Je vais commencer par vous donner des précisions sur l'état de la menace terroriste qui vise aujourd'hui notre territoire. J'évoquerai également les défis que nous avons collectivement à relever pour être en mesure de mieux lutter contre cette menace. Certains de ces défis relèvent de notre responsabilité nationale, d'autres de l'Union européenne, voire de la communauté internationale. Pour terminer, j'évoquerai les défis auxquels la DGSI est confrontée dans un monde qui connaît bien d'autres menaces que celle du terrorisme.
Le niveau de la menace terroriste reste particulièrement élevé. La question n'est pas de savoir si nous serons à nouveau frappés, mais quand et où. Les derniers événements, à savoir l'attaque contre des militaires au Louvre et le démantèlement, à Montpellier, par nos camarades de la police judiciaire, d'un réseau prêt à passer à l'action le démontrent s'il en était besoin.
Qui nous menace aujourd'hui ?
Des organisations, tout d'abord, au premier rang desquelles Daech. Mais il convient de ne pas oublier ni sous-estimer la menace représentée par Al-Qaïda qui est présente en Syrie, au Yémen, en Afrique du Nord et dans le Sahel. Daech est notre première source de menace. Pour vous donner une idée de l'ampleur de cette menace, je vais actualiser les chiffres que vous avez indiqués.
À notre connaissance, il y a aujourd'hui en Syrie 692 Français ou individus partis de France engagés dans les organisations terroristes. Parmi ces individus, on dénombre 291 femmes et vingt mineurs combattants, et 173 individus en transit, soit ayant quitté la Syrie pour revenir sur notre territoire, soit en chemin pour la Syrie.
À cet égard, nous constatons qu'il est désormais quasi impossible d'entrer en Syrie, pour plusieurs raisons. D'abord, l'action préventive qui vise à empêcher les départs de France joue son rôle. Ensuite, la coordination entre les services européens est de plus en plus forte, et elle existe aussi avec les services turcs. Enfin, la situation dégradée en Syrie a également un effet dissuasif sur les gens qui voudraient s'y rendre. Il ne faut pas non plus négliger la crainte de Daech d'être pénétré par des espions, ce qui amène l'organisation à intercepter toute personne qui souhaite la rejoindre.
Il en est de même pour sortir de Syrie. Daech soupçonne de traîtrise toute personne qui, aujourd'hui, souhaite quitter la région. Je vous laisse imaginer le traitement réservé à ces personnes. Aujourd'hui, seuls sont autorisés à partir de Syrie ceux qui ont une mission. On peut penser que ce sont ceux chargés de commettre des attentats à l'étranger.
Sur notre territoire, 207 individus sont d'ores et déjà revenus, qui font, pour la quasi-totalité d'entre eux, l'objet de procédures judiciaires ; 977 individus continuent à manifester leur intention de se rendre en Syrie. C'est notamment dans cette catégorie que l'on trouve les personnes les plus sensibles aux appels à l'action violente lancés par Daech. Enfin, 244 personnes sont mortes sur zone. Ces chiffres sont à relativiser, dans le sens où nous n'avons pas obligatoirement connaissance de tous les départs ni de tous les retours. Les attentats du 13 novembre 2015 nous l'ont prouvé. S'agissant des morts, il est vraisemblable que le chiffre soit supérieur à celui que je vous ai indiqué, compte tenu de la violence des combats, notamment à Mossoul, mais aussi de l'intense campagne de bombardement actuellement en cours dans d'autres parties de l'Irak et de la Syrie.
À l'image de ce qui s'est passé en France le 13 novembre 2015, l'organisation a démontré sa capacité à planifier dans le temps, avec professionnalisme, patience et pugnacité ses actions terroristes, utilisant tous les moyens à sa disposition, comme les filières d'immigration, les communications cryptées, les réseaux logistiques, y compris dans les milieux du banditisme, pour acquérir des armes.
Des projets élaborés par Daech, du même type que l'attentat du 13 novembre 2015 à Paris, ont été stoppés, mais nous savons que d'autres sont en cours. La situation militaire compliquée de Daech oblige néanmoins l'organisation à privilégier désormais les appels à la violence sur notre sol par une propagande soigneusement organisée.
Je ne reviendrai pas sur les tentatives avortées, mais, par rapport aux chiffres que vous avez indiqués, le service que je dirige a pu empêcher, pour la seule période de 2016, la commission de dix-sept actions violentes. Elles sont notamment mais pas uniquement le fait d'individus isolés ou en petits groupes, pour qui tous les moyens sont bons, ce qui n'empêche pas des conséquences dramatiques, comme on l'a vu lors de l'attentat du 14 juillet dernier à Nice.
Daech n'est pas la seule organisation terroriste à vouloir nous frapper. Al-Qaïda doit aujourd'hui redorer son blason en commettant une action spectaculaire à forte portée symbolique. Al-Qaïda est présente en Syrie, mais également au Yémen – où l'un des frères Kouachi a été formé –, ainsi qu'en Afrique du Nord, avec Aqmi, qui affirme toujours que la France reste l'ennemi numéro un. Pour l'instant, leurs cibles sont locales, mais ils n'ont pas perdu l'espoir d'exporter la violence. Ils l'ont déjà fait en 1995, sur notre territoire, avec une longue campagne d'attentats.
Cela pose la question du retour de Syrie des combattants. Certains essaieront de s'établir en Afrique du Nord et en Lybie, faisant peser sur ces pays des risques de déstabilisation. D'autres reviendront en Europe, et nous devrons les neutraliser judiciairement. La menace ne vient pas uniquement des Français ou de personnes parties de France. Nous sommes obligés de prendre en considération tous les francophones susceptibles, de ce fait, d'accéder à notre territoire. De très nombreux Tunisiens, Marocains, voire Algériens, combattent aujourd'hui en Syrie et en Irak.
Un mot sur la stratégie que nous mettons en oeuvre pour lutter contre la menace. Pour nous, en tant que service intérieur, seule la neutralisation judiciaire est envisageable, et je tiens à souligner que les relations que nous entretenons, tant avec le procureur de la République de Paris qu'avec les magistrats instructeurs spécialisés, sont exceptionnelles. Depuis 2013, la seule DGSI a interpellé 641 personnes, dont 374 ont été mises en examen : 294 ont été écrouées et 80 placées sous contrôle judiciaire.
Je voudrais maintenant vous dire quelques mots sur les défis que nous devons relever pour lutter contre le terrorisme.
Le principal est celui du renseignement et de son mode d'acquisition. On ne peut plus ignorer que nous sommes confrontés aujourd'hui, du fait de la révolution numérique, à des problèmes considérables de captation des échanges et d'exploitation des données recueillies. Régulièrement dans la presse, on me dit fasciné par les moyens technologiques à mettre en oeuvre, au détriment du renseignement humain de proximité qui marcherait bien mieux. Il n'y a pas de moyen privilégié pour recueillir le renseignement, et l'on ne peut pas faire abstraction du monde dans lequel on vit. Aujourd'hui, y compris dans les affaires de droit commun, chaque perquisition amène la saisie de très nombreux moyens de communication, le plus souvent chiffrés de manière incassable. Et cela ne va pas aller en s'améliorant.
Ces appareils contiennent des milliers de données qu'il convient en outre d'exploiter. Avec la loi relative au renseignement, nous avons désormais le droit de procéder à des attaques informatiques. C'est un progrès considérable. Compte tenu de l'avancée rapide des technologies de la communication, il conviendra de s'assurer que le droit suive ces évolutions. Il faudra donc, à un moment ou à un autre, que la loi soit revue.
Quant à l'analyse des données, seuls des outils de big data permettent aujourd'hui de le faire. Nous sommes en train de nous doter d'un tel outil : un contrat est signé, et l'installation et la formation des personnels sont actuellement en cours. À cet égard, je voudrais prévenir que nous n'avons pas trouvé sur le marché de solution française ou européenne satisfaisante, mais seulement une solution américaine ou israélienne. Aujourd'hui, nous travaillons avec de grandes entreprises françaises pour faire émerger, dans un délai court, une solution souveraine.
Reste la coopération nationale avec nos amis du renseignement territorial, du renseignement de la préfecture de police, de la police judiciaire, mais aussi de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la Direction du renseignement militaire (DRM), de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) – ex-DPSD, Direction de la protection et de la sécurité de la défense –, de Tracfin et de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Quant à la coopération internationale, contrairement à ce que l'on peut lire ici ou là, elle fonctionne très bien.
À cet égard, il faut prendre en compte la situation européenne, et notamment le suivi des personnes suspectes ou le contrôle des frontières. Qui peut croire aujourd'hui qu'un contrôle efficace peut se passer de biométrie, de reconnaissance faciale, d'interconnexion des fichiers, à charge pour tous de les alimenter ? Contrôler sur la base d'une déclaration ou de papiers d'identité souvent falsifiés n'a guère de sens. En réalité, la question qu'il faut poser est la suivante : quel prix la société est-elle prête à payer pour sa sécurité ?
Un autre défi est celui du trafic d'armes. Plusieurs affaires nous ont démontré que les candidats à l'action violente sont nombreux mais qu'ils se heurtent à des problèmes logistiques, en particulier pour acquérir des armes. Ce sujet très important fait désormais l'objet d'une meilleure prise en compte au niveau européen. Il n'y a pas de solution miracle, mais nous pouvons renforcer nos capacités d'action.
Pour en revenir à la question des enfants, mon service estime qu'il y a aujourd'hui en Syrie environ 450 enfants non combattants, nés de parents français ou partis de France. Leur endoctrinement et leur entraînement en font des bombes humaines. J'aurais pu vous apporter deux vidéos récemment tournées en Syrie, qui montrent des enfants, pour certains à peine âgés de cinq ans, égorgeant des prisonniers ou vidant des chargeurs dans la tête de prisonniers détenus par Daech. Vous avez peut-être vu des photos diffusées par Daech, sur lesquelles un enfant d'environ deux ans est en train de décapiter, son nounours en peluche avec un poignard de combat. Il y en a d'autres, à peine plus âgés qui se roulent par terre parce qu'ils n'ont pas pu regarder leurs vidéos de décapitation, qu'ils sont habitués à voir toute la journée.
La question du traitement de ces enfants se pose déjà pour certains de ceux, très peu nombreux, revenus sur notre sol. Quand ces enfants seront plus nombreux, nous devrons faire face à un problème de société de grande ampleur. Vous connaissez ma position : on ne peut pas combattre le terrorisme uniquement par des moyens sécuritaires, car on risque de ne pas traiter les causes du mal et de le voir empirer.
La DGSI est un service de sécurité intérieure à compétence judiciaire, comme d'autres services en Europe, au Danemark, en Suède ou en Norvège, par exemple. Elle est compétente en matière de lutte, non seulement contre le terrorisme, mais aussi contre l'espionnage et la prolifération. C'est un service qui a pour mission cardinale la défense des intérêts fondamentaux de la nation. Si, aujourd'hui, la lutte contre le terrorisme islamiste est une priorité absolue, il n'en reste pas moins que d'autres menaces constituent des atteintes particulièrement graves contre notre souveraineté. Il s'agit de protéger notre économie, notre recherche, notre diplomatie, nos forces armées.
Les révélations d'Edward Snowden et la récente polémique aux États-Unis sur l'action supposée des services russes lors de la campagne électorale nous rappellent que l'espionnage n'a pas disparu. Simplement, les modes opératoires ont évolué et, désormais, ce sont les attaques cybernétiques qui sont privilégiées. Le terrorisme ne doit pas nous faire oublier ces menaces aux conséquences particulièrement graves pour notre pays. Je suis définitivement persuadé que la France a besoin d'un service de sécurité fort. Vous l'avez dit, madame la présidente, nos autorités nous ont dotés de nouveaux moyens et de nouvelles capacités, mais l'effort doit se poursuivre.
Le défi est immense pour un service comme le nôtre qui, depuis 2007, a connu de nombreuses évolutions, voire révolutions, avec la fusion de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG), et la création de la DCRI, puis de la DGSI. Entre 2013 et 2018, face à une menace terroriste d'une ampleur jamais égalée, nos ressources humaines devraient avoir crû de près de 36 %. Alors que nous n'avions que 5 % de contractuels en 2013, nous en aurons près de 17 % en 2018. Nous pourrons ainsi disposer d'ingénieurs, de techniciens, d'analystes, de traducteurs, dont nous avons un impérieux besoin pour remplir nos missions.
L'enjeu est considérable. Il nous faut définir nos besoins, un plan stratégique, recruter des profils recherchés dans un monde concurrentiel, former les intéressés, les professionnaliser, les fidéliser. J'ajoute que le défi culturel est également important. Il faut s'assurer que ces personnels venus d'horizons divers puissent travailler en synergie au sein d'une maison qui est et restera marquée par une très forte présence policière.