Intervention de Philippe Estèbe

Réunion du 7 février 2013 à 10h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Philippe Estèbe, directeur de l'Institut des hautes études de développement et d'aménagement des territoires en Europe :

En tant que géographe et directeur de l'Institut des hautes études de développement et d'aménagement du territoire, je vous présenterai ma vision « socio anthropologique » des mécanismes territoriaux en matière de logement social et des principaux enjeux auxquels notre pays doit faire face.

Depuis plusieurs années en France, la tendance, même si elle est peut-être moins marquée que dans d'autres pays, consiste de plus en plus à réserver les logements locatifs sociaux aux ménages les plus pauvres, rompant ainsi avec leur vocation historique de loger les « actifs modestes ». Cela étant, l'enjeu est de taille lorsque l'on sait que ces derniers, c'est-à-dire essentiellement les ouvriers et les employés, représentent 35 % de la population active, tandis que les logements sociaux ne constituent que 15 % du parc total de logement et que 40 % des ménages sont potentiellement éligibles au logement social. Cette situation oblige nécessairement à faire des choix.

Ces quelques données nous conduisent à réfléchir tout d'abord au fonctionnement des marchés du travail dans les grandes agglomérations. À cet égard, Jean-Pierre Orfeuil, Emre Korsu et Marie-Hélène Massot expliquent, dans leur excellent ouvrage intitulé « Vers la ville cohérente », qu'il est possible de penser autrement la notion de proximité en Île-de-France, en dépassant la notion de « villes compactes » où on va regrouper les populations de manière un peu volontariste en fabriquant de la mixité fonctionnelle dans un petit espace domicile-travail, pour faire des villes cohérentes, c'est-à-dire des villes accessibles où la distance-temps entre les lieux de travail et de domicile est acceptable pour leurs habitants. Ils ont ainsi imaginé une relocalisation de tous les Franciliens pour que chacun soit à moins de trente minutes de son travail. Cette démarche très intéressante nous invite à renouveler notre regard sur le fonctionnement du marché du logement, la localisation des logements sociaux, etc.

Si l'on considère que la cohésion d'un système territorial dépend du bon fonctionnement du marché du travail, et que l'on suit l'idée d'une localisation du logement social en fonction de l'accessibilité au travail, l'obligation pour les communes de disposer d'au moins 20 % de logements locatifs sociaux, conformément à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU), peut se révéler problématique. C'est pourquoi je plaide pour que les aides soient conditionnées à des stratégies de localisation du logement social conduites à l'échelle des bassins ou sous-bassins d'emploi - les intercommunalités ne suffisant pas, notamment dans la région parisienne - et s'appuyant sur des critères tels que le taux d'emploi de la commune, l'accessibilité et la desserte des pôles d'emploi. L'objectif étant d'élargir la taille effective du marché du travail, laquelle est inévitablement liée, comme l'a fort justement démontré Rémy Prud'homme, à la richesse produite à l'échelle d'une ville. Ce sont l'efficacité économique des villes et la cohésion sociale qui sont en jeu.

Dans ces conditions, cela plaide pour une « territorialisation de la loi SRU ». Même si je ne méconnais pas la force des normes, on pourrait imaginer qu'en fonction de certains objectifs, les acteurs territoriaux se mettent d'accord sur des stratégies fines de localisation des constructions neuves de logements sociaux.

Ensuite, le logement social a vocation à être un sas et non une nasse, c'est-à-dire à constituer une aide à la mobilité des personnes, une étape dans un parcours professionnel et résidentiel.

Comme le montrent nos études, il continue, bon an mal an, à jouer ce rôle dans un certain nombre de grandes agglomérations. Ainsi, accéder à un logement social en Seine-Saint-Denis constitue souvent une deuxième étape dans le parcours résidentiel d'un travailleur immigré, correspondant à l'accès à une visibilité statutaire et sociale, et participe ainsi d'une forme d'intégration. Il est important par conséquent d'être attentif au taux de rotation dans les logements sociaux, mais aussi à leur place dans le marché du logement. Le logement social sera une étape si le passage à un autre type de logements reste possible. De ce point de vue, l'intérêt pour les très grandes agglomérations de multiplier les logements très sociaux ne me semble pas évident.

Or, cet enjeu de mobilité se heurte au fonctionnement du système actuel qui veut que le degré de priorité pour accéder à un logement social est proportionnel au temps d'inscription du demandeur sur une liste d'attente. Cela se comprend mais je pense que d'autres critères devraient être pris en considération dans une gestion locative intelligente, y compris à l'échelle interterritoriale : la décohabitation, la transition familledomicile pour les jeunes, l'accès au premier emploi, le changement de situation familiale ou professionnelle. Le logement social peut en effet devenir un frein très important à la mobilité interrégionale, qui devrait au contraire être encouragée pour des raisons économiques. C'est ce qui explique pourquoi le Nord-Pas-de-Calais, où le logement locatif très social est développé et le taux de mobilité très faible, comporte des poches de pauvreté « enkystées », contrairement à la Lorraine dont le taux de chômage est équivalent, mais le taux de mobilité plus élevé.

En outre, l'offre entre les différents organismes HLM est fortement cloisonnée dans les grandes agglomérations. C'est pourquoi il me semble nécessaire d'améliorer la gestion locative à l'échelle des bassins d'emploi, par exemple en imaginant des accords inter-organismes qui permettraient d'accorder une certaine priorité aux personnes en situation de mobilité ou de transition.

Aussi une réflexion sur les critères d'appui à la mobilité, ainsi que sur la gestion des situations de transition me semble-t-elle importante.

Enfin, la concentration des efforts sur les marchés tendus, les zones les plus denses, ne me paraît pas nécessairement devoir être privilégiée. En effet, d'une part, un marché détendu ne l'est que parce que l'offre et la demande n'y sont pas révélées : dans les milieux ruraux et les petites villes, le marché est atone parce que l'offre y est inexistante ou inadaptée. D'autre part, les personnes pauvres vivent à la campagne, dans les villes petites et moyennes ou dans les espaces périurbains lointains. Comme l'a montré Michel Mouillart, professeur d'économie, les communes non concernées par la loi SRU comptent 15 millions d'habitants et moins de 13 % du parc total de logements sociaux. Or, les questions relatives au rapport domiciletravail, au logement des actifs, à la mobilité, à la décohabitation des jeunes, se posent de façon indifférenciée dans les milieux denses et les milieux peu denses. Il ne s'agit pas de construire du logement social à la campagne pour déporter les problèmes urbains. Mais il convient d'inscrire des stratégies de construction de logement social dans les marchés ruraux, peu denses ou détendus, de façon à réintroduire une diversité de l'offre, à peser sur le marché et, ainsi, à répondre aux besoins. La solvabilité de leurs populations est en effet de 20 à 30 % moindre que celle des ménages urbains moyens. Ainsi, une réflexion sur le ciblage des aides aux logements très sociaux vers ces territoires me semblerait justifiée.

En outre, en milieu peu dense, l'alternative est soit le logement locatif inadapté dans le coeur des petites villes ou des villages, soit le prêt à taux zéro pour une petite maison, avec un effet d'émiettement dommageable. Une stratégie d'offre de logements locatifs sociaux neufs dans ces zones aurait des effets vertueux sur les modes d'occupation du territoire.

Cette stratégie de production de logements sociaux locatifs neufs, notamment dans les petites villes, viendrait à l'appui de la politique d'aménagement du territoire menée par l'État.

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