En matière de droits humains, les États membres de la communauté internationale ont établi des règles internationales qu'ils sont censés appliquer. Le travail des enfants, par exemple, est interdit ou limité par l'Organisation internationale du travail. Ces règles existent, certes, mais elles ont été fixées sur la base du plus petit dénominateur commun pour pouvoir mettre d'accord le Bengladesh et le Canada. Quant à savoir si elles sont appliquées, la capacité relative de l'OMC et de l'OIT de s'en assurer n'est pas tout à fait la même. Leur non-application peut-elle donner lieu à un règlement des différends ou à la mise en oeuvre de mesures ? En théorie, à l'OIT, oui. Cette organisation a son propre mécanisme en application duquel la Birmanie a longtemps été ostracisée pour non-observation de règles de l'OIT. Ne croyez donc pas qu'il n'y a pas de règles. Comme vous, je pense que, du point de vue des droits de l'homme, certaines pratiques mériteraient d'être surveillées. Encore faudrait-il que les États souverains l'acceptent.
Tous, sur cette planète, nous sommes pour un échange équitable. Simplement, nous n'avons pas tous la même idée de ce cette notion recouvre. À cela, une seule solution : la négociation, ce qui n'est pas forcément simple.
Le logiciel idéologique de l'OMC, qui effectivement donne la préférence à l'ouverture des échanges, se fonde sur des principes de réciprocité et d'un traitement spécial et différencié, la combinaison des deux constituant le secret de fabrication. Pour l'instant, on a perdu la clé de ce secret. Pendant des années, l'articulation a été relativement simple et stable, mais les formidables transformations de l'économie mondiale l'ont fait éclater en morceaux, la rendant beaucoup plus compliquée.
Je conçois très bien que les Européens et les Français veuillent de la réciprocité. Mais en voulez-vous vraiment partout et pour tout ? Je n'ai pas le sentiment que vous souhaitiez à toute force de la réciprocité avec l'Australie ou la Nouvelle-Zélande en matière agricole, sauf à ce que ces pays gèrent ce secteur comme vous le faites, à coup de subventions et de protections tarifaires, ce qui n'est pas leur choix. Comme il existe d'autres exemples, je vous engage à faire attention, car il y a deux versants à la réciprocité : celui que vous demandez aux autres et celui que les autres vous demandent.
En tout cas, pour ce qui comptera demain, à savoir les barrières non tarifaires, la réciprocité existera forcément parce qu'il faudra aller vers l'harmonisation. Dans vingt ou trente ans, le problème sera plus simple. L'insertion dans l'échange international sera liée à la seule question de la capacité de respecter les standards ainsi qu'à la qualification de la population.
La centralité de l'Organisation n'est pas mise en cause. Du point de vue tarifaire, le multilatéral ne souffre pas de contradiction avec le bilatéral. Si je vous donne une préférence tarifaire et que vous m'en donnez une, et qu'ensuite vous la donnez à votre voisin et moi au mien, la préférence que nous nous sommes donnée va diminuer. À force, il n'y aura plus de préférence pour personne. Il en va différemment si, pour faciliter nos échanges, nous nous mettons d'accord sur une norme OGM. Pour peu que vous fassiez quelque chose d'un peu différent avec votre voisin, et moi avec le mien, il en résultera, au bout du compte, un sac de noeuds. Les enjeux sont tels, à mon avis, que le retour à la centralité du système multilatéral se justifiera, ne serait-ce que parce qu'il est plus juste pour les plus faibles.
S'agissant de l'immigration, je n'ai rien dit que de bien connu : pour préserver ce qui fait l'identité de la civilisation européenne, à savoir l'économie sociale de marché à vocation environnementale que l'on retrouve dans les textes fondateurs européens, il faut soit de la démographie, soit de la croissance. La démographie, vous ne l'avez pas, même si, de ce point de vue, la France détient un avantage comparatif parmi les Européens. Les Américains ont un système de sécurité sociale infiniment moins sophistiqué mais une partie de leur croissance vient de leur immigration. Or, l'immigration, collectivement, vous n'en voulez pas ; cette option est donc fermée. Il reste donc la croissance, que l'on obtient par des réformes de structure et en allant la chercher là où elle est. Pour un pays comme la France, ce sont les deux faces d'une même médaille, ce qui n'est pas forcément le cas de l'Allemagne, de la Suède, de la Pologne, de la Tchéquie ou de la Hongrie.
Je suis totalement favorable à la coordination entre organisations internationales. Au cours de mon mandat, j'ai établi des ponts avec l'OIT, l'OMS, l'OMPI, les Nations unies et le Programme des Nations unies pour l'environnement. Il y a trois semaines, nous avons publié à Genève un énorme rapport sur l'accès aux médicaments dans le monde, qui a été établi conjointement par l'OMC, l'OMS et l'OMPI. Tout ce que j'ai pu faire dans ce domaine, je l'ai fait, sachant que les ordonnateurs de la cohérence internationale sont les États membres. Chaque dirigeant d'organisation internationale peut, à l'intérieur de sa petite marge d'autorité exécutive, essayer de faire mieux. Certains le font, d'autres sont moins motivés. Je suis membre du chief executive board des Nations unies, qui se réunit en séminaire deux fois par an avec le secrétaire général. D'autres lieux de cohérence de ce type existent, mais cela ne remplace pas l'action des États. Or, ils sont un certain nombre à avoir pour principe que le droit à l'incohérence est un élément de leur souveraineté et qu'il leur revient d'apprécier ce qui est cohérent et ce qui ne l'est pas en fonction de leurs propres intérêts. C'est là un problème de structure, dans lequel les opinions publiques et les Parlements ont un rôle à jouer. Quand je vais en Suède, au Danemark ou en Finlande, la première question que les parlementaires me posent est : « Que dit notre gouvernement à l'OMC ? » Ensuite, ils vérifient que les mêmes propos sont tenus à l'OIT et dans les autres organisations. Ils ont bien compris que cette cohérence est un problème politique fondamental, un sujet majeur pour l'avenir.
Dans une économie de marché globalisée, les excédents et les déficits trouvent normalement une solution par le jeu des marchés, comme le montre l'évolution du surplus chinois ou du déficit américain depuis dix ans : le surplus chinois diminue considérablement en proportion de l'économie chinoise et le déficit américain s'amoindrit en proportion de l'économie américaine, les évolutions de taux de change étant assez cohérentes avec ces tendances. Les États-Unis ont un déficit commercial et la Chine a un surplus simplement parce que les Américains consomment plus qu'ils n'épargnent et que les Chinois épargnent plus qu'ils ne consomment, ce n'est pas une affaire de politique commerciale. Tout économiste vous dira que ce genre de déséquilibre se traduit dans la balance commerciale. C'est d'ailleurs aussi un problème de réglage macroéconomique de l'économie française. Au-delà de leurs différences, les États-Unis et la France ont en commun une demande intérieure qui va un peu plus vite que le PIB.
Je suis entièrement d'accord sur les effets de la corruption. Pour l'instant, en dehors d'une convention des Nations unies et à l'OCDE, il n'existe pas de règles. À l'OMC, les seules règles anti-corruption claires figurent dans l'accord sur les marchés publics, en raison de la sensibilité de la matière. Cet accord prévoit des contraintes procédurales, notamment en matière de transparence, qui sont typiques de la prophylaxie anti-corruption. Jusqu'à présent, aucune proposition n'a émané des États membres pour négocier à l'OMC une convention internationale, même si nombreux sont ceux qui pensent que cela aurait du sens.
Je reviendrai sur les objectifs principaux de l'OMC lorsque le moment de mon départ arrivera, ma parole devenant plus libre à mesure que l'échéance se rapproche. Disons que, sur la période, qui a été marquée par une crise économique colossale, l'objectif de l'OMC de contribuer à l'ouverture des échanges pour le développement a été raisonnablement atteint. Même avec le choc de 2008, l'économie mondiale version 2013 est beaucoup plus ouverte qu'en 2005. L'OMC a contribué à ne pas régresser grâce aux règles et aux mécanismes de surveillance particuliers que j'avais pris la responsabilité d'activer à l'époque. Considérant le mandat global, et partant du principe que l'on peut toujours faire mieux, on peut regretter que le cycle de Doha, qui porte des promesses pour les pays en développement, ne soit pas achevé. Mais le directeur général de l'OMC ne peut pas forcer les États membres à faire ce qu'ils ne veulent pas. Peut-être pourrais-je faire preuve de davantage de diplomatie ici ou là, peut-être y a-t-il des choses que je n'ai pas comprises. En tout cas, dans l'ensemble, les points de blocage concernent des questions fondamentales.
Ainsi, M. Obama pense que la Chine n'est plus vraiment un pays en développement alors que M. Xi Jinping considère qu'elle l'est encore. Ce n'est pas moi qui vais leur expliquer qu'ils se trompent. Je ne peux que leur dire que, partant de positions fondamentalement différentes, les conséquences à en tirer sur l'organisation du commerce mondial le sont tout autant. Trouver un compromis ne sera, à mon avis, possible que s'ils acceptent l'un et l'autre de se projeter dans le temps. Au fond, M. Xi Jinping a pour ambition que la Chine devienne un pays développé. Avec lui, les pays émergents doivent bien admettre que, à terme, ils devront observer les mêmes règles du jeu, car c'est la logique du développement. Si au moins ils en acceptaient le principe, resterait à négocier le terme. Et le temps est la ressource la moins rare.
S'agissant d'internet, nous avons un programme de travail sur le commerce électronique qui n'a pas encore abouti à la modification des règles actuelles de l'OMC. La raison essentielle en est que le mode de transport des biens, des services ou des informations est neutre sur l'échange. Que des informations, des biens et des services soient transportés par des animaux, des voitures ou de l'électricité ne change pas l'objet et la nature de l'échange. Toutefois, dans le domaine digital, la frontière entre biens et services n'est pas forcément claire. Nous travaillons aux éléments à prendre en considération dans une opération de téléchargement : s'agit-il d'un service pour consommation personnelle, doit-il être frappé de droits de douane, doit-il passer par des systèmes de taxation ? Tout cela est encore un peu obscur et, pour l'instant, la nécessité n'est pas reconnue par tous de modifier telle ou telle règle dont l'application handicaperait l'expansion du commerce électronique et d'internet en tant que circuit d'information. D'autres sujets sont en négociation à l'Union internationale des télécommunications, liés notamment aux problèmes de cybersécurité. Ce sujet est tout à fait majeur, même s'il reste encore très largement immergé. J'espère que vos commissions, y compris celles des affaires étrangères, travaillent sur ces questions, car, en matière de cyberdanger, vous ne voyez qu'une toute petite partie d'un iceberg considérable. Mais ce n'est pas l'affaire de l'OMC.