrement, la situation de la France en matière de durée du travail au plan international ; deuxièmement, les effets théoriques de la réduction du temps de travail sur l'emploi et les salaires ; troisièmement, les études réalisées au début des années 2000 pour mesurer l'impact possible des 35 heures, ex ante et ex post, à partir des premières données ; quatrièmement, les études qui font aujourd'hui consensus sur le sujet, et qui s'appuient sur une méthodologie plus convaincante. Enfin, je me permettrai de conclure sur ce que l'on peut apprendre de ces études.

Si on regarde la situation de la France en matière de durée hebdomadaire légale du travail, on se rend compte qu'avec 35 heures, nous sommes un des pays où cette durée est la plus courte. C'est ce qui ressort des données du Bureau international du travail. J'observe que l'Allemagne n'a pas de durée légale proprement dite, puisque la durée du travail est négociée branche par branche. Par ailleurs, de nombreux pays sont encore aujourd'hui à 40 heures, voire au-delà.

Si on regarde maintenant l'évolution de la durée de travail effective, on se rend compte que celle-ci a beaucoup baissé à partir de 1999 et 2000 sous l'effet des lois de réduction du temps de travail Aubry – Aubry I et II – pour remonter ensuite progressivement, notamment à la faveur de l'utilisation des heures supplémentaires. Cette durée effective, déclarée, se situe au-delà de 35 heures – aujourd'hui approximativement à 39 heures. Elle inclut les heures supplémentaires que font les salariés, dont les cadres qui sont au forfait et qui, quand on leur demande, déclarent travailler beaucoup plus que 35 heures par semaine.

Cette durée effective se situe plutôt dans le bas de la fourchette des pays de l'OCDE. Elle est supérieure à celle des pays du Nord de l'Europe, mais bien inférieure à celle des autres pays d'Europe, où elle se situe entre 38 et un peu plus de 40 heures. Elle est inférieure à celle des États-Unis où elle se situe un peu au-delà de 40 heures, et inférieure à celle des pays anglo-saxons qui, de manière générale, dépassent les 40 heures.

Un dernier indicateur concerne la durée effective de travail sur l'année. Celui-ci est intéressant dans la mesure où il tient compte du nombre de jours de congé et exprime le nombre d'heures cumulées sur l'ensemble de l'année. Cette durée est également mesurée à travers des données d'enquête. Elle est influencée par les congés, mais aussi par la proportion d'emplois à temps partiel, dans la mesure où l'on fait une moyenne sur l'ensemble des salariés. C'est ainsi que dans les pays où le temps partiel est très développé, les temps travaillés sur l'année sont plus faibles. C'est le cas des Pays-Bas, où le temps partiel est très développé, ce qui a d'ailleurs permis à beaucoup de gens de rentrer dans l'emploi mais qui fait baisser la durée totale, laquelle se situe en dessous de 1 400 heures. C'est aussi le cas de l'Allemagne. La France se situe légèrement au-dessus, à environ 1 400 heures pour les salariés, et un peu plus si on inclut les indépendants. Mais là encore, elle se situe dans la fourchette basse, dans le premier quart des durées totales. Cette durée totale travaillée sur l'année est basse par rapport à la plupart des pays d'Europe et des pays non européens comme les États-Unis, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, le Japon et la Corée dont les durées sont bien supérieures : autour de 1 700 ou de 1 800 heures, voire au-delà.

De nombreux éléments influencent la durée travaillée sur l'année : non seulement la durée légale, mais également des tendances longues de productivité et le développement du temps partiel, qui varie selon les pays. Il s'agit de savoir, à travers ces données, quels peuvent être les effets théoriques de la réduction du temps de travail, à la fois sur la durée effectivement travaillée et, plus largement, sur l'emploi et sur les salaires.

Je vais me concentrer sur l'effet de la réduction du temps de travail sur l'emploi – et parlerai de manière incidente de son effet sur les salaires. Il se trouve en effet que la RTT est présentée depuis les années soixante-dix comme un outil de réduction du chômage, face à une montée du chômage de masse. C'est comme cela qu'elle a été présentée en France, mais aussi dans d'autres pays. De la même façon, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des débats ont eu lieu en Allemagne autour de ce sujet.

L'impact théorique de la RTT sur l'emploi dépend en principe de la réaction des salaires horaires et de celle de la productivité. L'intuition selon laquelle une réduction de x % du temps de travail créerait, à niveau de production donnée, x % d'emplois supplémentaires, est a priori erronée. La raison en est simple : les salariés ne veulent pas perdre en salaire mensuel. Pour qu'ils ne perdent pas en salaire mensuel alors qu'ils travaillent moins d'heures, on augmente le salaire horaire : c'est ce que l'on appelle la compensation salariale. Si la compensation salariale est totale, le salaire mensuel ne change pas alors que la durée travaillée a baissé. Cela augmente mécaniquement le coût horaire du travail et impacte la compétitivité des entreprises, à moins qu'il y ait, soit des gains de productivité horaire, soit des aides de l'État réduisant le coût du travail, suffisants pour compenser cette hausse. Sans cela, l'emploi n'augmente pas. Dans certains cas, il risque même de diminuer. Le niveau de production à long terme diminue, car le nombre total d'heures travaillées dans l'économie baisse.

Tels sont les raisonnements théoriques très simples, qui permettent de comprendre les éléments à prendre en compte pour savoir si la RTT a impacté ou non l'emploi.

J'en viens aux premières études qui ont évalué l'impact de la RTT. Elles ont souvent mis en avant le chiffre de 350 000 emplois créés, chiffre d'ailleurs encore parfois cité dans le débat. Ces études ont été menées au début des années 2000 : l'étude de Crépon, Leclair et Roux, publiée en 2004 dans « Économie et statistiques », mais aussi l'étude de Stéphane Jugnot et celle de Vladimir Passeron, qui datent de 2002, et les études de la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), laquelle avait beaucoup travaillé sur le sujet et publié une synthèse en 2003.

Pour arriver au chiffre synthétique de 350 000, ces études s'appuyaient sur les entreprises qui étaient passées aux 35 heures, avec les incitations financières dites « Aubry I », entre 1998 et 2000. Elles les comparaient aux entreprises restées à cette époque aux 39 heures. Je dois préciser qu'entre 1998 et 2000, le passage aux 35 heures se faisait de manière volontaire.

Le raisonnement était le suivant : l'emploi dans les entreprises passées aux 35 heures a crû plus vite que l'emploi dans les entreprises restées aux 39 heures. Le surcroît d'emplois total dans l'économie est de 350 000, ce qui représente une augmentation de 6 % sur l'emploi, pour une réduction de 10 % de la durée du travail.

Ces études ont été menées de manière extrêmement sérieuse, mais avec les données dont on disposait alors. On peut également relever plusieurs problèmes méthodologiques, qui sont encore parfois évoqués dans le débat aujourd'hui.

Premier problème : les entreprises passées à l'époque aux 35 heures ont été probablement plus productives ou en plus forte croissance que celles qui étaient restées à 39 heures, tout simplement parce qu'elles avaient choisi de passer aux 35 heures et qu'elles en avaient probablement les moyens. C'est ce que l'on appelle le biais de sélection, ou l'effet de sélection, qui est difficilement corrigeable. En effet, on ne sait pas identifier correctement ces entreprises et les raisons qui ont fait qu'elles avaient pris la décision de passer aux 35 heures, ou les raisons qui ont fait que certaines ne l'avaient pas prise.

Celles qui ont fait ce choix ont certainement des caractéristiques propres qui ont influencé à la fois leur décision de passer aux 35 heures, et leurs performances en matière d'emploi et de croissance. Donc, du fait de leur bonne santé économique, elles auraient de toute façon continué à créer de nombreux emplois, avec ou sans RTT. Mais comme on ne connaît pas les caractéristiques de ces entreprises, on ne peut pas essayer de trouver des entreprises similaires qui, elles, seraient restées à 39 heures.

En fait, dans ces études, on compare des entreprises en réalité peu comparables et on attribue aux 35 heures une évolution de l'emploi sur la période qui s'explique probablement par la différence de nature de ces entreprises. D'où l'impression qu'il y a eu des gains de productivité et des créations d'emploi grâce aux 35 heures.

À ce problème de sélection vient s'ajouter un autre problème : les entreprises passées aux 35 heures, entre 1998 et 2000, ont également bénéficié d'aides financières. Du coup, on peut confondre l'effet « pur » de la réduction du temps de travail avec l'effet de la réduction du coût du travail dû à l'aide. Et l'on ne sait pas à quoi seraient dues les hausses d'emploi observées.

Vous vous souvenez que la loi Aubry I comprenait un dispositif incitatif de baisse des charges sociales, ciblées d'ailleurs sur les bas salaires, pour les entreprises qui s'engageaient à anticiper avant 2000 la réduction du temps de travail. Il s'agissait d'une aide dégressive au cours du temps, sur cinq ans, majorée pour toutes les entreprises qui avaient beaucoup de salariés ouvriers ou plus de 70 % de salariés rémunérés moins de 1,5 fois le SMIC. La condition posée était que les entreprises s'engagent à signer un accord d'entreprise prévoyant de réduire la durée du travail de 10 % et d'augmenter les effectifs de 6 %.

La question est de savoir si la hausse de l'emploi observée, entre ces entreprises passées volontairement aux 35 heures et les autres, est due aux aides financières ou au fait qu'elles ont réduit la durée du travail. Mais il est impossible d'y répondre…

Je vais maintenant vous délivrer un message finalement assez différent, qui s'appuie sur la synthèse d'études économiques qui essaient de pallier les limites des premières études : l'effet de sélection et l'effet de confusion entre plusieurs mesures. Ces nouvelles études, qui ont été réalisées à partir de 2004 pour la France, et dans les années quatre-vingt-dix dans d'autres pays, sont donc plus solides sur le plan méthodologique. Pour autant, elles ne parviennent pas à identifier d'effet significativement positif sur l'emploi des RTT – je vous en donnerai quatre exemples.

Par ailleurs, on sait qu'à long terme, la RTT tend à réduire notre potentiel de richesse. En effet, si elle ne crée pas d'emplois, elle réduit le nombre d'heures travaillées, réduit le niveau de production et donc ce potentiel de richesse.

Enfin, les aides financières accordées aux entreprises passées aux 35 heures pèsent sur le budget de l'État pendant de nombreuses années, et c'est de l'argent que l'on n'investit pas pour faire autre chose. À ce titre, on considère aujourd'hui que la RTT a coûté environ 2 milliards d'euros par an depuis 2002. 50 % des allègements généraux sont probablement dus à cette hausse du coût du travail au niveau du salaire minimum et un peu au-delà – hausse due à la RTT. Certes, le salaire minimum a évolué depuis, mais on conserve une partie de la hausse, qui a provoqué également une croissance des allègements généraux.

Je vous présenterai donc quatre études. La première porte sur l'Allemagne, la deuxième sur le Québec, et les deux suivantes sur la France. De fait, la RTT n'a pas seulement eu lieu en France, mais également dans d'autres pays.

Commençons par la première étude. En Allemagne, des réductions de la durée conventionnelle du travail ont été négociées par les branches professionnelles entre 1980 et 1990. L'objectif de ces accords était d'accroître l'emploi en partageant le travail – objectif principal des RTT à partir des années soixante-dix. Une économiste américaine, Jennifer Hunt, a étudié l'impact de ces RTT en Allemagne, et ses résultats ont été publiés en 1999 dans le Quaterly Journal of Economics, qui est aujourd'hui le journal académique le plus réputé en économie.

En Allemagne, la durée hebdomadaire conventionnelle moyenne dans l'industrie est passée de 40 heures en 1984, à près de 39 heures en 1988, et à 37,7 heures en 1994. Ce sont des réductions substantielles. Les chiffres ne sont pas ronds parce qu'il s'agit de moyennes et que les accords sont négociés branche par branche.

Jennifer Hunt a utilisé le fait que les branches ne sont pas passées toutes au même moment à une baisse du temps de travail, et n'ont pas réduit le temps de travail de la même manière. Elle a pris en compte ces différences de situation, parmi les entreprises qui sont dans des branches qui n'ont pas du tout touché à la durée du temps de travail, et les entreprises qui l'ont baissé, pour une même date. Cette variation de situation permet de construire ce que l'on appelle un « contrefactuel », en se posant la question suivante : qu'est-ce qui se serait passé pour les entreprises si elles n'avaient pas baissé la durée du travail ? Évidemment, Jennifer Hunt a contrôlé la situation économique des entreprises, et choisi des entreprises dans des secteurs d'activités très proches. Elle a exploité pour cela des données d'entreprises très détaillées, sur une longue période, de dix ans.

Elle a trouvé que la durée effective du travail avait en effet décru après les accords de branche, mais que cela n'avait eu aucun effet significatif sur le salaire mensuel. En Allemagne, lorsque l'on a laissé les entreprises négocier la durée conventionnelle du travail avec les syndicats au niveau des branches, elles ont finalement accepté de ne pas réduire les salaires mensuels. Si bien que, dans ces entreprises, le salaire horaire a augmenté. Cela a pesé sur leur compétitivité et les a empêché d'augmenter le niveau de l'emploi. C'est la raison pour laquelle Jennifer Hunt ne trouve aucun effet sur le niveau global de l'emploi, et même un effet négatif sur le niveau de l'emploi masculin.

La deuxième étude porte sur le Québec, dont le cas a été étudié par Mikal Skuterud. Cet économiste qui travaille au Canada a publié en 2007, dans le Journal of Labor Economics, le meilleur journal académique dans le domaine du travail et de l'emploi, les résultats de l'impact sur l'emploi de la RTT qui a eu lieu au Québec.

Entre 1997 et 2000, le Québec a réduit la durée du travail de 44 heures à 40 heures, mais seulement pour les salariés qui travaillaient dans des branches où il n'y avait pas d'accord sur la durée du travail. Il s'agissait souvent de salariés occupant des postes faiblement qualifiés, et donc facilement comparables aux chômeurs. L'une des critiques faites aux 35 heures était en effet qu'en réduisant la durée du travail, on pourrait essayer d'embaucher des chômeurs, mais que ceux-ci ne seraient pas forcément suffisamment qualifiés pour remplacer tout le monde. Or au Québec, les personnes concernées par la RTT étant faiblement qualifiées, on aurait donc pu trouver des personnes pour compléter leur travail parmi le pool des chômeurs.

Contrairement à la France, aucune aide n'était fournie par l'État et il n'y avait aucune obligation de maintenir le salaire mensuel. C'était vraiment de la RTT « pure » : on a réduit la durée du travail et on a laissé les salaires et l'emploi s'ajuster.

Skuterud a comparé les salariés concernés par la RTT au Québec à des salariés identiques juste de l'autre côté de la frontière, en Ontario. De cette manière, il a évité tout problème d'effet de sélection. En effet, les entreprises impactées par la loi au Québec l'ont toutes été et il ne s'agissait pas d'un choix. De la même manière, les entreprises de l'Ontario n'avaient pas le choix : la loi n'avait pas changé pour ce qui les concernait. Il n'y avait pas non plus d'effet de confusion avec une autre mesure. Entre 1997 et 2000, il n'y a eu aucune aide spécifique pour les entreprises qui passaient aux 35 heures.

Cette méthode permet de bien mieux identifier les effets possibles sur l'emploi d'une baisse de la durée du travail, que les méthodes qui avaient été utilisées en France au début des années 2000, pour des raisons que j'ai expliquées précédemment.

En faisant cette comparaison entre les salariés de part et d'autre de la frontière, entre le Québec et l'Ontario, Skuterud a observé une forte baisse des heures travaillées au Québec, ce qui était effectivement l'objectif de la baisse de la durée légale, impactée sur le terrain par une baisse des heures effectives, mais il n'y a eu aucune hausse du nombre des travailleurs concernés au Québec par rapport aux travailleurs équivalents en Ontario. Il a observé en revanche une hausse du salaire horaire pour les salariés québécois. Cette compensation salariale explique sans doute que la RTT n'ait pas eu d'effet sur l'emploi.

Il est intéressant de constater que, comme en Allemagne, personne n'avait obligé les entreprises ou les branches à accorder de compensations salariales. Mais le fait est que, dans les deux cas, les entreprises et les branches ont accordé des compensations salariales, probablement parce qu'elles ne voulaient pas ou hésitaient fortement à baisser le salaire mensuel des salariés pour éviter la démotivation des salariés et pour des raisons sociales. Il est en effet extrêmement difficile de proposer des mesures de baisses de salaires.

La troisième de ces études, qui porte sur la France de 1982, a été réalisée par Bruno Crépon et Francis Kramarz, des chercheurs français qui travaillent au Centre de recherches en économie statistique (CREST), le laboratoire de recherches de l'École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE). Elle a été publiée dans le Journal of political Economy en 2002.

Crépon et Kramarz ont exploité l'Enquête emploi pour évaluer l'impact du passage de la durée légale de 40 heures à 39 heures, instauré en février 1982. Pour les salariés payés au SMIC, le salaire horaire fut modifié afin de garantir le même salaire mensuel malgré la baisse d'une heure de travail dans le mois. Il y a donc eu une hausse du salaire horaire et du coût du travail au niveau du SMIC. En pratique, la compensation salariale a été totale pour 90 % des salariés.

L'étude compare alors la probabilité de perdre son emploi (ce que l'on appelle le taux de perte d'emploi) des salariés travaillant de 36 à 39 heures avant 1982 et qui n'ont donc pas été concernés par la baisse de la durée du travail (qui forment le groupe de contrôle) à des salariés qui ont été impactés parce qu'ils travaillaient 40 heures en 1982 (qui forment le groupe traité).

Ces deux chercheurs ont trouvé que les salariés traités, impactés par la RTT en 1982, ont perdu plus facilement leur travail que ceux dont la durée du travail était déjà inférieure avant 1982 : 6,2 % des salariés travaillant 40 heures en 1981 avaient perdu leur emploi en 1982 ; et seulement 3,2 % de ceux qui travaillaient 39 heures ou moins en 1981 n'avaient plus d'emploi en 1982.

Enfin, la dernière étude ont je voudrais vous parler porte sur la France entre 1998 et 2002 – avec le passage aux 35 heures. J'ai cité précédemment les premières études qui avaient été publiées en 2002 et 2004 sur ce sujet. Celle-ci a été publiée en 2009 dans le Journal of Labor Economics, par deux chercheurs français Matthieu Chemin et Etienne Wasmer – ce dernier étant chercheur à Sciences-Po.

Ces auteurs s'appuient sur une méthodologie très intéressante et originale, qui permet d'éviter les effets de sélection des entreprises. Comme ils prennent en référence la période 1998-2002, les entreprises qu'ils comparent n'étaient pas toutes volontaires pour réduire la durée du travail. Mais surtout, ils comparent des entreprises d'Alsace-Moselle, où la RTT a été moindre, à d'autres régions situées à proximité. L'Alsace-Moselle avait en effet une réglementation spécifique des jours de congé (le jour de la Saint-Étienne et le Vendredi Saint). Ces deux jours ayant été intégrés dans la RTT, la baisse du temps de travail a été plus faible pour les salariés alsaciens et les mosellans que pour les autres salariés concernés.

Matthieu Chemin et Etienne Wasmer ont étudié l'emploi dans l'ensemble des entreprises en Alsace-Moselle et dans l'ensemble des entreprises des départements situés autour, et donc dans une situation économique très proche. Ils ont contrôlé la situation économique des entreprises et de ces régions, pour s'assurer qu'il n'y avait pas de différence, sur la même période, en matière de croissance, et ont mesuré l'emploi des deux côtés de la « frontière ».

L'intéressant dans cette méthode tient au fait qu'ils comparent des entreprises ayant a priori la même situation économique, dans le même cadre législatif, qui bénéficiaient potentiellement des mêmes aides et des mêmes allègements, avec une seule différence : d'un côté, la baisse de la durée du temps de travail était plus importante que de l'autre. Il n'y a pas d'effet de sélection, puisque les entreprises qui sont en Alsace Moselle et celles qui sont de l'autre côté de la frontière ne changent pas de zone.

En appliquant cette méthode, ils n'ont constaté aucune augmentation significative de l'emploi dans les entreprises ayant le plus réduit la durée du travail par rapport aux autres, c'est-à-dire à celles d'Alsace-Moselle. Cela signifie que les entreprises n'ont probablement pas réussi à « éponger » totalement le coût des 35 heures : soit que le gel de salaires qu'elles ont souvent négocié dans leurs accords n'a pas été suffisant ; soit que, malgré les réorganisations de leur production, elles n'ont pas fait des gains de productivité suffisants pour compenser la hausse induite du salaire horaire ; soit que les allègements de charges sociale concédés à l'occasion de la RTT n'ont pas été eux-mêmes suffisants pour compenser la hausse en question.

Ces quatre études montrent que, d'une manière générale, il ne faut pas attendre beaucoup, en matière d'emploi, de changements dans la réglementation de la durée légale du travail. Mais on le savait avant les expériences des années soixante-dix, notamment grâce à l'étude de phénomènes de grande ampleur comme ceux qui se sont produits en 1938, avec l'instauration du Fair Labour Standards Act (FLSA).

En 1938, le FLSA a instauré une durée hebdomadaire du travail de 40 heures aux États-Unis et porté à 50 % la prime pour les heures supplémentaires. C'était un très fort changement de la réglementation sur la durée du travail, le seuil et le coût des heures supplémentaires. Or Dora Costa (en 2000) et Stephen Trejo (en 2003) ont démontré que les employeurs ont réagi à ce changement en négociant avec les salariés une baisse du salaire de base mais avec davantage d'heures supplémentaires. Les heures travaillées restaient les mêmes ainsi que la rémunération totale.

Ce qui s'est passé aux Etats-Unis est d'ailleurs très proche de ce que l'on a observé en France avec la loi TEPA, en 2007, qui avait incité à travailler plus en gagnant plus grâce à une majoration et une défiscalisation des heures supplémentaires…

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