Intervention de Michel-Édouard Leclerc

Réunion du 4 juillet 2012 à 16h15
Commission des affaires économiques

Michel-Édouard Leclerc, président des Centres Leclerc :

D'excellentes choses ont été dites, et je ne veux pas être redondant. Pour faire avancer le débat et partager l'information, il faut dissocier ce qui relève de la conjoncture de ce qui relève de la tendance à long terme. Notre conjoncture n'est pas bonne, mais elle ne nous montre pas la perspective, elle ne nous offre pas de visibilité à long terme ; c'est vrai pour les consommateurs, comme Mme Erra l'a dit, mais c'est également vrai pour le chef d'entreprise, et probablement pour les pouvoirs publics. Il faut donc faire le tri. Pour le législateur, la pression de la conjoncture peut créer de la fébrilité ; mais ce sont des domaines fort complexes, et il faut veiller à bien travailler ensemble, sur la durée, afin d'améliorer le cadre législatif existant – en droit de la concurrence, en droit de la propriété, en accompagnement des politiques structurelles.

Pour ma part, je suis chef d'entreprise depuis trente ans – je découvre d'ailleurs en vous regardant que je suis sans doute l'un des plus vieux dans cette salle. J'ai vécu deux crises pétrolières, qui ont eu des conséquences très fortes sur la consommation –les plus anciens d'entre vous se rappellent peut-être la précipitation qui régnait alors pour aller chercher du carburant, du riz ou des pommes de terre. Je prévois aujourd'hui que la conjoncture va être très mauvaise pour certains secteurs de consommation comme l'automobile. La conjonction de la perte de l'ancien statut fétichiste, de son statut de représentation sociale, et du coût d'usage font que je ne suis pas sûr que la jeune génération dope le marché automobile par ses achats. Nos enfants ne se préoccupent d'ailleurs plus de passer dès leurs dix-huit ans leur permis de conduire. Je pense qu'à l'avenir, on recherchera plus de la valeur d'usage que le bien lui-même. En dehors de la voiture de collection, de la voiture fun et sexy, le marché aura des difficultés. Or ce secteur tire fortement la consommation française.

Aujourd'hui, la conjoncture est donc très difficile. Je n'ai jamais vu autant de gens venir dans les magasins avec des prospectus, des publicités découpées dans les journaux, avec des comparatifs – vous avez vu que nous avons relancé la publicité comparative. Je vois bien le nombre d'applications enregistrées, la fréquence des questions. Je vois Mme Bareigts, députée de la Réunion, et je songe à ces comparaisons de chariots qui font le quotidien de l'activité médiatique. Je reviens d'Espagne, où les adhérents de la fédération représentée par M. Creyssel, comme également les Leclerc et les Intermarché qui ne font pas partie de la FCD, sont les uns comme les autres en négatif. On constate avec anxiété que des magasins bien tenus, et dont les tarifs sont globalement abordables, ont vu leur chiffre d'affaires baisser de 20 %.

Si cela préfigure ne serait-ce qu'un peu ce qui va nous arriver, alors il faut sortir de cette conjoncture très difficile ; c'est la tâche des pouvoirs publics mais aussi des acteurs privés, industriels et distributeurs. Dans les trois années qui viennent, il faudra investir pour conserver la confiance, la fidélité, la fréquence. Pour ma part et sans analyse excessive de rentabilité, j'ai engagé les centres Leclerc sur des opérations commerciales. Tant qu'on est sur le marché, on peut réguler le moteur ; le jour où l'on sort du marché, il est impossible de le reconquérir : demandez ce qu'ils en pensent à quelques collègues et néanmoins concurrents qui ont vu se succéder trois PDG en peu de temps !

Dans la conjoncture actuelle, la question du pouvoir d'achat est donc pour moi essentielle. Cela recouvre évidemment la question des prix, mais aussi celle des salaires, des revenus. Quel que soit le taux d'inflation, le pouvoir d'achat, c'est ce qui reste une fois effectuées les dépenses contraintes. Je le répète, je n'ai jamais vu autant de gens venir en magasin avec l'information sur eux, faire pression sur les vendeurs, parfois même de façon agressive. Le pouvoir d'achat ne relève pas seulement de l'image : c'est aussi une réalité. Pour certaines catégories sociologiques, il y a bien aujourd'hui un problème de pouvoir d'achat, et pas uniquement outre-mer.

Ce sont tous les acteurs impliqués dans la politique économique, et pas seulement le législateur, qui doivent intervenir.

Ce que je viens de dire peut faire peur – mais comme l'a dit Mercedes Erra, la peur peut parfois se révéler féconde. Cela étant, et même si je ne voudrais pas trop pavoiser, les centres Leclerc font aujourd'hui la course en tête dans la distribution française : si nous avons cette cote de popularité, c'est sans doute que nous avons trouvé des recettes qui sont durables, et qui peuvent être regardées à la loupe puis copiées par d'autres, industriels comme distributeurs.

À long terme, au-delà de la gestion de la conjoncture par nos entreprises, à l'aide de l'accompagnement des pouvoirs publics, la consommation est et restera le moteur de la croissance ; et dans ce domaine, potentiellement, les marchés sont immenses. Nous sommes entrés dans la société post-industrielle dont nous ont parlé nos maîtres à l'université, les Sauvy, les Fourastié, les Aron – je ne sais pas qui les a relayés pour la génération plus jeune. Depuis longtemps, c'est le secteur des services, et non plus l'agriculture ou l'industrie, qui façonne la consommation ; avec les nouvelles technologies, la dématérialisation, la délocalisation, la globalisation, une multiplicité d'offres vont arriver sur le marché, offres auxquelles nous serons plus ou moins addicts, mais qui peuvent tirer le marché.

Du point de vue de l'entreprise, il y a des marchés ; pour parler prosaïquement, il y a du business à faire. Du point de vue de la macro-économie, incontestablement, il y a de l'avenir. Si Jacques Attali a dit des choses critiquables, il a raison sur le marché de la santé : le vieillissement de la population crée une grande opportunité pour les industriels ! De la prévention à la maison de retraite, c'est un nouveau secteur de consommation qui s'ouvre et qui promet d'être gigantesque. Mais quel en sera le modèle économique ? Il faut s'interroger, car sur ces marchés-là, nos pays d'Europe de l'ouest, et plus encore les pays latins, et donc la France, ont une philosophie où le service public est adossé à la fiscalité, à la ressource d'État.

Demain, hors de toute fébrilité et de toute bataille idéologique, il faudra se demander si, pour servir cette consommation, ce modèle économique restera le même. Aujourd'hui, conjoncturellement, nous n'en avons plus les moyens ; mais projetons-nous dans l'avenir : quel sera notre modèle économique en ce domaine ?

Il faudra nécessairement un débat politique pour décider quelles doivent être les parts respectives du privé et du public. Sera-t-il souhaitable de mettre en place une compétition entre public et privé, comme c'est le cas dans les médias avec, d'une part, le service public, et, d'autre part les chaînes privées ? Faudra-t-il au contraire un rapport tutélaire ? Avec la montée en puissance des dépenses de santé, les mutuelles pourront-elles tout rembourser ? Diminuera-t-on le prix au risque de ne pas faire émerger le marché ? Ce sont là de vraies questions – le prix du médicament, le prix de l'hôpital, l'accès aux services de santé de ceux qui ont plus ou moins de ressources, sur un pied d'égalité ou pas – que nous devrons nous poser ensemble et qui devront être tranchées.

Pour moi, la consommation va tirer la croissance, et j'y vois beaucoup de nouvelles opportunités – en tout cas j'engage les centres Leclerc sur ces marchés nouveaux. Mais le modèle de distribution de ces produits de consommation sera évidemment très touché par la révolution technologique, par la globalisation, et aussi, au-delà du mode de distribution, par le changement dans les relations avec le citoyen, le client. Mme Erra a parlé du sens, et c'est essentiel : on passe d'une société de l'avoir à une société de l'être-avec. Tous ceux qui ont une offre, qu'ils soient distributeurs, industriels, doivent donc travailler sur le sens qu'ils donnent à la consommation qu'ils proposent. On aura de plus en plus une politique de l'offre, mais indépendamment de cela, le diptyque grande distribution et petit commerce, comme le diptyque commerces généralistes et commerces spécialisés, vont voler en éclats : nos enseignes vont devenir des marques, qui ne seront plus liées seulement à une géographie ou à un réseau ; entre nous et le consommateur vont venir s'immiscer des moteurs de recherche, qui auront aussi des modèles économiques que nous ne maîtriserons pas, et que le consommateur ne maîtrisera pas non plus. Sur ces sujets, nous partons comme Christophe Colomb : nous savons qu'il y a une terre là-bas, mais nous ne savons pas si c'est l'Amérique ou les Indes ! En tout cas, celui qui n'y va pas n'y sera pas.

Enfin, il y a un troisième sujet que je souhaiterais aborder : c'est celui de la taille. J'en ai quelque peu discuté avec M. Fasquelle, qui était rapporteur du projet de loi Lefebvre – je ne sais d'ailleurs pas ce qu'il adviendra de certaines dispositions qui figuraient dans ce texte. Quelle taille faut-il pour être crédible ? Qu'est-ce qu'être gros dans la mondialisation ? Qu'est-ce qu'une concentration française à l'échelle internationale ? Du point de vue du consommateur, c'est aussi un problème : on nous dit d'aider les petits, les PME ; mais les moteurs de recherche ne signalent pas l'offre de yaourts Malo comme celle d'une PME et l'offre de yaourts Danone comme celle d'une grande entreprise multinationale. Tout le monde va se bagarrer en même temps ! Il y a une interrogation sur les comportements et sur les modes de régulation. Le sujet est donc extrêmement complexe.

L'adaptation du cadre législatif à toutes ces évolutions, les nouveaux modes de consommation et de distribution, sera nécessaire. Tout le cadre législatif sera touché. Je ne parle pas seulement comme lobbyiste ; la question se pose aussi, culturellement, pour nous : sous quelle forme allons-nous aborder ces nouveaux marchés – coopérative, réseau, association, structure capitalistique ? La seule chose que je vous demande, c'est de ne pas apporter la réponse à ces questions sans nous ! Ne décidez pas sans nous, sans confrontation avec notre expérience.

À court terme, donc, je pense qu'il faut faire attention à la question du pouvoir d'achat qui, image ou réalité, me paraît centrale pour que la consommation demeure un moteur de la croissance en France. Et, au-delà de la conjoncture, il y a un riche potentiel qui mérite qu'on s'attaque à cette conjoncture sans frénésie mais en recherchant l'efficacité. Enfin, et je me remets aussi en cause sur ce point, il faut aussi dire que cette croissance tirée par la consommation seule, ce n'est pas l'idéal, tant du point de vue macroéconomique que du point de vue politique ! Il vaudrait mieux que les exportations constituent aussi un fort moteur de la croissance. La question posée à tous les opérateurs, au-delà des clichés, des polémiques, des recherches de bouc émissaire, c'est : à qui profitera cette consommation ? Quelle sera la part des importations et la part de la production nationale ?

Vous le disiez tout à l'heure, monsieur le président, je suis souvent venu devant les commissions parlementaires ; j'ai contribué, avec ma faible expérience, aux rapports Borotra, Chavanes, Arthuis... Nous discutions déjà de ces sujets à l'époque ; ils nous explosent aujourd'hui à la figure avec l'accélération de la conjoncture, avec la fin de la PAC, mais ce sujet est fondamental depuis longtemps. On se gargarise de mots, on dit qu'on va relocaliser, réindustrialiser, reconquérir : mais on ne se pose jamais la question de savoir si c'est vraiment pertinent du point de vue du consommateur ! Aucun d'entre nous ici n'est habillé français ! On dit qu'il faut relocaliser, mais personne ne l'a fait.

Il faut donc avoir beaucoup d'abnégation, même dans la réussite entrepreneuriale, pour dire que, dans l'intérêt du pays, il faut soutenir la consommation – je ne dis pas qu'il faille des politiques publiques de soutien à la consommation sur le long terme. Il faut être lucide : que ce soit un bien ou un mal, c'est la consommation qui tire la croissance. Mais au service de qui sera cette croissance ? Comment la France peut-elle saisir cette opportunité pour rester dans le jeu d'une production qui aura aussi besoin de son marché national pour s'exporter ? Voilà les questions qu'il faut se poser.

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