Intervention de Jean-Baptiste Carpentier

Réunion du 13 mars 2013 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins, TRACFIN :

Nous avons évidemment des liens avec l'ensemble des autorités de police et de gendarmerie ou les douanes, ainsi que des relations privilégiées avec l'autorité judiciaire. Mais tout ce qui leur échoit ne nous concerne pas et, en principe, en tant que service de renseignement, nous travaillons en amont par rapport aux GIR et plus généralement par rapport aux autorités policières ou judiciaires. Cela étant, vous avez souligné la porosité croissante entre financement national et financement étranger, et, à l'intérieur des frontières, entre délinquance et terrorisme. Au-delà du cas corse qui est atypique – il s'agit bien plus de délinquance que de terrorisme –, le terrorisme islamiste entretient des liens de plus en plus étroits avec la délinquance de droit commun. Ainsi, le travail au noir peut être organisé par des réseaux extrêmement structurés occupant des milliers de personnes et brassant des millions d'euros. Des sociétés éphémères s'organisent en réseau et fonctionnent quelques mois, en franchise fiscale et sociale. Elles recrutent sur les parkings de certains supermarchés des centaines d'esclaves – il faut appeler les choses par leur nom – qui sont payés avec de l'argent liquide provenant parfois du trafic de drogue. Nous identifions des filières communautaires montées par des ressortissants de pays sensibles, je pense aux Pakistanais particulièrement bien organisés, et nous décelons des circuits de dérivation qui aboutissent à des associations fondamentalistes. Ce cas de figure est de plus en plus fréquent.

Plus généralement, le financement de certains lieux de culte musulman, et de certaines structures associatives cultuelles, suscite bien des questions. Il y a un peu plus d'un an, nous avons relevé qu'une association de financement d'un lieu de culte avait recueilli plus d'un million d'euros en liquide en vingt-quatre heures. Vous comprendrez ma perplexité compte tenu de la porosité entre la délinquance de droit commun et le financement de certaines mouvances radicales. Il ne faut pas négliger que c'est aussi une façon de s'acheter une bonne conscience : quand on se livre au trafic d'êtres humains, par exemple, qui n'est recommandé par aucune des grandes religions, on achète sa conscience en subventionnant telle ou telle structure prétendument religieuse, indirectement affiliée à des terroristes. De même, il est clair que la délinquance criminelle qui sévit dans une de nos îles méditerranéennes se trouve une justification « morale » en détournant quelques centaines de milliers d'euros pour la « Cause » alors que le reste est investi dans des filles et dans du jeu.

Nous recevons deux types d'information. D'une part, l'information classique qu'une traduction maladroite a baptisée « déclaration de soupçon » alors qu'il s'agit plutôt de l'expression d'un doute. En bref, lorsqu'un intermédiaire nourrit un doute sur la légitimité d'une opération qu'il effectue pour le compte d'un client, il doit produire une déclaration. Le terme « soupçon » est trop fort car il est plutôt du ressort du procureur de la République. Cette erreur sémantique a conduit à une conception initiale étriquée de la déclaration. Maintenant, et compte tenu du recul dont nous disposons, la pratique de cette procédure se rapproche des standards internationaux. Nous recevons de l'ordre de 30 000 déclarations de soupçon par an. Elles retracent des opérations atypiques au regard du profil du client. C'est en quelque sorte un système de radar, qui répond à la fois à des critères objectifs – les caractéristiques intrinsèques d'une opération qui s'écarte d'un schéma habituel au regard du profil de clientèle de la personne concernée – et parfois plus évanescents en fonction de la connaissance que peut avoir le déclarant de son client .

D'autre part, dans le cadre de la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, la représentation nationale envisage une forme de communication systématique d'informations, par typologie d'information, sans que les opérations concernées soient nécessairement atypiques, douteuses ou soupçonnables. J'en profite pour dire que nous sommes astreints au secret le plus strict, y compris au sein de l'État. Les administrations fiscale et sociale n'ont pas accès à nos fichiers, et les ministres non plus. Je suis le garant de la confidentialité des informations détenues par le service. Et aucune n'en sort sans ma signature ou celle de mon adjoint. Nous respectons la protection des données personnelles. Le texte en cours de discussion ouvre la possibilité pour le Gouvernement d'obliger par décret le secteur financier à transmettre à TRACFIN des informations systématiques. Dans le cadre de la loi de transposition de la directive relative à la monnaie électronique, le législateur a par ailleurs prévu de nous donner un accès systématique aux opérations de transferts d'argent réalisés par des entreprises telles que Western Union, car il s'agit d'un instrument privilégié de financement du terrorisme.

Le Gouvernement fixera par décret le seuil à partir duquel les informations nous seront transmises systématiquement. Nous pourrons ainsi potentiellement recevoir, comme nous l'avions demandé, plusieurs centaines de milliers d'informations annuelles. Le Gouvernement déterminera également les catégories d'information faisant l'objet d'une notification, en fonction du pays d'origine ou de la nature des opérations. A titre d'exemple, qui n'est pas nécessairement à suivre, les Américains ont ainsi mis en place un dispositif de transmission à l'équivalent de TRACFIN de l'intégralité des virements bancaires en provenance et à destination des États-Unis, soit entre 500 millions et un milliard d'informations par an. Une telle masse d'informations ne peut être traitée que par balayage électronique mais elle constitue une source d'informations indispensables.

S'agissant de l'action internationale et européenne, TRACFIN résulte d'une initiative internationale, le Groupe d'action financière né en 1990 sous l'impulsion des États-Unis et de la France. Chaque membre a ainsi créé chez lui une structure comparable à la nôtre. La coopération internationale rencontre souvent des limites du fait de la tolérance plus ou moins grande des différents États à l'égard des mouvements financiers, voire de la fraude fiscale. Il existe également des différences culturelles : le recours à l'argent liquide, que les Français utilisent moins que les Espagnols par exemple, est apprécié différemment selon les pays. Néanmoins, le réseau international fonctionne, bien que l'Union européenne soit très en retard par rapport à la réalité financière. Dans ce domaine, comme dans d'autres, on a mis la charrue avant les boeufs dans la mesure où le marché financier européen est quasi parfait – les capitaux y circulent librement – mais aucun organe d'information à sa mesure n'a été prévu.

Sur ce sujet, certaines naïvetés me laissent pantois, y compris en France. Rappelez-vous l'expérience cuisante pour les finances publiques de la TVA carbone instaurée pour des motifs environnementaux. Pendant que le dispositif se négociait à Bruxelles, la criminalité organisée réfléchissait déjà au moyen d'en profiter. Six mois après, plus d'un milliard d'euros échappaient au fisc en quelques jours. Mettre en place une TVA carbone sans se poser la moindre question sur les risques revenait à laisser une Ferrari au pied d'une tour d'Aubervilliers avec les clefs dessus… Mais l'accès au marché devait à tout prix être libre, à tel point qu'au Danemark il suffisait, pour faire du commerce de carbone, d'avoir une adresse électronique valide. Dans ces conditions, frauder était à la portée d'un enfant de dix ans : il suffisait de vendre TTC et d'acheter hors taxe, puis de disparaître sans reverser la TVA. Si l'on veut privilégier la liberté de circulation des capitaux, il faut parer en même temps aux risques de détournement.

Je ne comprends toujours pas pourquoi nous fabriquons des billets de 500 euros. Une étude britannique a conclu que plus de 80 % de la circulation de ces coupures est liée à la fraude et à la criminalité, dont la fraude fiscale. Bien que n'étant pas membre de la zone euro, le Royaume-Uni ne les accepte plus dans les opérations de change manuel. Pourtant, malgré les demandes récemment faite par le ministre du budget, aucune réflexion n'est engagée à ma connaissance sur le sujet au sein de l'Union européenne. Certes l'Allemagne est attachée à ce billet, mais ce pays n'est pas plus insensible que nous à la fraude fiscale, notamment celle qui sévit dans certains pays du Sud.

La monnaie électronique qu'entend favoriser une directive européenne est potentiellement dangereuse car elle est « intraçable ». Rien n'empêche de détenir des centaines de milliers d'euros sur une carte en plastique, sans aucun contrôle possible. Il serait vain de lutter contre les évolutions technologiques, mais mettre en place un tel instrument sans envisager simultanément des garde-fous et des contrôles, au moins pour lutter contre la fraude fiscale, pose problème.

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