Intervention de Christian Malis

Réunion du 21 février 2013 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Christian Malis, historien, professeur associé à Saint-Cyr Coëtquidan :

Je m'exprimerai en tant que professeur d'histoire militaire à Saint-Cyr. Il se trouve que j'appartiens aussi à la société Thales, mais je tiens à préciser que ce n'est pas moi qui exprime aujourd'hui le point de vue de cette société.

Je vais m'efforcer de tirer brièvement de l'histoire de la guerre et de l'impact stratégique de certaines transformations techniques quelques éléments de jugement sur le problème qui nous préoccupe dans le cadre de cette table ronde.

La perspective de l'histoire est-elle légitime ? Le monde numérique interconnecté présente toutes les apparences de l'hypermodernité, mais il présente incontestablement aussi des équivalents historiques. Le cyberespace est une nouvelle infrastructure de transport d'informations dont les origines sont au moins partiellement militaires – si l'on fait d'ARPANET, le réseau américain de la DARPA, l'ancêtre de l'Internet – mais aussi un milieu social et une réalité géopolitique. En ce sens il peut être rapproché, à vingt siècles de distance, du réseau des voies stratégiques romaines, dont la construction s'est étalée sur quatre siècles et qui représentait un système véritablement dual : ces routes, qui devaient faciliter le passage des légions et des lourds convois d'artillerie avaient également une vocation économique pour la circulation des négociateurs et des biens, ce qui en a fait un outil de propagation de la civilisation romaine.

Sans remonter aussi loin, j'évoquerai maintenant la mise en place au XXe siècle et la succession d'infrastructures de transport et de communication qui ont modifié en profondeur la stratégie et la morphologie de la guerre : le réseau ferré et le réseau télégraphique pendant la Première Guerre mondiale, puis l'usage du réseau routier pour le déplacement des armées motorisées et blindées pendant la Deuxième Guerre mondiale et enfin le réseau stratégique de transport aérien américain mis en place lui aussi durant la Deuxième Guerre mondiale. Je m'efforcerai de présenter leur succession comme obéissant à une logique dialectique.

J'évoquerai d'abord la Première Guerre mondiale et les nouvelles infrastructures de la guerre industrielle.

L'historien israélien Martin Van Creveld a baptisé « âge des systèmes » la période de 1830 à 1845 du point de vue de la technologie militaire. Désormais, l'organisation s'applique à la technologie, et non plus seulement à des êtres humains. Les machines se trouvent intégrées dans des systèmes technologiques complexes qui assurent leur coordination.

L'infrastructure ferroviaire permet le déploiement stratégique, dans des délais raisonnables, d'armées nationales fortes de plusieurs centaines de milliers et même de plusieurs millions d'hommes.

Le réseau télégraphique joue un rôle important pour permettre le commandement et le contrôle de ces masses armées dispersées sur des centaines de kilomètres de front : au xviie siècle l'extension des armées pouvait atteindre quelques kilomètres et, à l'époque de Napoléon, quelques dizaines de kilomètres seulement.

La stratégie défensive consiste à manoeuvrer par le rail sur ses lignes intérieures pour colmater une brèche ou concentrer des troupes avant un assaut.

L'usage du réseau ferré et de plus en plus du réseau routier jouent donc un rôle très important dans la défensive finalement victorieuse de l'armée française, puis dans le retour final à une stratégie offensive victorieuse en 1918.

En deuxième lieu, j'évoquerai le Blitzkrieg et le contre-blitzkrieg : l'adversaire allemand réagit en exploitant à son profit le réseau routier pour restaurer la guerre de mouvement offensive, grâce à de nouvelles tactiques de pénétration à l'aide de divisions blindées, mais aussi en exploitant la jeune arme aérienne au profit d'une action dans la profondeur : l'aviation de bombardement allemande sert, en Pologne puis en France, non seulement à appuyer les troupes à l'assaut, mais d'abord à détruire au sol l'armée de l'air adverse et à détruire les gares de triage, les ponts, et les concentrations de troupes. Par ailleurs l'armée allemande protège ses colonnes motorisées et blindées – la percée de Sedan a été précédée de 150 kilomètres d'embouteillages – des raids aériens français par un usage beaucoup plus intensif de l'armement anti-aérien.

Selon l'image employée plus tard par le stratège britannique J.F.C. Fuller, l'armée française a été battue en 1940 parce qu'elle a opposé une défense statique et linéaire du type de celle de 1914-1918 à des modes nouveaux d'attaque par pénétration, un peu comme un homme qui voudrait barrer la route à un boxeur en étendant les bras. Il aurait fallu concevoir une défense échelonnée dans la profondeur et manoeuvrante, ainsi décrite par un chroniqueur militaire de l'époque, Stanislas Szymonzyk : « comme toute manoeuvre de la guerre moderne, la retraite employée comme méthode stratégique suppose une préparation minutieuse : destructions de toutes espèces par des unités spéciales, procédés anti-tanks (mines, fossés, barrages...), organisation du pays ; le réseau routier, splendide, de la France, aurait dû être utilisé pour les manoeuvres de la défense élastique et non pour l'évacuation des populations ». Les Soviétiques, par doctrine et parce qu'ils disposaient d'une plus grande profondeur territoriale, ont su déployer une telle défense dans la profondeur.

J'évoquerai enfin le transport aérien militaire américain pendant la Deuxième Guerre mondiale. La conduite américaine de la guerre s'appuie – c'est peu connu – sur l'exploitation industrielle d'une nouvelle profondeur stratégique : le milieu aérien en vue du déplacement des troupes, du matériel et de l'aviation de bombardement à l'échelle intercontinentale.

L'Air Transport Command dispose très vite d'un réseau qui s'étend aux cinq continents. Les quadrimoteurs venus des États-Unis se ravitaillent à Marrakech, devenu une plaque tournante, avant de rejoindre le Moyen-Orient, d'autres escadres y font escale avant d'aller bombarder l'ennemi en Tripolitaine, en Italie ou en Roumanie, où se trouvent les installations pétrolières de Ploesti. Des « facilités » nouvelles – ateliers d'entretien technique, parcs automobiles et cantonnements – et toute l'infrastructure du contrôle aérien moderne sont mises en place. Cette maîtrise technique et industrielle n'apparaît pas seulement dans la maîtrise générale des flux et dans la recherche générale du rendement qui contraste avec la médiocre productivité qui avait caractérisé la France, son industrie et une partie de ses activités militaires dans les années 1930, mais aussi dans un degré élevé de spécialisation des métiers de l'Air – notamment contrôleurs aériens, mécaniciens, radios, météorologistes et manipulateurs de cargo. Derrière la pointe aérienne combattante il y a donc toute une ressource spécialisée pour servir cette vaste infrastructure.

Ce sont ces progrès dans l'industrialisation du transport qui ont permis le fantastique développement de l'aviation civile après la Deuxième Guerre mondiale.

Je conclurai par quatre éléments de jugement.

Tout d'abord, la sanctuarisation totale du dispositif numérique étant impossible, il faut prévoir une défense opérationnelle dans la profondeur, par opposition à une défense périmétrique et statique. Sa version contemporaine comporte deux volets. Le premier est celui de la sécurité native dans la conception des systèmes d'armes et informatiques embarqués, des systèmes d'information et de communication, des systèmes industriels, des drones et des autres types de robots militaires. Le deuxième volet est celui de la protection, jusqu'au niveau de la donnée, dans les systèmes d'information publics ou privés. Dans cet esprit, je ne crois guère à des forces armées capables de fonctionner durablement en mode dégradé, c'est-à-dire susceptibles de s'affranchir du recours aux systèmes numériques dans un contexte de blitz cybernétique, sinon en cas de défaillances locales et temporaires. De fait, on n'a jamais désappris un nouveau mode de fonctionnement technologique et ce mode dégradé est difficile à concevoir comme mode structurel de fonctionnement des forces armées.

Ensuite, depuis la Deuxième Guerre mondiale, la profondeur industrielle et technique, qui représente en soi une forme de profondeur stratégique, est un préalable critique pour tirer pleinement parti de l'interconnexion des systèmes numériques et en dominer les risques. Dans le domaine de la cyberdéfense, la sûreté et la sécurité dans la durée dépendront de la capacité à mettre en place une force humaine et industrielle de grande envergure.

En troisième lieu, la stratégie est affectée d'une logique paradoxale : on a affaire à un adversaire intelligent. En 1940, la Wehrmacht recherche la surprise déstabilisante – « the line of least expectation », ou le contrepied. Or, la « cyber » est par excellence le domaine de l'imagination, de la prolifération technique et de la créativité, et cela d'autant plus que le ticket d'entrée est peu élevé.

Je conclurai donc en citant Churchill : « Aussi légitime soit-il pour le haut commandement de se préoccuper de sa propre doctrine, il est parfois utile de s'intéresser à celle de l'ennemi ». On devrait s'interroger sur le motif, l'intention stratégique d'un adversaire recherchant ou provoquant une agression cybernétique de grande envergure. Ce motif ne serait-il pas avant tout psychologique, ayant un rapport avec le lien d'obéissance et de confiance qui relie les populations à l'autorité politique. L'affaire Al Chamoun devrait être méditée, mais des précédents existent, durant la Deuxième Guerre mondiale comme au Moyen Âge – mais c'est là un autre sujet que je réserve à l'éventuelle discussion que nous aurons tout à l'heure.

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