Intervention de Jean-Yves Le Déaut

Réunion du 8 mars 2017 à 15h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Yves Le Déaut, député, président :

Le 25 octobre 2016, l'Office parlementaire a organisé une audition ouverte à la presse destinée à faire le point sur les défauts affectant un certain nombre d'équipements sous pression nucléaires installés dans les centrales françaises. L'organisation de cette audition était motivée à la fois par un souci de réactivité, ces défaut ayant directement entraîné, à l'approche de l'hiver, la mise à l'arrêt d'une douzaine de réacteurs, et de suivi de long terme des questions de sûreté nucléaire, cette initiative s'inscrivant dans le prolongement de l'audition publique du 25 juin 2015, consacrée aux ségrégations positives de carbone identifiées sur la cuve du réacteur EPR de Flamanville 3.

C'est d'ailleurs ce même souci de concilier suivi de long terme et réactivité qui nous avait conduits à considérer, lors de cette dernière audition, que le défaut rencontré sur la cuve de ce réacteur posait plus généralement la question des conditions dans lesquelles la sûreté des équipements sous pression nucléaires était assurée. L'audition du 25 octobre 2016 a montré la pertinence de cette approche, puisque des anomalies de concentration de carbone ont, depuis, été mises en évidence pour d'autres équipements sous pression, notamment des fonds de générateurs de vapeur, dont quarante fabriqués au Creusot et quarante-six au Japon. Ces derniers présentent des concentrations en carbone nettement plus élevées que celles identifiées pour les équipements fabriqués au Creusot : zéro virgule quatre pour cent, contre zéro virgule trois pour cent, la valeur de référence étant de l'ordre de zéro virgule deux pour cent. La concentration était donc deux fois plus grande pour les pièces fabriquées au Japon.

Mais cette audition a également révélé l'ampleur des pratiques anciennes de falsification des procès-verbaux de contrôle des pièces produites à Creusot Forge. Celles-ci ont initialement été identifiées sur plusieurs centaines de dossiers de fabrication dit barrés, mais elles concernent, potentiellement, plusieurs milliers d'autres dossiers, remontant pour certains aux années 1970. Comme l'a annoncé M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), leur vérification systématique nécessitera environ deux ans et conduira nécessairement à identifier d'autres défauts de fabrication, qui devront être traités dans les années à venir.

À ce jour, quatre-vingt-huit des défauts ainsi mis en évidence concernent des réacteurs en exploitation et dix-neuf le réacteur EPR de Flamanville 3. Ces anomalies ont donné lieu à une évaluation, puis à une justification, soumise à l'ASN et à l'IRSN. Le redémarrage des réacteurs concernés, après arrêt pour maintenance, a pu se faire à chaque fois, à deux exceptions près : d'une part, Fessenheim 2, dont l'une des viroles basses de générateur de vapeur n'a pas fait l'objet d'un « chutage », opération indispensable consistant à découper la partie d'une pièce concentrant le plus d'impuretés, et, d'autre part, Graveline 5, en attente d'un nouveau générateur de vapeur aux caractéristiques mécaniques conformes aux seuils réglementaires. L'un des générateurs de vapeur destinés à Flamanville 3 se trouve dans le même cas. Compte tenu de la gravité des pratiques mises en évidence, le président de l'ASN a annoncé, à l'occasion de cette audition, qu'un signalement au procureur de la République allait être effectué.

Quels enseignements convient-il de tirer de cette audition publique ? Elle a d'abord confirmé l'utilité, sur le plan de la transparence et du fonctionnement de la démocratie, des auditions publiques, en tant qu'exercices de confrontation contradictoire. Ces auditions constituent l'une des modalités importantes de travail de l'OPECST, au côté d'autres, comme les contrôles sur pièces et sur place, tels que ceux réalisés dans des centrales nucléaires après Fukushima, ou encore les comités de pilotage des études, constitués de représentants de la société civile, d'experts et de scientifiques, à même d'apporter aux parlementaires des compétences que ceux-ci n'ont pas toujours, s'agissant de sujets souvent complexes et techniques.

Plus généralement, ces problèmes confirment, comme l'a souligné Mme Monique Sené, vice-présidente de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI), l'importance d'un renforcement permanent de la transparence dans le domaine nucléaire. À cet égard, il conviendra de poursuivre le processus engagé par la loi du 13 juin 2006, relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, qui a permis une montée en puissance des Comités locaux d'information et des associations, ainsi qu'une plus grande ouverture de l'ASN et de l'IRSN au public. L'intervention du Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire a aussi notablement contribué à cette évolution. Il conviendra également de s'interroger sur le rôle des lanceurs d'alertes, puisqu'il semblerait que des employés aient alerté sur les pratiques au Creusot. Rien n'est jamais complètement acquis en matière de sûreté nucléaire, mais il faut continuer à renforcer cette transparence, notamment en donnant plus de moyens d'intervention à ces différentes instances.

Je retiens une autre idée soulignée par MM. Yves Marignac, président de Wise-Paris, et Bernard Fontana, CEO d'AREVA NP : le système de surveillance de la fabrication, basé sur la confiance, est améliorable. AREVA, tout comme EDF et l'ASN, viennent juste de détecter des anomalies survenues au Creusot durant quarante-sept années de fabrications, de 1965 à 2012. Cela signifie qu'il faut réorganiser le système de contrôle, en consolidant les processus de contrôle internes des fabricants, en réalisant des vérifications sur pièces et sur place, et en menant des audits plus approfondis, comme le pratiquent d'autres secteurs industriels. Sans doute conviendrait-il aussi de prévoir une intervention plus systématique de laboratoires agréés indépendants, pour vérifier les résultats de mesures des fabricants, et de la tierce partie (APAVE...). Fin janvier 2017, à la suite d'une inspection multinationale à l'usine du Creusot, réunissant des représentants des autorités de sûreté française, américaine, britannique, canadienne, chinoise et finlandaise, l'ASN a d'ailleurs formulé trente-deux recommandations relatives, notamment, à l'amélioration du contrôle qualité au sein d'AREVA NP.

D'autre part, même si ce n'est pas le seul facteur dans une industrie très technique telle que le nucléaire, il existe incontestablement des phénomènes de pertes de mémoire. Il n'est pas bon, en termes politiques, de ne pas afficher de stratégie, car les industriels ont besoin d'une visibilité à long terme. Le problème était exactement le même dans le cas d'AZF. Même si la métallurgie et les matériaux métalliques ont pu sembler à certains passés de mode, il faut continuer à investir dans la formation et la recherche dans ce domaine important pour notre industrie. Autrement, nous n'aurons plus d'expertise, et cela conduira à des erreurs. Je rappelle que l'Académie des technologies a publié un rapport sur l'importance du soutien aux recherches sur les matériaux métalliques.

Par ailleurs, cette audition confirme que le contrôle de la sûreté nucléaire et la radioprotection nécessitent une coopération internationale, d'ores et déjà effective, comme le montre l'inspection à l'usine du Creusot que je viens de mentionner. Aujourd'hui, nous avons l'avantage, sur d'autres pays, d'avoir identifié et traité ces anomalies, ce qui nous permet d'affirmer qu'il faut en tirer des enseignements communs. Il est, en effet, vraisemblable que des problèmes identiques existent au niveau international. Plusieurs autorités de sûreté étrangères – dont celles des États-Unis et du Japon – se sont d'ailleurs prononcées, depuis cette audition, sur la poursuite de l'exploitation de réacteurs équipés de pièces forgées au Creusot ou au Japon, susceptibles de présenter les mêmes ségrégations de carbone. L'ASN a, pour sa part, annoncé qu'elle se rapprocherait de son homologue sud-coréen qui a été lui aussi confronté, voici quelques années, à des cas de falsifications.

Le 1er mars 2017, Civaux 1, le dernier des réacteurs arrêtés spécifiquement pour des contrôles liés au problème de ségrégation de carbone, a été remis en service. Quant à Fessenheim 2, son arrêt, lié à l'irrégularité dans la fabrication d'un des générateurs de vapeur, a été prolongé jusqu'au 31 juillet 2017. Il n'en reste pas moins, comme l'avait souligné dès 2014 M. Pierre-Franck Chevet, à l'occasion de la présentation du rapport annuel de l'ASN devant l'OPECST, que nous ne sommes pas à l'abri d'un défaut conduisant à nouveau à l'arrêt simultané, dans un temps court, d'une dizaine de réacteurs. Il revient au Gouvernement de mettre en place un plan d'action permettant d'assurer l'approvisionnement électrique du pays dans une telle configuration, d'autant que notre système de production électrique est structurellement sous-dimensionné pour faire face aux périodes de pointe de consommation, au contraire d'autres pays qui, comme l'Allemagne, disposent de surcapacités en moyens pilotables. Contrairement à ce qui a pu être écrit, y compris dans des documents publiés par RTE, le développement de la puissance éolienne et photovoltaïque installée ne contribue pas à assurer la sécurité d'approvisionnement, en tout cas pas dans la période de pointe la plus critique, celle du soir. En effet, durant les épisodes de grand froid, lorsqu'un anticyclone couvre la quasi-totalité de l'Europe, avec des vents très faibles, et que les journées sont courtes, de toute évidence l'éolien et le solaire ne peuvent participer que marginalement à la production électrique durant les pointes de consommation. Entretenir de telles illusions peut s'avérer dommageable pour le pays, d'autant qu'elles ne font que reculer les décisions nécessaires pour assurer la sécurité d'approvisionnement, par exemple en développant l'effacement, le stockage ou les moyens de production pilotables.

Enfin, les raisons pour lesquelles un changement de mode de fabrication est intervenu restent à expliciter. Dans une autre audition récente sur les tests de performance des moteurs de véhicules, nous avions également fait le constat qu'en France, pays d'ingénieurs, on invente des solutions techniques, mais on hésite à mesurer si les résultats obtenus correspondent bien aux attentes. Aussi, de telles modifications devraient-elles systématiquement conduire à des vérifications plus poussées et à des contrôles renforcés, pour confirmer leur validité.

En conclusion, cette audition publique illustre bien l'utilité d'une instance telle que notre Office parlementaire, à même de suivre, sur le long terme, des questions d'ordre scientifique et technologique sensibles pour la société, tout en faisant preuve de réactivité, à chaque fois que l'actualité le justifie. Les réflexions des parlementaires sur cette question du contrôle des défauts de fabrication dans le secteur nucléaire devront nécessairement être poursuivies dans les années qui viennent, tout comme sur l'amélioration de la transparence, au travers, notamment, du renforcement des moyens d'intervention des instances qui en sont chargées de par la loi, et plus largement d'une plus grande implication de la société civile.

Voilà la conclusion que nous vous proposons d'adopter, pour l'annexer au compte rendu de l'audition du 25 octobre 2016.

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