Je vous remercie pour votre mot d'accueil, Monsieur le président et je rappelle, en guise d'introduction, qu'en tant qu'autorité administrative indépendante (AII), nous ne rapportons pas devant le Gouvernement, mais que nous sommes tout à fait disposés à nous présenter devant le Parlement autant qu'il est nécessaire. La dernière fois que j'ai été auditionné dans cette salle, le 2 février 2011, j'étais dans une position où il me fallait défendre l'action de l'ASN, qualifiée de trop rigoriste par le rapport Roussely. Ainsi, nous étions accusés de mettre des bâtons dans les roues de la filière française du nucléaire qui souhaitait exporter ses produits. Nous étions effectivement particulièrement rigoureux, mais l'avenir a montré que nous avions raison de l'être.
J'aborderai quatre points dans mon intervention : la présentation des missions de contrôle de la sûreté et de la radioprotection de l'ASN, la durée d'exploitation des centrales, les évaluations complémentaires de sûreté suite à la catastrophe de Fukushima, et, enfin, l'importance de la transparence des décisions et de l'indépendance de l'ASN.
Les missions de contrôle de la sûreté et de la radioprotection de l'ASN et de l'IRSN sont définies dans la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite loi « TSN ». Schématiquement, l'ASN représente l'Autorité et l'IRSN l'expertise. L'ASN assure, au nom de l'État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l'environnement des risques liés aux activités nucléaires. Elle contribue à l'information des citoyens. Nos valeurs sont au nombre de quatre : la compétence et la rigueur, l'indépendance et la transparence. Nous contrôlons deux types d'installations, qui concentrent respectivement la moitié de notre activité. Les grosses installations, que nous appelons dans notre langage les « grosses bêtes », sont au nombre de cent cinquante. Il s'agit des cinquante-huit réacteurs exploités par EDF, des installations d'Areva et de certaines installations du CEA. Nous contrôlons également le nucléaire dit « de proximité », dans l'industrie, la recherche ou encore la médecine. Nos métiers peuvent être classés en quatre catégories : la délivrance d'autorisations – nous délivrons la quasi-totalité des autorisations relatives à l'exploitation d'installations nucléaires, à l'exception des autorisations de création et de fermeture des installations nucléaires de base, compétence majeure conservée par le Gouvernement – ; le contrôle – nous disposons de capacités de sanction adaptées ; la réglementation, et l'information du public – nous avons par exemple été présents sur Internet tout au long de la gestion de crise de l'accident de Fukushima. L'ASN comprend onze divisions territoriales, 450 agents ; notre budget annuel s'élève à 72 millions d'euros ; nous nous appuyons sur l'expertise d'environ 400 personnes de l'IRSN et nous consacrons chaque année 84 millions d'euros à ces expertises extérieures. Enfin, nous sommes très présents à l'international, en tant que deuxième Autorité de sûreté nucléaire au monde derrière celle des États-Unis.
J'en viens au second thème de mon intervention, la durée d'exploitation des installations nucléaires. Le principe posé par le droit français est celui de la responsabilité première de l'exploitant en matière de sûreté. Il découle des principes de l'AIEA et du II de l'article 28 de la loi TSN. Plus spécifiquement, lorsque l'on parle de la durée d'exploitation des centrales nucléaires – j'ai bien dit durée d' « exploitation » et non « durée de vie », terme qui engloberait également le démantèlement et la gestion des déchets –, il ne peut y avoir de durée fixée a priori. Nous contrôlons en permanence que le niveau de sûreté est suffisant pour pouvoir maintenir leur exploitation. Pour cela, nous menons entre 600 et 700 inspections par an sur les réacteurs d'EDF. En cas de non-respect de nos prescriptions, nous avons la possibilité de suspendre leur fonctionnement à tout moment. Nous effectuons également un examen périodique décennal – il s'agit d'une spécificité européenne. À cette occasion, non seulement nous vérifions la conformité de l'installation par rapport à son référentiel de base, mais nous demandons aussi à l'exploitant d'intégrer l'ensemble des améliorations que nous jugeons possibles, compte tenu de l'évolution de la technologie nucléaire. Ce processus de surveillance nous semble en définitive particulièrement robuste.
Nous sommes amenés à nous prononcer sur le palier 900 MW, c'est-à-dire les centrales nucléaires les plus anciennes du parc français, à l'occasion de la procédure d'autorisation de la prolongation de leur durée d'exploitation de trente à quarante ans. Nous avons déjà émis un avis positif pour les réacteurs Tricastin 1 et Fessenheim 1, respectivement en novembre 2010 et juillet 2011. Pour ce dernier, nous avons néanmoins posé des conditions : nous exigeons que le radier du réacteur soit renforcé d'ici juillet 2013, sans quoi nous imposerons son arrêt. EDF nous a sollicités pour que nous nous prononcions sur la possibilité de prolonger la durée d'exploitation des réacteurs au-delà de quarante ans. Pour l'instant, nous ne sommes pas du tout en mesure d'émettre d'avis sur ce sujet, même si nous y travaillons, en collaboration avec l'IRSN.
Au sujet du report de l'arrêt des centrales s'est ajouté celui des évaluations complémentaires de sûreté menées à la suite de l'accident de Fukushima. Je n'entrerai pas dans le détail des explications de la catastrophe. Pour résumer, nous pensons actuellement que c'est le tsunami qui fut la cause des dégâts sur la centrale, et non le séisme, auquel cette dernière a plutôt bien résisté. Mais il est encore bien trop tôt pour l'affirmer. Je rappelle que les spécialistes ont mis six ans pour déterminer avec certitude si le coeur du réacteur de la centrale de Three Mile Island avait bien fondu et quel avait été le degré de fusion. Pour revenir au cas japonais, nous ne sommes pas encore en mesure de trancher la question suivante : les Japonais ont-ils sous-estimé l'importance du tsunami ou bien ce dernier était-il plus fort que tout ce que les scientifiques pouvaient prévoir ? Vous comprendrez que, selon que l'on favorise l'une ou l'autre des options, les conséquences sont diamétralement opposées.
Malgré toutes les incertitudes qui demeurent, on peut raisonnablement assurer qu'il existe un avant et un après Fukushima. L'accident confirme, ainsi que l'ASN l'avait toujours souligné, que, quelles que soient les précautions que l'on prend, un accident nucléaire ne peut être exclu. Autre façon d'exprimer la même chose : personne ne peut garantir le risque zéro, ou encore, l'improbable est possible. C'est pourquoi nous menons une dizaine d'exercices de crise par an. Nous avons également demandé en 2005 d'être chargé d'une mission sur le post-accidentel. 300 personnes y travaillent aujourd'hui.
Les évaluations complémentaires de sûreté, ou « stress tests », sont la réponse à deux demandes : celle du Conseil européen, en date du 25 mars 2011, et celle du Premier ministre, du 23 mars 2011. Sur la base d'un cahier des charges élaboré par WENRA (Western European nuclear regulators' association), association des régulateurs européens dont est membre l'ASN, nous avons rédigé un certain nombre de questions que nous avons adressées aux exploitants. Nous leur avons demandé de démontrer la résistance de leurs installations à des événements extérieurs, à la perte des alimentations électriques et des systèmes de refroidissement, et leur capacité à gérer une crise exceptionnelle. Nous avons examiné leurs réponses, avec l'appui de l'IRSN et d'un groupe de deux cents experts réunis en colloque durant trois jours. Ensuite, nous avons publié notre premier rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, le 3 janvier dernier, dont les conclusions sont au nombre de quatre. La première est qu'à l'issue des évaluations complémentaires de sûreté, l'ASN considère que les installations nucléaires françaises examinées présentent un niveau de sûreté suffisant pour qu'il ne soit nécessaire de fermer aucune d'entre elles. Mais, et c'est la seconde conclusion, la poursuite de leur exploitation requiert d'augmenter leur robustesse face à des situations extrêmes dans les meilleurs délais. Parmi les mesures nouvelles que nous imposons, deux d'entre elles ont attiré l'attention : la mise en place d'un « noyau dur », c'est-à-dire d'un ensemble de dispositions matérielles et organisationnelles destinées à maîtriser les fonctions fondamentales de sûreté – alimentation en eau, alimentation électrique. Le noyau dur se traduit, dans le cas des centrales EDF, par la construction d'un centre de gestion de crise « bunkérisé », résistant à des agressions encore plus fortes que ce que peut subir le reste des installations, et par l'installation d'un diesel de secours supplémentaire intégré au « noyau dur ». L'ASN exige également la création d'une force d'action rapide nucléaire (FARN) capable d'agir rapidement en cas d'accident nucléaire : des hommes et des matériels prédisposés doivent être capables d'intervenir rapidement au relai des équipes habituelles. S'ajoutent des mesures portant sur la sûreté des piscines d'entreposage du combustible, que je ne détaillerai pas. La troisième conclusion porte sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains. Nous avons lancé une réflexion d'ampleur sur le sujet. La dernière conclusion porte sur la préparation aux situations d'urgence, notamment au niveau européen.
Suite à la parution du premier rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, la loi TSN nous obligeait à consulter les exploitants nucléaires avant de rendre des décisions juridiquement contraignantes, ce qui explique le délai entre le premier rapport et le second, paru le 26 juin 2012. Ce dernier est en fait un relevé de trente-deux décisions, portant chacune sur un site examiné lors des évaluations complémentaires de sûreté, c'est-à-dire les dix-neuf centrales EDF, huit installations Areva et cinq réacteurs du CEA. Chacune de ces trente-deux décisions, j'insiste sur le terme, comprend une trentaine de prescriptions – soit un total d'environ mille prescriptions –, qui ont vocation à être respectées, sous peine de sanctions.
J'évoquerai brièvement les conclusions auxquelles nous sommes parvenus au niveau européen. Les « stress tests » ont été menés dans tous les pays nucléaires de l'Europe, soit quinze pays de l'Union européenne, la Suisse, l'Ukraine et, dernièrement, la Turquie. L'exercice de peer review auquel nous nous sommes livrés a abouti à plusieurs conclusions : rédaction par WENRA d'un guide sur les agressions externes et les marges de sûreté ; défense du principe des revues périodiques de sûreté, notamment vis-à-vis de nos collègues américains qui ne les pratiquent pas ; intégrité du confinement, mitigation des conséquences des accidents, etc. Nous devrons suivre ces recommandations au niveau national, tandis que l'Union européenne s'efforcera de les promouvoir dans les pays tiers.
Il convient de s'interroger : quelles seraient les modalités de gestion d'un accident du type de celui de Fukushima survenant en Europe ? Je rappelle qu'après un mois de gestion des conséquences de cet accident, l'ASN avait atteint le stade de l'épuisement. À l'instar de celui de l'IRSN, notre centre de crise fonctionnait 24 heures sur 24. Pour autant, notre tâche se bornait à comprendre ce qui se passait au Japon et à l'expliquer, et non à jouer un rôle de conseil auprès du Gouvernement. Si un accident similaire à celui de Fukushima survenait dans un pays n'ayant pas une autorité de sûreté d'une qualité équivalente à la nôtre, et ne pouvant bénéficier du concours d'une structure du type de l'IRSN, les conséquences seraient certainement préoccupantes. Il faut très certainement songer, au minimum, à une mutualisation des moyens en Europe.
Quelques mots enfin sur la transparence et l'indépendance, deux valeurs fortes de l'ASN. L'indépendance s'entend autant vis-à-vis de l'exploitant que du Gouvernement. La transparence a été définie par la loi TSN dans une formulation, introduite lors de la discussion du texte au Sénat, que l'on doit à Mme Dominique Voynet. Pour illustrer notre indépendance, je citerai l'exemple de la radiothérapie : nous pouvons être conduits à suspendre l'activité d'un centre qui ne remplirait pas les conditions de sûreté suffisantes. Il faut mesurer les conséquences d'une telle décision : les patients sont alors contraints de trouver un autre établissement. Il s'agit d'une mesure redoutable, tant sur un plan humain que sur un plan politique : les élus sont le plus souvent vent debout contre une telle perspective, ce qui est parfaitement compréhensible.
Deuxième exemple d'indépendance : à l'époque où il était à la mode pour un pays de construire des installations nucléaires, nous avons rappelé que les pays qui, en la matière, partaient de zéro, auraient besoin de dix à quinze ans avant de pouvoir prétendre démarrer une telle installation. Nous avons également affirmé que nous étions opposés à l'émergence d'un nucléaire à deux vitesses, et que la France ne cautionnerait pas l'apparition d'installations, éventuellement conçues en partenariat avec plusieurs pays, ne répondant pas aux normes de sûreté. C'est ce qui nous avait valu l'accusation de tirer une balle dans le pied de l'industrie française.
Pour ce qui concerne la transparence, nous publions nos lettres de suite d'inspection. Au-delà se pose le problème de la participation. Je citerai deux exemples de participation active de la société civile dont nous sommes satisfaits. Le premier concerne le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), lancé en 2003 dans le droit fil du rapport présenté par Mme Michèle Rivasi au nom de l'OPECST. Nous avons lancé un groupe de travail pluraliste consacré à la mise en oeuvre de ce plan national, composé d'élus, de représentants de l'administration, d'exploitants, de commissions locales d'information (CLI) et d'associations de protection de l'environnement, telles que, par exemple, l'Accro, Robin des bois, France nature environnement ou Greenpeace. Il en va à peu près de même concernant le comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (CODIRPA), au sein duquel plus de 300 personnes de toutes origines travaillent ensemble. Cela va au-delà de la simple exigence de transparence ; il s'agit en réalité d'une forme de participation. Nous souhaitons procéder de même s'agissant des facteurs sociaux ainsi que sur le sujet émergent de la préparation des moyens d'urgence en cas de survenance d'un accident en Europe. Par ailleurs, nous publions sur notre site un certain nombre de textes, avant leur adoption, afin de recueillir les échos du public.