Intervention de Benoît Thieulin

Réunion du 26 février 2013 à 18h00
Commission des affaires économiques

Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique :

Depuis peu de temps, on observe l'émergence d'une culture low tech au sein du nouvel univers numérique. Le changement profond que nous vivons est dû autant à des sauts technologiques qu'à des ruptures d'usage et d'organisation sociale, et l'on prend conscience du fait que l'innovation ne se résume pas à un « toujours plus » de technologie.

L'entrée de l'Afrique dans la révolution numérique est un exemple intéressant à cet égard, puisqu'il s'agit aussi d'un « saut de révolution industrielle ». Ne disposant pas toujours de réseaux filaires, les usagers se connectent autrement, recyclent de vieux téléphones et se saisissent avec rapidité et inventivité d'innovations comme le paiement par téléphone mobile ou la connexion par SMS à des sites Internet.

Si, comme je le pense, le numérique transforme profondément le monde et peut contribuer, pour peu que l'on pèse sur son évolution, au bien-être collectif et à l'intérêt général, il faut bien considérer que ses acteurs ne font pas qu'ajouter de l'innovation technologique à de l'innovation technologique et du consumérisme au consumérisme. Les mouvements que l'on voit émerger sont plus nuancés.

Il ne s'agit pas là, monsieur le président, d'une réponse à votre question sur les émissions d'ondes électromagnétiques – sujet que je connais mal et dont le CNN n'a pas été saisi –, mais je voulais indiquer que la révolution numérique ne se traduit pas nécessairement par une consommation exponentielle de technologie. Aujourd'hui, on souhaite aussi aller vers plus de sobriété : un concepteur de logiciel, par exemple, s'attachera à ce que son produit consomme moins de capacités de calcul.

J'en viens aux questions sur le fonctionnement et l'indépendance du CNN.

Vous avez raison de me reprendre sur l'expression « CNN 2.0 », madame de La Raudière. Cette boutade ne m'a pas empêché de saluer les travaux de mes prédécesseurs. Et je tiens à vous rassurer : c'est un problème technique lié à notre manque de moyens et non une volonté de censure qui a fait disparaître leurs travaux de notre site. L'accès est désormais rétabli.

Le CNN est composé de trente personnalités parmi lesquelles je n'ai pas voix prépondérante. Il ne me semble pas que cette composition reflète une quelconque proximité politique. Quant à savoir si le président est plus indépendant lorsqu'il est nommé pour trois ans, comme c'est le cas maintenant, ou lorsque, élu, il doit remettre en jeu son mandat tous les ans comme c'était le cas de mes prédécesseurs, cela peut se discuter. Nous demandons à être jugés sur pièces !

Du reste, comme Gilles Babinet et Patrick Bertrand le faisaient remarquer au moment du passage de témoin, les clivages concernant le numérique ont tendance à traverser les partis politiques en s'écartant des clivages traditionnels. Non que le numérique ne suscite pas des clivages forts et éminemment politiques, bien au contraire : ce sont probablement ces clivages qui structureront la vie politique de demain.

Quoi qu'il en soit, mon objectif n'est pas d'orienter les délibérations mais d'être un bon manager pour une équipe dont j'espère que ses avis seront utiles aux décisions du Gouvernement et de la représentation nationale. En tout état de cause, je le répète, si le curriculum vitae de chacun détermine en grande partie les positions qui s'expriment par exemple sur une réforme des retraites, il est loin d'en être de même sur les sujets très nouveaux relatifs au numérique.

S'agissant de la participation des élus à notre plan de travail annuel, nous attendons la désignation prochaine de neuf représentants, soit quatre parlementaires et cinq représentants des associations d'élus citées par Mme Massat. Lors du séminaire organisé il y a une quinzaine de jours, nous avons déjà discuté des sujets que nous aurons à traiter, mais nous serons ravis que les élus apportent leur contribution.

Je précise que le CNN a le pouvoir de s'autosaisir et qu'il a le droit refuser une saisine afin de rester maître de son ordre du jour, ce qui est une garantie de son indépendance : s'il s'estime légitime à éclairer un débat se déroulant au Parlement ou dans l'opinion publique, il a la possibilité de le faire. Ce dispositif fluide vous permettra de nous soumettre des questions sur lesquelles notre avis vous paraîtrait utile. En outre, si la ministre chargée de l'économie numérique propose les membres du CNN et nous a adressé notre première lettre de saisine, tous les autres ministres peuvent de même nous saisir. Nous ne sommes pas très demandeurs dans l'immédiat car nous venons d'ouvrir trois chantiers, mais cela se produira très certainement. Nous serons également heureux d'entendre vos suggestions.

Mme de La Raudière souligne à juste titre qu'il est difficile de trouver le bon périmètre pour traiter de l'avenir du numérique, qui se joue aussi bien dans les collectivités territoriales qu'à Bruxelles ou à Doha. Cela étant, la mission du CNN est d'éclairer le Gouvernement sur les enjeux qui concernent la seule France.

L'innovation se niche souvent dans les interstices des départements ministériels. À quel ministère, par exemple, rattacher prioritairement le débat sur les smart grids ? C'est bien pourquoi nous devons pouvoir être saisis par plusieurs ministres et ne pas nous interdire de répondre de façon plus globale à une question spécifique. Les évolutions ne répondent pas toujours à la logique du découpage administratif français, qu'il soit vertical ou horizontal. En nourrissant le débat public avec des vues un peu moins compartimentées, nous l'aiderons à se structurer.

Je ne connais pas le détail de la déclaration que Gilles Babinet a faite à Bruxelles au sujet de la CNIL. Pour ma part, je considère que la question des données personnelles est un enjeu clé. Si, comme l'indique le rapport Collin-Colin, les données sont le « pétrole » ou l'« or noir » de l'économie numérique des prochaines années, comment convient-il de révéler le travail et la transaction dissimulés induits par ce nouveau type d'économie et comment, le cas échéant, les fiscaliser ?

Quoi qu'il en soit, la confiance vis-à-vis des données et de leur usage est une nécessité. Ce n'est pas en affaiblissant des instances dont le rôle est, en principe, de rassurer qu'on la renforcera. Sans doute faut-il réfléchir aux nouvelles missions de la CNIL, à la nécessaire augmentation de ses moyens, à la bonne répartition entre le niveau européen et le niveau national, mais le maintien de cette institution, qui possède une belle histoire et une longue tradition de défense des libertés individuelles, me semble une évidence.

Pour tous les sujets que vous avez abordés, il s'agit d'abord de trouver un bon équilibre. L'Internet lui-même et son développement fulgurant résultent de l'équilibre incroyable qui s'est établi entre des forces contraires – en matière d'accès au réseau ou d'ouverture du code, par exemple. C'est pourquoi j'envisage notre rôle comme consensuel : nous essaierons de trouver les formules les plus aptes à assurer l'équilibre entre tous les acteurs, qu'il s'agisse de taxation, de protection des données personnelles ou d'autres sujets.

Le rapport remis par Gilles Babinet à l'Institut Montaigne comporte également des propositions sur les entreprises de croissance. On trouve là un écho aux débats fiscaux de cet automne, notamment à l'affaire des « pigeons ». En tant qu'entrepreneur, je crois que l'instabilité et la complexité du système fiscal posent beaucoup plus de problèmes que le poids des prélèvements. Sans doute devrons-nous mener une réflexion sur la simplification, notamment pour les entreprises particulièrement engagées dans l'innovation et la croissance. Mais nous devrons nous garder de limiter au numérique des phénomènes beaucoup plus larges. Par exemple, l'évasion fiscale pratiquée par les grands groupes aussi bien américains que français est avérée. Y a-t-il un bon angle pour traiter la question dans un secteur et pas dans les autres ?

Pour ce qui est des données, il existe plusieurs approches. On peut établir l'assiette sur les données elles-mêmes, mais il serait probablement paradoxal de taxer une ressource dont on escompte le développement. On peut alors estimer qu'il est trop compliqué de choisir cette assiette et préférer une taxe « comportementale » favorisant les bonnes pratiques, donc les entreprises offrant le plus de transparence, de stabilité et de garanties dans la gestion des données. C'est probablement cette dernière option que nous allons privilégier dans la concertation que nous devons animer.

Même s'il y a déjà eu différentes expériences en la matière, le Conseil souhaiterait aborder le sujet de la modernisation de la démocratie à l'heure du numérique. Des moyens considérables sont aujourd'hui à disposition pour intégrer les citoyens dans la vie publique. La réforme constitutionnelle de 2008 a notamment ouvert un droit de pétition que j'ai salué en son temps, même s'il n'existe pas encore de loi organique en permettant l'application. Comme l'initiative citoyenne européenne, qui reste elle aussi difficile d'accès, il s'agit d'une percée démocratique.

Il faut y ajouter d'autres pratiques non institutionnelles. L'usage que M. Lionel Tardy fait de Twitter, par exemple, s'apparente à une démocratisation du lobbying : les réseaux sociaux permettent à toutes les parties prenantes, et non plus aux seuls lobbies installés, d'interpeller les élus.

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