Ce que j'ai entendu correspond très largement aux analyses faites par nos postes et par le ministère.
Le diagnostic d'une révolution qui a bien commencé en Tunisie est exact. La révolution tunisienne, première révolution arabe, a eu lieu sans grande violence. La mise en place d'une Assemblée nationale constituante s'est ensuite faite sans problème. La transition a donc été bien engagée, avec des élections et la constitution d'une troïka. Cette transition a ensuite marqué le pas, malgré les acquis incontestables qui ont été soulignés – la liberté de la parole, le pluralisme et la fin de la dictature.
Malgré ces acquis, la transition marque le pas. Le bilan de Hamadi Jebali est insuffisant. Outre les éléments qui ont été soulignés – le chômage et la croissance en panne –, il y a de très fortes disparités régionales. Les réalités sont très différentes à l'intérieur du pays, où l'on a souvent d'autres modes de réflexion et de pensée. Il y a là souvent un très grand conservatisme, même si l'UGTT peut être présente dans certaines régions, notamment dans les bassins miniers, ainsi qu'un réservoir de votes pour des partis traditionnalistes ou défendant l'identité et la tradition tunisiennes.
On constate en Tunisie comme en Egypte un grand pluralisme politique, mais aussi un grand émiettement. Les indépendants forment ainsi le deuxième groupe parlementaire, non constitué, à l'ANC. De nombreux députés qui étaient au CPR, par exemple, l'ont quitté. On peut dès lors se demander ce qui se passera lorsque M. Marzouki désignera un nouveau Premier ministre et qu'il faudra le faire endosser à l'ANC. Il y a eu aussi de fortes dissensions au sein de la troïka et d'Ennahda. Même si l'on peut se demander s'il ne s'agit pas d'un jeu de rôle, on parle maintenant d'une opposition entre M. Jebali et M. Ghannouchi. M. Jebali, que l'on a souvent présenté comme un « dur », est maintenant considéré comme un modéré. Tout évolue donc.
L'assassinat de Chokri Belaïd est en effet le premier assassinat politique, même s'il y avait eu en 2000 une tentative avortée contre Riad Ben Fadhel, issu d'une grande famille tunisienne et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique. Les proches et la famille de Chokri Belaïd ont désigné les islamistes comme les responsables de cet assassinat, mais personne ne sait ce qui s'est réellement passé. La mise en cause de la France a été forte, ainsi que vous l'avez souligné. Toutes nos paroles sont scrutées, interprétées, manipulées et recyclées. Nous devons accompagner la transition en faisant très attention.
La scène politique tunisienne est marquée par la discorde, comme l'a montré la proposition de M. Jebali, qui a été désavoué par son propre parti. Le personnel politique est dans son ensemble très fragilisé. M. Marzouki est complètement isolé à l'intérieur de son parti, dont le président fait lui-même défection. M. Ben Jaafar est également affaibli, notamment parce qu'il n'a pas su mener assez rapidement à terme la rédaction de la Constitution. Quant à M. Essebsi, personnalité ancienne sur la scène politique tunisienne – il était ministre de Bourguiba –, on peut se demander s'il peut incarner les inspirations d'une population dont la majorité a moins de 20 ans. On lui reproche en outre d'être tenté par une réintroduction des benalistes dans le jeu. Et M. Ghannouchi aussi a dû revoir ses positions. Aucun n'est réellement en position de force.
Je suis entièrement d'accord avec l'analyse qui a été faite sur les « anticorps » de la société civile et sur le rôle de « rempart » de l'UGTT, ainsi qu'avec l'idée que l'on ne doit pas se concentrer sur le vocable de laïcité, car elle pose vraiment problème. On parle de plus en plus d'« Etat civil » dans les débats.
Autre élément qui mérite d'être cité, le parti Nida Tounes, qui essaye de regrouper les anti-islamistes, a des difficultés à pénétrer dans les régions que j'évoquais tout à l'heure. Son enracinement provincial est difficile.
Quant à l'avenir de la Tunisie, il y a une préoccupation immédiate sur le prochain gouvernement. Il devra de toute façon être agréé par le parti majoritaire à l'ANC, Ennahda. Pour la suite, trois scénarios sont possibles. Le premier est un réflexe d'identité nationale et d'unité : tout le monde voit le pays s'enfoncer dans la crise et réalise qu'il faut absolument le récupérer. Le second scénario est la reprise en main autoritaire par les islamistes. On retrouve, en Tunisie comme en Egypte, l'idée qu'après avoir été dans l'opposition pendant de très nombreuses années, les islamistes ne veulent pas voir le pouvoir leur échapper. Ils ont la légitimité des urnes pour l'instant et ne veulent pas que, par diverses manoeuvres, on les prive de leur victoire. Cela pourrait les conduire à une reprise en main autoritaire. Une question demeure toutefois quant au rôle de l'armée dans cette éventualité. La dernière possibilité est un renversement d'alliances : par exemple, Nida Tounes, étant donné sa force relative, pourrait entrer dans le jeu, tandis que le CPR en sortirait. Mais ce ne sont là que des spéculations.
En ce qui concerne l'Egypte, merci d'avoir salué la qualité du travail de nos équipes au Caire et à Alexandrie et d'avoir souligné la question de la sécurité de la consule générale à Alexandrie, Dominique Waag, qui est une Consule générale très efficace et très courageuse. Vos propos nous aideront certainement à obtenir des moyens supplémentaires pour sa protection.
En Egypte, l'impasse de la transition est notamment due au fait que tous les acteurs se croient assez forts et suspectent les autres de mauvaises intentions. Après les élections législatives et présidentielles, puis le référendum, le président Morsi estime que sa légitimité tirée des urnes lui permet de faire ce qu'il veut. Il exerce une emprise croissante sur les institutions – il s'était ainsi arrogé tous les pouvoirs avant l'adoption de la Constitution – et il a refusé le dialogue avec l'opposition. La Constitution n'est pas négociable pour lui, pas plus qu'un gouvernement d'union nationale. Il a sans doute développé une sorte de crainte vis-à-vis des mouvements tendant à remettre en cause le pouvoir qu'il a gagné. L'annulation des élections par les juges a ainsi été vécue comme une tentative de renverser un ordre démocratique en cours d'installation. Il observe aussi une division au sein du camp islamiste. Les salafistes, qui forment la majorité avec les Frères musulmans à l'assemblée consultative, tendent à se démarquer d'eux, car ils ne tiennent pas à être associés au bilan de leur action au pouvoir.
Dans l'opposition, qui estime bénéficier de la légitimité révolutionnaire, il y a aussi une très grande méfiance envers M. Morsi en raison de sa pratique autoritaire, de la constitution d'institutions à sa main et de dérives perçues comme dangereuses. L'opposition a réussi à s'unir en un Front de salut national, mais son hostilité aux mouvements islamistes demeure son seul dénominateur commun. Elle n'a pas de programme partagé et souffre d'un combat des chefs. Ni Mohamed El Baradei, ni Amr Moussa, ni Hamdine Sabbahi ne veulent se retirer au profit d'une figure emblématique dont la présence à la tête du Front favoriserait pourtant une victoire aux élections législatives qui devraient avoir lieu en avril ou en mai.
La combinaison de ces facteurs a conduit aux violences qui ont marqué le deuxième anniversaire de la rue. Une partie de la population est descendue dans la rue pour contester le pouvoir des Frères musulmans, et une autre pour le conforter. Tout cela a coïncidé avec le jugement rendu dans l'affaire des Ultras, qui était probablement un règlement de comptes entre la police et ces acteurs qui ont largement contribué à la chute du président Moubarak. Tout cela a été aggravé par les difficultés économiques et sociales de l'Egypte. Les revenus du pétrole et ceux du canal de Suez augmentent peut-être, mais la situation reste mauvaise : le tourisme s'est effondré et les investissements sont de moins en moins nombreux. Un accord avec le FMI est nécessaire, car il conditionne toutes les autres aides. Si le président Morsi a fait marche arrière au moment de la campagne référendaire, c'est qu'il n'a pas voulu faire ce pas qui aurait conduit à des réformes douloureuses pour la population. Depuis, certains demandent au sein du camp islamiste que le prêt du FMI soit conforme aux normes islamiques, c'est-à-dire sans intérêt. La situation s'est aussi aggravée au plan sécuritaire avec les Black Blocks, les Ultras, la montée de la délinquance et la pénétration d'éléments djihadistes et terroristes dans le Sinaï, avec une connexion en direction de Gaza.
En matière de politique étrangère, l'Egypte avait perdu son rôle de puissance régionale au moment de la révolution au profit des pays du Golfe. Le Qatar et l'Arabie saoudite sont alors devenus les éléments moteurs au sein de la Ligue arabe dont ils ont pris les commandes. Après cette éclipse, l'Egypte est revenue sur le devant de la scène. Lors de la crise de Gaza, elle a ainsi été en mesure de négocier un accord entre les Israéliens et le Hamas. Elle essaie aujourd'hui de proposer un règlement de la crise syrienne et elle a formé une troïka avec la Turquie et l'Arabie saoudite. L'Egypte a la volonté de reprendre son rôle de puissance régionale qu'elle tend à utiliser comme un atout. Les Etats-Unis ont été très indulgents à l'égard des atteintes aux droits de l'Homme sur la scène politique intérieure, sans doute pour ménager un partenaire capable de faire pression sur le Hamas et d'obtenir un règlement de paix. Cette tentation peut être vue comme un retour du refoulé : on était déjà indulgent avec Moubarak au nom de l'accord de paix avec Israël. Le logiciel a pourtant changé : il ne s'agit plus de faire le choix de la stabilité contre la démocratie, mais plutôt celui de la démocratie en faveur de la stabilité.