Notre séance de ce matin est consacrée à deux comptes rendus de déplacement : celui d'une délégation de la commission en Tunisie, délégation que je présidais et qui comprenait aussi notre vice-présidente, Odile Saugues, et François Asensi ; celui de la mission d'information sur les révolutions arabes qui s'est rendue en Egypte avant de nous rejoindre en Tunisie ; cette délégation était conduite par Jacques Myard et Jean Glavany et comprenait aussi Marie Louise Fort et Jean-Philippe Mallé.
Nous avons le plaisir d'accueillir aussi M. Marc Baréty, directeur-adjoint à la direction Afrique du Nord Moyen Orient, qui réagira à nos présentations et répondra à nos questions.
S'agissant de la Tunisie, le programme de nos entretiens illustre que nous avons rencontré pratiquement tout le spectre politique tunisien, sans exclusive. Nous avons tenu à rendre hommage à Chokri Belaïd en déposant une gerbe sur sa tombe dès notre arrivée et notre premier entretien a été avec M. Hamami, porte-parole du Front populaire auquel appartenait Chokri Belaïd. Mais nous avons aussi rencontré M. Ghannouchi, le président du parti islamiste Ennahda, parce que cela nous paraissait naturel qu'une mission de la commission rencontre le responsable du principal parti de la majorité parlementaire.
S'agissant des relations bilatérales, nous avions quelques inquiétudes, avant notre départ. Quelques jours plus tôt, à la suite des déclarations de notre ministre de l'Intérieur, le gouvernement tunisien avait protesté contre ce qu'il considérait comme une ingérence et des slogans anti-français avaient été scandés dans des manifestations.
L'accueil qui nous a été réservé témoigne que cette crise est maintenant derrière nous. Seules des contraintes d'agenda expliquent en effet que nous n'ayons pas été reçus par le Président de la République et le Premier ministre et nous n'avons ressenti aucune agressivité anti-française dans les propos de nos interlocuteurs.
Cela étant dit, je retiens de cet épisode que nous devons être très vigilants. La relation à la France est forte ; nous ne pouvons prêter le flanc à l'accusation d'ingérence et de néocolonialisme.
La Tunisie a réussi la première phase de sa transition qui s'est déroulée de la chute de Ben Ali en janvier 2011 jusqu'aux élections d'octobre de la même année. En quelques mois, le gouvernement de M. Essebsi et la Haute instance présidée par Yad Ben Achour ont mis en place le consensus politique et par conséquent les lois qui ont permis d'organiser les élections d'une assemblée constituante dans un contexte économique et social très difficile.
Le mandat de la constituante élue en octobre 2011 était de rédiger une constitution en moins d'un an et d'adopter une nouvelle loi électorale afin de rendre possible de nouvelles élections. On pouvait espérer que la coalition qui s'était formée après ces élections – la « Troïka » qui réunit le parti islamiste et ses deux alliés, le parti du Congrès et Ettakatol – s'entendrait rapidement sur un texte constitutionnel. On pouvait espérer aussi que la situation intérieure se rétablirait, à la fois sur le plan économique et social et sur celui de la sécurité.
Seize mois après ces élections, on est encore très loin de ces objectifs. La constituante a adopté dès décembre 2011 une « petite constitution » qui fixe les grands principes régissant les relations entre les pouvoirs. Mais cette petite constitution a institué un régime d'assemblée et le projet de constitution lui-même est toujours à l'état de brouillon. Certains de nos interlocuteurs pensent qu'il est encore possible d'adopter une constitution d'ici le mois de juin et que des élections pourraient se tenir en octobre 2013. Les grands principes feraient l'objet d'un consensus : par exemple, il y aurait un accord en faveur d'un régime inspiré du régime portugais, à savoir un président élu au suffrage universel mais avec moins de pouvoir que le président français. Sur les questions de fond comme le statut de l'Islam, la charia, les droits de l'homme ou l'égalité des sexes, les tentatives de retour en arrière ont échoué. D'autres sont beaucoup plus pessimistes et pensent que ce travail de rédaction pourrait prendre beaucoup plus de temps. Le parti Ennahda n'a pas intérêt à des élections précoces et aucun terme n'est fixé au mandat de la constituante. La Constitution doit être adoptée à la majorité des 35éme.
Par ailleurs, pendant que se déroule le débat constitutionnel, les questions économiques et sociales n'ont pas été résolues, même si, après la récession de l'année 2011, la croissance est au rendez-vous : 3,5% en 2012, et si les statistiques enregistrent officiellement une légère diminution du chômage.
Encore plus préoccupant peut-être, l'autorité de l'Etat ne semble pas avoir été rétablie et l'insécurité est flagrante comme en témoigne une succession d'incidents violents. La reprise des mouvements sociaux dans le sud tunisien a lui aussi donné lieu à des violences.
C'est ce climat qui a conduit le Premier ministre, M. Jebali, à proposer la formation d'un gouvernement de « technocrates ». M. Jebali a démissionné hier soir, faute d'avoir obtenu l'accord d'Ennahda mais il est encore possible qu'un compromis politique soit conclu.
En conclusion de ce sombre panorama, je voudrais cependant insister sur les ressorts exceptionnels de la société civile tunisienne qui paraît tout à fait capable de résister aux extrémismes. Caractéristique, à cet égard, est le nombre de femmes à l'assemblée constituante, y compris dans les rangs d'Ennahda, et leur vigilance à préserver leurs droits.