Intervention de Pascal Lamy

Réunion du 27 février 2013 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce :

Monsieur Peiro, ne croyez pas que l'OMC se moque éperdument des normes éthiques, sociales et environnementales. Elle respecte par définition toutes les règles de l'ONU – leurs membres, les États souverains, sont les mêmes – mais ce n'est pas à elle de définir des standards sociaux, ni environnementaux, c'est aux négociateurs spécialisés au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT). L'OMC applique ainsi les conventions sur le commerce des espèces protégées et sur le traitement des déchets toxiques qui ont été conclues. Il n'y a donc aucune contradiction entre l'action de l'OMC et celle des autres organisations internationales, mais il y a des domaines où la régulation est très sophistiquée, et d'autres où elle l'est moins. L'OMC n'y est pour rien ; c'est aux États d'intervenir. Or, les États veulent bien faire des règles très sophistiquées pour le commerce international, mais sont un peu moins pressés pour faire des règles ambitieuses au sujet des standards sociaux ou pour établir une convention sur les émissions de CO2. Un exemple : les membres de l'OMC ont décidé que l'OMC devait être observatrice à l'OIT, mais les membres de l'OIT n'ont pas accepté la réciproque. Pourtant les membres de l'OMC et ceux de l'OIT sont les mêmes. Le problème de cohérence provient donc moins des organisations internationales que des États dont elles reçoivent mandat pour agir.

L'OMC a-t-elle pour mandat de généraliser le libre-échange ? Pas du tout. Nulle part ce n'est écrit dans la Charte de l'OMC. Son mandat est d'« ouvrir les échanges » dans des conditions qui permettent à ses membres de respecter un certain nombre de préoccupations économiques et sociales spécifiques. C'est la raison pour laquelle les régimes politiques et sociaux représentés sont aussi variés. Ne faites surtout pas la confusion entre ouverture des échanges et dérégulation ! Ouvrir un marché, c'est une chose, le déréguler, c'en est une autre. La seule condition à l'ouverture d'un marché est de le réguler de la même façon pour les opérateurs étrangers et pour les opérateurs nationaux.

Je ne voudrais pas faire trop de politique, mais je parcours la planète depuis une vingtaine d'années et je peux vous affirmer que 90 % de mes camarades socialistes dans le monde sont, comme moi, en faveur de l'ouverture des échanges. Quand la proportion est telle, il faut accepter de se poser des questions, surtout quand on est dans les 10 %.

Votre constat de l'impact de l'ouverture du marché agricole des pays africains est exact, mais il n'est pas imputable à l'OMC. Les pays africains ont, en moyenne, un plafond de droits de douane agricole de 80 %, mais ils appliquent un taux de 10 % environ, compte tenu du rapport de forces politique entre population urbaine et population rurale. Si, au motif de favoriser la production locale de poulet, les droits de douane passaient à 80 %, tout le monde descendrait dans la rue. L'OMC n'est pas en cause. L'OMC laisse des marges de manoeuvre considérables à ces pays en matière de politique tarifaire.

Quant à l'impact écologique, l'idée que le transport de marchandises n'est pas bon pour l'environnement est peut-être séduisante, mais 90 % du commerce mondial se fait par mer, le moyen de transport le moins émetteur de CO2. Dans bien des cas, il est plus intelligent de se fournir ailleurs que chez soi, là où l'on consomme moins de ressources naturelles rares ou bien là où ces ressources sont moins rares. La division internationale du travail comporte la même efficience dans l'allocation des ressources rares que dans celle des autres facteurs de production. Si l'Arabie Saoudite a décidé, il y a quelques années, de cesser de produire des céréales après avoir fait le bilan des prélèvements opérés dans leurs ressources en eau, elle a pris une décision économiquement et écologiquement rationnelle. Si les marchés intégraient correctement dans les prix les externalités environnementales, notamment les émissions de carbone, la structure du commerce internationale changerait, mais il n'y aurait pas moins de commerce international pour autant. Il y en aurait sans doute plus, à cause des transferts de production induits. L'échange international et la rationalité économique ne sont pas forcément contradictoires. Si l'Indonésie produit des turbines pour une grande partie de l'Asie, c'est une bonne chose. L'analyse de l'impact écologique du haricot néerlandais consommé sur place a montré qu'il valait mieux importer des haricots kenyans, même par avion. La pulsion de proximité n'est pas fondée sur le plan économique.

Ce qui importe, c'est la sécurité alimentaire, non la souveraineté alimentaire. Si la souveraineté alimentaire des uns est l'insécurité alimentaire des autres, alors, le bilan global n'est pas bon.

Sur la politique agricole européenne, le directeur général de l'OMC n'a pas à prendre position. En tout état cause, l'OMC admet certaines subventions agricoles. Les Américains et les Européens soutiennent leur agriculture dans des proportions comparables, mais différemment, l'OMC se contentant de sanctionner les procédures qui conduisent à distordre les échanges.

Ce qui compte en matière de taux de change, ce sont les évolutions de moyen terme du taux de change effectif réel, pas celles du taux de change nominal à court terme car les différentiels d'inflation peuvent compenser ou accentuer les effets des variations de taux de change sur la compétitivité. Or, sur une vingtaine d'années, le taux de change effectif réel de l'euro est stable. D'ailleurs, la balance commerciale de la zone euro est équilibrée, ce qui tend à valider la théorie économique. Avec un même taux de change, certains dégagent de gros excédents, et d'autres moins. De même, le taux de change effectif réel de la monnaie chinoise sur vingt ans révèle une appréciation substantielle. Pourtant, on continue de montrer du doigt le yuan en ignorant ceux dont la monnaie s'est véritablement dépréciée, à savoir le Japon et la Corée.

Pour ce qui est des subventions, je crois avoir été clair. Pour celles qui perturbent les échanges – ce n'est pas le cas de la subvention à la consommation d'électricité pour les ménages indiens ou russes –, la réglementation multilatérale est insuffisante. Les mailles du filet devraient être plus serrées, mais c'est aux États membres de négocier leur dimension.

Sur les codes d'investissement, je suis sûr que vous avez raison, mais ils ne sont pas dans le périmètre de l'OMC. Il n'y a jamais eu à l'OMC de consensus pour faire ce qu'il faudrait, c'est-à-dire négocier un filet multilatéral de discipline en matière d'investissement. Certains États l'ont proposé, mais d'autres s'y sont opposés.

Non, de mon point de vue, l'espace européen n'est pas mal protégé. L'Europe ne se protège ni plus ni moins que d'autres économies comparables. L'essentiel, je le rappelle, n'est plus dans les droits de douane, qui sont faibles, mais dans les réglementations techniques. Or, celles de l'Europe sont connues pour leur sophistication, même si elles sont conformes à l'accord spécifique sur les obstacles techniques au commerce. Elles peuvent d'ailleurs être contestées devant l'organe de règlement des différends. L'Europe sait se protéger et l'idée selon laquelle les autres le feraient mieux qu'elle ne correspond pas à la réalité.

Le cycle multilatéral de Doha ne s'est pas conclu. L'année dernière, on a changé de stratégie, et, au lieu de considérer que l'on n'était d'accord sur rien si l'on n'était pas d'accord sur tout, on en est venu à une approche plus sélective. Certains pans du mandat sont en cours de négociation, par exemple la réduction de l'épaisseur administrative des frontières, dont tous les économistes considèrent qu'elle représente environ la moitié de l'enjeu économique de la négociation. Tout n'est pas perdu. Dans le même temps, des discussions bilatérales se mettent en place. En tant que directeur général de l'OMC, je considère le multilatéral plus juste que le bilatéral. Et, dans mes fonctions de commissaire européen au commerce de 1999 à 2004, je n'ai jamais initié de négociation bilatérale même si j'ai dû achever ce que mes prédécesseurs avaient commencé. Cela étant, les instances dirigeantes de l'Union ont décidé de changer de politique – c'est leur droit, même si l'idée n'enthousiasme guère les pays en développement, soit les deux tiers de nos membres. L'article XXIV du GATT autorise les négociations bilatérales et en fixe les conditions. Mais les négociations commerciales sont des procédures au long court. Il en est d'elles comme des écoles : il y a plus de premières pierres posées que de murs qui sortent de terre. Revenons-en donc aux chiffres : aujourd'hui, 85 % du commerce mondial se fait sous standard OMC, 15 % dans le cadre d'accords bilatéraux.

Pour la taxe carbone, il faut voir. Si elle frappe la consommation, cela ne posera aucun problème à l'OMC car le cas de figure sera le même que pour la TVA : exonération des exportations et taxation des importations au titre de la consommation. Taxer les émissions de carbone à la production serait plus compliqué car il faudrait mesurer l'empreinte carbone des chaînes de production de ce qui est importé. Après examen de notre part, il se trouve que le bilan carbone du commerce extérieur européen n'est pas bon du tout parce que les Européens sont très spécialisés – d'où les 300 milliards d'excédents industriels – dans la chimie, l'automobile, la mécanique lourde, les machines-outils, des secteurs qui émettent énormément de carbone, tandis qu'ils importent des produits qui incorporent moins de carbone. Méfiez-vous des idées reçues : les importations de l'Europe sont moins carbonées que sa production et ses exportations. Et, avec une telle approche, la rigueur écologique risquerait de vous conduire à la conclusion qu'il faut subventionner vos importations. En matière de taxe carbone, il n'y a pas de solution toute faite.

Le juste échange est un concept intéressant, à condition que l'échange soit considéré comme tel par les deux parties. Dans ces conditions, je suis à fond pour ; c'est d'ailleurs l'objectif de l'OMC. Mais les notions d'équité et de justice sont souvent relatives et l'OMC est précisément une enceinte où elles se négocient. Le couple réciprocité-flexibilité illustre d'ailleurs parfaitement la problématique de l'échange équitable. D'où l'importance de savoir si la Chine est un pays riche avec beaucoup de pauvres ou un pays pauvre avec beaucoup de riches, pour en déduire ce qui est équitable ou non. Le concept est intelligent, mais il n'est pas encore opérationnel, et finalement pas si éloigné de ce que l'OMC s'efforce de promouvoir.

Le secrétariat de l'OMC passe le plus clair de son temps à s'assurer que les règles négociées sont bien mises en oeuvre et à faire en sorte qu'elles bénéficient, avec les soutiens appropriés auxquels l'OMC consacre 25 % de son budget, aux pays en développement – et c'est ce qu'ils souhaitent.

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