En 1992, la création, à l'initiative de M. Pierre Joxe, alors ministre de la défense, de la direction du renseignement militaire (DRM), organisme mal connu mais non pas secret, voulait tirer les enseignements de la guerre du Golfe en disposant d'un service spécialisé analysant l'information dans une perspective spécifiquement militaire.
Placée sous l'autorité du chef d'état-major des armées (CEMA), elle assure le renseignement pour l'ensemble des armées, que celles-ci soient ou non en opérations.
Permettez-moi cependant, avant l'audition de ce jour, de vous annoncer que nous venons d'apprendre qu'un légionnaire d'un commando parachutiste a été tué au nord du Mali, ce matin à 11 heures, par un groupe terroriste. En outre des otages français, trois adultes et quatre enfants, ont été pris au nord du Cameroun, alors qu'ils visitaient une réserve d'animaux sauvages. Nous ne savons pas encore si leur enlèvement est lié aux événements du Mali. Des groupes terroristes très violents agissent dans cette zone limitrophe du Nigeria.
Général Didier Bolelli. Avant d'en venir à la DRM, que je dirige depuis 2010, je me permets de rappeler brièvement mon parcours personnel : j'ai auparavant dirigé, pendant deux ans, la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), après avoir été, pendant quatre ans, directeur des opérations à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). D'une façon générale, l'essentiel de ma carrière s'est déroulé dans l'univers du renseignement. Je suis membre du Conseil national du renseignement (CNR) depuis sa création en 2008.
La DRM est un service discret mais non secret. J'en décrirai les missions, l'organisation et l'environnement avant d'évoquer les grands enjeux du futur, notamment dans le cadre du nouveau livre blanc de la défense.
Frédéric II, le « roi soldat », disait, après la bataille de Rossbach, qu'on peut vous pardonner d'avoir été battu mais jamais d'avoir été surpris. Tel est le fondement de la DRM. Dans le cadre de la veille stratégique, nous renseignons les autorités politiques et le CEMA sur les risques et les menaces, en fonction desquels sont ensuite proposées des options militaires pour la conduite des opérations.
Nous analysons et diffusons donc toutes les informations que nous recueillons, en permanence et partout dans le monde, sur les forces armées étrangères, étatiques ou non, sur leurs capacités, leurs équipements, leur doctrine et leur environnement culturel et social.
Nous agissons en uniforme, dans le cadre officiel des opérations de nos armées. Nous n'intervenons ni en France, ni de façon clandestine.
La DRM constitue un service autonome, intégré aux armées et subordonné au CEMA. Le directeur du renseignement militaire est en outre le conseiller du ministre de la défense en matière de renseignement d'intérêt militaire.
Elle maîtrise le cycle complet du renseignement : l'orientation des capteurs, le recueil des informations, leur analyse, leur traitement et leur diffusion, enfin, si nécessaire, la réorientation des capteurs.
Elle couvre tous les domaines du renseignement : d'origine humaine (dit ROHUM), d'origine électronique (dit ROEM), provenant d'images (dit ROIM) et, dans une moindre mesure, d'origine informatique. Nous débutons à peine l'exploration du domaine du cyber espace, ou « cyber » tout court.
Chaque année, le CNR produit un plan national d'orientation du renseignement, validé par les autorités politiques. Les armées en déduisent leurs orientations stratégiques et leurs priorités. En découle une directive annuelle du renseignement que la DRM adresse à tous ses correspondants et qui lui permet de répartir au mieux ses moyens.
La DRM est également « tête de chaîne » du renseignement militaire, c'est-à-dire responsable de la doctrine du renseignement pour toutes les armées et de l'utilisation des moyens correspondants. Elle peut orienter les attachés de défense, qui pratiquent toujours le renseignement ouvert. Dans bien des pays, ceux-ci sont rattachés aux services de renseignement mais, en France, ils dépendent du cabinet du ministre de la défense et du CEMA.
La DRM dispose à la fois de ses propres capteurs stratégiques et de ceux placés au sein des armées.
Nos capteurs techniques résident :
- dans la constellation formée par les familles de satellites d'observation Helios, purement militaires, et Pléiades, à la fois militaires et civils,
- dans les moyens embarqués, notamment ISR (pour intelligence surveillance and reconnaissance) par les avions Atlantic et Rafale équipés du système de reconnaissance de nouvelle génération (dit pod reco NG),
- dans nos capteurs spatiaux d'interception des signaux électromagnétiques, dont Elisa, bientôt périmé et que nous espérons pourvoir remplacer par le capteur Ceres,
- dans notre capteur maritime le navire Dupuy de Lôme,
- enfin dans notre capteur aérien, le Transall Gabriel, très engagé ces derniers temps (un deuxième avion du même type est en cours de révision).
Nos capteurs humains appartiennent soit directement à la DRM soit au Centre des opérations spéciales (COS) à travers le 13e régiment de dragons parachutistes.
Nos installations se répartissent entre Paris et Creil (Oise).
À Paris siègent notamment notre échelon de direction et le « J 2 », placé au sein du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), ce dernier garantit la permanence du lien entre les chaînes « renseignement » et « opérations ».
Nous comptons trois sous directions : celle des opérations, chargée du recueil des informations, celle de l'exploitation, chargé de leur analyse et de leur diffusion, et celle des personnels, finances et capacités, en charge du soutien, des études amont et du suivi des grands comptes.
Nous disposons aussi de douze centres spécialisés et de huit détachements autonomes des transmissions répartis dans le monde entier.
Nous possédons, à Creil, un centre d'analyse de l'image, un centre d'analyse des signaux électromagnétiques et un centre de formation au renseignement humain.
Enfin, nous avons, à Strasbourg, une école du renseignement, qui s'appelait autrefois l'école interarmées du renseignement et des études linguistiques (EIREL), qui est devenu le centre de formation interarmées au renseignement (CFIAR) et qui reçoit de nombreux stagiaires, français et étrangers.
L'effectif total de la DRM s'élève à 1 620 personnes, alors que le service équivalent au Royaume-Uni atteint les 4 000. Pour 80 % d'entre eux, nos agents sont issus des trois armées. Nous comptons 24 % de femmes. La moyenne d'âge est de 38 ans car on entre souvent dans le renseignement en deuxième partie de carrière.
Notre budget annuel s'élève à 155 millions d'euros, inscrits dans le programme 178 du ministère de la défense, dont 34 millions hors dépenses de personnels et finançant pour l'essentiel des équipements nécessaires à la conduite des opérations. Les grands programmes d'équipement pour le renseignement, dont les satellites et les drones, ne sont pas à la charge de la DRM mais de l'état-major des armées.
Nous produisons 19 000 documents par an, dont près de 4 000 dossiers d'imagerie.
Nous appartenons à la communauté nationale du renseignement et travaillons aussi avec de nombreux services étrangers.
La création du CNR a apporté une considérable plus-value en faisant se rencontrer, une fois par mois, tous les chefs de services de renseignements, ce qui facilite et favorise grandement notre collaboration. Nous avons ainsi conclu des protocoles avec tous les autres services de renseignement. Avec nos partenaires européens, nous échangeons notamment des images, l'Italie et l'Allemagne disposant aussi de satellites.
La mutualisation interservices, notamment avec la DGSE et avec la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), constitue un autre progrès important, en particulier dans le cadre de la « convention Lagrange » en vigueur depuis près de cinq ans. Nous possédons des cellules de crise communes dédiées au suivi des opérations en cours.
Mais la mutualisation ne doit pas entraîner de régression des moyens des services : si on abandonne une capacité technique au profit d'un autre service, il faut que les prestations soient de qualité au moins égales à celles rendues précédemment.
Ne pouvant suivre tous les pays du monde, nous coopérons beaucoup avec les services étrangers qui nous servent de relais et avec qui nous pouvons, en confiance, échanger nos informations. Selon un principe simple : chacune amène ce qu'il a au pot commun et ce qu'il obtient en retour est à peu près de valeur équivalente à son apport.
Par an, nous tenons ainsi plus de 100 réunions bilatérales et recevons une vingtaine de chefs de services de renseignements étrangers ; j'effectue également une vingtaine de déplacements à l'étranger pour rencontrer mes homologues.
Il en va de même avec l'OTAN et l'Union européenne (UE), au sein desquelles nous participons à des réunions régulières.
Les grands enjeux de la DRM dans le cadre du Livre blanc et dans la perspective des années à venir, portent d'abord sur les investissements capacitaires en satellites : déjà évoqué dans le livre blanc de 2008, Ceres, satellite de renseignement d'origine électromagnétique, nous permettra de survoler des pays non permissifs et donc d'adapter les contre-mesures de nos avions et nos armes aériennes aux menaces sol-air et anti missiles balistiques.
Nous attendons, en deuxième lieu, le remplacement des satellites de renseignement par images de la génération Helios par ceux de la constellation Musis, dont les performances sont meilleures et réduisent les délais de revisite.
En troisième lieu, nous avons besoin de drones à double capacité, électromagnétique et imagerie : la charge électromagnétique permet de détecter des émissions suspectes sur un champ large ; la caméra associée peut ensuite surveiller les sites à partir desquels ces émissions ont été passées sur un champ étroit et confirmer ou non l'intérêt de l'objectif.
En quatrième lieu, la maîtrise des flux d'informations doit s'adapter à l'accroissement exponentiel de ceux-ci. Tous les services de renseignements sont confrontés à ce même défi.
Enfin, nous estimons notre besoin en personnels supplémentaires à une centaine de postes pour remplir parfaitement nos missions et nous adapter à leur rapide évolution.
La DRM, aujourd'hui éclatée entre deux sites principaux, devrait profiter du regroupement des services du ministère de la défense à Balard, dit le « Balardgone », pour regrouper la plupart de ses activités.
En somme, après trente ans d'expérience, j'observe que l'outil du renseignement français a beaucoup et favorablement évolué, grâce notamment aux progrès de la coordination et de la collaboration entre les services. La France est aujourd'hui une des seules puissances à posséder une capacité d'appréciation autonome. Si, par exemple, nous ne sommes pas intervenus en Irak et que nous sommes intervenus au Mali, c'est parce que nous savions, grâce à nos propres informations, quelle était la réalité et, partant, l'intérêt stratégique pour la France.
Nous devons faire encore progresser la coopération interservices qui a déjà démontré son excellence et dévoilé son potentiel. J'ai moi-même assez vécu l'avant et l'après 11 septembre pour vous dire qu'une dynamique s'est instaurée depuis et qu'elle continue de progresser vers des succès communs et partagés.
Nos opérations militaires sont de plus en plus « intel-led », c'est-à-dire conditionnées, sinon déterminées, par le renseignement. Nous l'avons éprouvé en Afghanistan, en Libye et le mesurons encore au Mali.
On définit souvent le renseignement comme une activité consistant à chercher un chat noir dans une pièce noire sans même savoir s'il s'y trouve. Mais que le chat y soit ou non constitue une information en soi et c'est à cela que servent les services de renseignement ! C'est pourquoi nous faisons tous notre métier avec passion, bénéficions à plein de la fonction « anticipation-connaissance » créée en 2008 et croyons aussi beaucoup dans le prochain livre blanc.