Je suis ravie d'être là et de découvrir d'autres initiatives que la mienne. Je suis particulièrement heureuse de m'exprimer au même moment que le collectif Féministes contre le cyberharcèlement, car notre démarche et le courant dans lequel nous nous inscrivons sont similaires.
Je commencerai par expliquer l'origine de mon projet.
En 2012, une jeune vidéaste belge, Sofie Peeters, a filmé en caméra cachée ses déplacements dans l'espace public à Bruxelles. Dans sa vidéo, on observe les nombreux épisodes de harcèlement auxquels elle est confrontée de la part de nombreux inconnus qui tiennent des propos très violents, très insistants, très sexualisés. Elle a ainsi révélé à la face du monde ce que pouvait vivre une femme qui se déplace dans l'espace public.
Pour moi, comme sans doute pour beaucoup de femmes, cette vidéo a été une révélation. Je me suis dit que moi aussi, en fait, je vivais ça, depuis des années, et que je le vivais comme si c'était normal. C'était admis, c'était comme ça, je n'en avais jamais parlé. Après un énième épisode de harcèlement qui a suivi le visionnage de cette vidéo, j'ai décidé de lancer ma première conversation entre copines sur le sujet. Le résultat a été absolument affligeant : aucune d'entre nous n'avait été épargnée. Les injures, les mains au cul, les agressions sexuelles, les viols, les suiveurs, les frotteurs : toutes les formes de violence sexuelle et sexiste étaient représentées. Aucune de nous ne pouvait dire qu'elle n'avait jamais été harcelée dans l'espace public. Cette conversation a été un second choc.
J'ai alors commencé à suivre de plus près le débat ouvert par la vidéo de Sophie Peeters. Celle-ci avait créé un énorme buzz. Pour la première fois, on a mis un mot sur le phénomène : le « harcèlement de rue ». Le terme date donc à peu près de 2012.
En suivant ce débat, j'ai été particulièrement marquée par deux aspects. Premièrement, un énorme déni : beaucoup disaient que ce n'était que de la drague, qu'on aurait dû être flattées d'être abordées en permanence et que, grosso modo, ce n'était pas très grave. Deuxièmement, un racisme exacerbé. Dès qu'on évoquait le harcèlement de rue, il y avait une levée de boucliers : « c'est eux, c'est pas nous ». En tant que femme, je peux pourtant témoigner de la diversité des profils des hommes qui m'ont harcelée dans l'espace public ou dans les transports.
C'est ce qui m'a décidée à lancer mon initiative : j'ai ouvert un Tumblr, un blog qui s'appelle Paye ta shnek – un nom aussi fleuri que ce que je peux moi-même entendre dans la rue. L'idée est de collecter tous les propos qui nous sont adressés quand nous nous déplaçons dans l'espace public, et de les géolocaliser pour prouver que le harcèlement de rue s'illustre absolument partout, et non pas seulement dans les quartiers dits populaires comme peuvent le prétendre les médias.
J'ai reçu plusieurs centainerés de témoignages en quelques jours. Quatre ans et demi plus tard, j'en suis à 13 000 : une sacrée collection de témoignages sur les violences sexistes dans l'espace public et les transports. Je suis ainsi un peu devenue, sans le vouloir, la confidente de toutes les victimes du harcèlement de rue.
J'aimerais profiter de l'occasion qui m'est donnée pour restituer devant vous ce qu'elles m'ont appris, mon expérience seule n'étant absolument pas représentative de la réalité du harcèlement de rue.
Premièrement, à propos de ces 13 000 témoignages, il est très rare de ne pouvoir parler que de sexisme. La plupart du temps, les agressions subies par les personnes qui témoignent sur Paye ta shnek attestent de plusieurs oppressions à l'intersection desquelles se situe la personne. Bien souvent, il y a du sexisme et du racisme ; du sexisme et de l'homophobie ; du sexisme et de la transphobie ; du sexisme et de l'islamophobie. Très souvent, une autre forme d'oppression vient croiser le sexisme. Je ne peux donc pas analyser le contenu de ce recueil à travers le seul prisme du sexisme.
Pour illustrer mon propos, je voudrais vous citer plusieurs témoignages, qui vous parleront bien mieux que moi.
Je reçois beaucoup de témoignages de femmes noires qui sont exotisées et hypersexualisées par des inconnus. J'ai en tête l'exemple de cette jeune femme à qui, lors d'une fête de village, un homme qu'elle ne connaissait pas a dit qu'il n'avait jamais léché les seins d'une Noire, de façon tout à fait naturelle et détendue et, évidemment, avec un regard lubrique.
Concernant l'homophobie, je peux vous citer ce jeune couple de femmes qui traversait tranquillement un parc à Limoges et à qui un inconnu a proposé d'aller se « faire péter la shnek », parce que « c'est cool d'être des soumises normales ». Les femmes lesbiennes sont elles aussi hypersexualisées, et renvoyées à une espèce de norme dont elles seraient exclues, la norme étant bien évidemment la soumission à un homme.
Concernant l'islamophobie, je reçois beaucoup de témoignages de femmes musulmanes ou supposées telles qui sont agressées à la fois pour cette raison et parce qu'elles sont femmes. Par exemple cette jeune femme marseillaise, voilée, qui m'écrit qu'un homme lui a dit dans le métro : « Bonjour petite beurette soumise ! On dit de vous que lorsqu'on vous libère, vous devenez complètement incontrôlables, des folles de sexe ! Je veux bien t'éduquer, mi-pute mi-soumise ! » Ces témoignages se multiplient dans le contexte actuel de racisme et d'islamophobie exacerbés.
Concernant le validisme, j'ai reçu un témoignage qui m'a marquée : celui d'une femme qui se déplace en fauteuil roulant et qu'un inconnu a coincée et menacée de viol, en disant fièrement qu'elle ne pourrait pas se défendre et qu'il pourrait donc faire d'elle ce qu'il voulait.
Le dernier exemple concerne la transphobie : il s'agit d'une femme trans à qui un jour, dans le métro, un homme a ordonné de se déshabiller devant tout le monde pour vérifier son genre.
Ces exemples ne représentent qu'un minuscule échantillon, mais ils donnent une idée de la violence que peuvent subir les femmes qui se déplacent dans l'espace public, pour diverses raisons qui ne se limitent pas au sexisme.
Que sont donc les nouveaux féminismes ? À mon sens, ce sont des féminismes qui prennent justement en considération ces intersections et qui ne traitent plus du sexisme seul. On ne peut pas parler du harcèlement de rue en ne parlant que de sexisme. Cela m'est en tout cas impossible au vu des nombreux témoignages dont je dispose. Pour moi, les nouveaux féminismes, poussés par l'avancée de l'afroféminisme, sont donc nécessairement intersectionnels et se préoccupent également du racisme, de l'homophobie, de la transphobie. C'est mon seul regret au sujet de ce colloque : qu'y soient très peu relayées ces questions d'intersections, qui demeurent très périphériques dans la sphère politique alors qu'elles sont à mon sens absolument centrales. Elles sont en tout cas primordiales dans notre pratique des féminismes.
Malgré tout, c'est pour moi un honneur de m'exprimer à l'Assemblée nationale, particulièrement en ce jour doublement symbolique, la veille de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes et le lendemain du jour où le parquet a décidé de classer sans suite l'affaire Baupin – non sans reconnaître que les faits pouvaient être avérés. Je veux réaffirmer que nos luttes sont nécessaires, mais que tout le monde sait maintenant que le sexisme et les violences sexistes s'expriment de la rue jusqu'à l'Assemblée nationale. Il est de notre devoir d'être vigilantes à tous les niveaux et de ne rien laisser passer, où que ce soit. (Applaudissements.)